1.3. Conversion et compensation : Damien

Force est de constater qu’il existe dans notre corpus, des enquêtés qui illustrent, au moment de l’entretien, la force et l’efficacité d’un mode de socialisation par le quartier gay : ils donnent l’impression d’être ici comme chez eux et de s’être d’une certaine manière « converti » par socialisation aux normes du milieu (Darmon, 2006). Bien souvent, ces cas d’incorporations poussées correspondent à certains profils sociologiques singuliers (jeunes et en début de carrières, anciennes générations, mais aussi moindre dotation en capital culturel). La scène sociale du quartier gay apparaît comme un refuge mais aussi une ressource investie qui vient compenser l’absence ou la faiblesse d’autres ressources sociales. L’exemple le plus frappant à ce sujet est celui de Damien.

Plusieurs fois cité dans les chapitres précédents, Damien a 26 ans au moment de l’entretien. Il est né et a vécu à Nantes dans une famille de petits commerçants. Ses parents sont charcutiers-traiteurs et ont repris l’affaire des grands-parents paternels de Damien : ils habitent au-dessus de la charcuterie dans un quartier populaire de Nantes. Issu d’un milieu familial d’artisans et d’ouvriers, les revenus économiques familiaux ont toujours permis de subvenir à tous les besoins mais Damien explique que dans sa famille « on n’a jamais fait beaucoup d’études » à l’exception de lui et de sa sœur. Après deux ans d’études en Faculté de Biologie, Damien a fait un BTS Marketing, qui l’a amené par la suite à faire des stages. Au moment de l’entretien, Damien termine justement un stage et recherche un emploi, son compagnon est employé dans un hôtel. Il vit à Paris depuis deux ans : il a quitté la maison familiale à 21 ans, puis a vécu dans une cité universitaire de Nantes pendant trois ans, avant de s’installer à Paris. Il y emménage avec son petit copain, près de Beaubourg, dans le 4ème arrondissement, dans un petit deux pièces dont ils sont locataires. L’appartement offre d’emblée des signes matériels d’une certaine culture gay commerciale et peu légitime au regard d’autres registres des cultures homosexuelles : affiches et images de corps nus masculins aux murs, calendrier des Dieux du Stade, discographie marquée par l’influence des lieux gays, abonnement au magazine Têtu, présent sur la table basse au côté du Gay Vinci Code (version gay du best-seller populaire Da Vinci Code). Damien a commencé par fréquenter ses premiers lieux gays à Nantes mais cette pratique s’est intensifiée depuis son arrivée à Paris et participe selon lui à sa « vie dissolue ». Cette vie est marquée par un fort ancrage pratique et affectif au Marais gay : Damien le traverse quotidiennement, y fréquente de nombreux établissements et y connaît beaucoup de gens. Il est notamment habitué d’un bar « très gay », le Carré, identifié par d’autres comme un « bar à tafioles ». Ce lieu constitue un passage quasi-quotidien dans son emploi du temps et une plaque tournante de ses sociabilités, comme l’ont montré plusieurs passages d’entretien déjà cités (chapitre 8).

Damien est l’un des enquêtés qui connaît le mieux les lieux gays du quartier. Il connaît les lieux, leur nom, leur situation géographique précise et, surtout, maîtrise les circuits et les ambiances gays locales. Il mobilise le langage des lieux gays, ainsi que les catégories indigènes du milieu pour décrire le quartier, classer les différentes populations présentes et pour se classer lui-même aussi. Damien connaît aussi le personnel de plusieurs bars ou restaurants gays du Marais et dispose d’un réseau de connaissances locales très gay qui entremêle habitués et employés des bars. A l’inverse d’autres enquêtés nettement plus critiques, il met en avant l’aspect convivial, chaleureux et quasiment familial des lieux gays : il explique y retrouver une « seconde maison » et une ambiance proche de celle de son quartier d’origine à Nantes où il était attaché au voisinage et aux relations de sociabilité nombreuses que permettait le commerce tenu par ses parents.

Ce qui distingue clairement pourtant le Marais d’autres lieux investis auparavant est bien évidemment son statut de quartier gay. De ce point de vue, on retrouve typiquement la fonction de refuge du Marais à travers la métaphore du « cocon » protecteur, un cocon qui permet des choses impossibles ailleurs ou au moins, plus difficiles :

‘« Clairement, moi je me sens à l’aise dans le quartier parce que voilà, je me sens en sécurité, j’vais pouvoir tenir la main de mon copain sans m’poser de questions, et ça c’est super agréable, je veux dire par rapport à la province, tu vois on se disait l’autre jour avec Anthony, on vit vraiment dans un cocon, on se sent vraiment dans un cocon, protégés et tout, pas forcément déconnecté, mais tu le sens par rapport à d’autres quartiers, même à Paris […] C’est comme ça à Nantes mais, à Paris aussi, y a certains quartiers où tu vas…voilà, on va se la jouer sérieux, viril, on va pas faire les gestes de folles, on va pas tenir la main de son mec non plus » (Damien, 26 ans, en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Marais)

Ces « possibles »  rappellent à la fois le caractère spécifique du quartier dans la ville mais aussi des possibles biographiques pour plusieurs types d’enquêtés : de jeunes gays issus de milieux populaires comme Damien, mais aussi, au même âge, des générations plus anciennes et plus largement l’ensemble des profils de « réfugiés ». De plus, le cocon constitue aussi une ressource sociale très investie pour Damien, comme pour d’autres enquêtes du même type. Le Marais est ainsi une ressource relationnelle foisonnante. Au-delà d’une sociabilité amicale avec d’autres habitués, le personnel des établissements lui offre des consommations, des entrées gratuites et de l’aide dans différentes démarches (travaux pour son appartement, recherche d’emploi). C’est un barman du Carré qui permet à Damien, quelques mois après l’entretien, d’obtenir un emploi de vendeur au BHV Homme comme on l’a déjà expliqué. De fait, le quartier polarise aussi les déplacements dans la ville et les connaissances parisiennes, centrés explicitement sur le Marais :

‘« C’est vrai que c’est un peu le hasard qui fait les choses, mais à part ma copine d’enfance qui est dans le 17ème, tous mes amis habitent dans le quartier ouais, c’est une catastrophe, du coup ben moi je sors pas du quartier, je ne sors pas du 4ème arrondissement de la journée, ni du 3ème, vraiment c’est les deux arrondissements qui sont mon centre de vie, c’est les gens qui viennent après » (Damien)

Par ailleurs, Damien fait partie des rares enquêtés développant un regard relativement « enchanté » sur le Marais gay. Il est le seul enquêté à ne pas trouver « du tout » le quartier « bourgeois ». Plus encore, on ne retrouve jamais, chez lui, de réelle posture critique sur les inconvénients d’un tel quartier : sentiment d’oppression et d’assignation, excès commerciaux du business gay, superficialité des ambiances et des gens, standardisation des comportements. Dans l’entretien, la seule occurrence du terme « norme » concerne bien, par défaut, la norme hétérosexuelle puisque « quand t’es gay, t’es forcément pas dans la norme ». A l’échelle du corpus, cette posture est rare : les autres enquêtés sont souvent beaucoup plus critiques envers les « normes » du quartier gay lui-même. En ce sens, on rappellera aussi que Damien se définit lui-même comme un « minet » pouvant faire parfois des « gestes de folle », sans que ces termes ne prennent chez lui, et c’est presque unique dans le corpus, un sens péjoratif.

Plus globalement, on serait tenté de dire que Damien a fait siennes un certain nombre de caractéristiques du mode de socialisation gay décrit dans le chapitre 9, dans une version en partie rattachée au modèle « féminin » de la section précédente et au modèle « commercial et standardisée » du chapitre 8. Ce mode de socialisation est en effet centré sur les sorties, la convivialité et les rencontres faites « facilement ». L’emploi du temps des sorties suit les circuits gays et les rencontres faites dans la rue ou en passant devant un bar peuvent « piéger » pour la soirée entière. L’extrait suivant montre de nombreuses dimensions de l’ancrage relationnel, social et spatial autour du Carré :

‘« D : J’y allais jamais seul au début, maintenant au Carré je peux y aller seul parce que je sais qu’il y a tel serveur qui est là à tel moment, donc je sais très bien où je vais. Bon là, voilà j’ai un ami qui a appelé, il a une pause donc j’vais aller prendre l’apéro avec lui à 18h, mon copain tout à l’heure quand il va rentrer il va vouloir décompresser donc il va m’appeler il va m’dire voilà on s’retrouve au Carré, c’est comme ça sur une envie, pour moi c’est pas la grosse sortie du week-end, voilà on va pas organiser une sortie, se dire ouais on va dans un bar, c’est plus au quotidien, c’est ma seconde maison (rires)
E :  Et tu disais que tu y allais souvent, ça veut dire plusieurs fois dans la semaine, le Carré ?
D : Ah mais (rires), fin c’est même pas ça, c’est…j’y vais quasiment tous les jours, j’y vais parce que j’connais les serveux, j’passe devant, j’vois des gens que je connais donc je passe dire bonjour, je m’arrête, bon en général c’est un peu le piège parce que…(rires)… je dis que je reste pas et puis, là y en a un qui met sa tournée donc je reste, puis on enchaîne et puis après c’est dix heures, t’as même pas vu le truc venir, t’es mort et tu sais pas pourquoi » (Damien)

On retrouve chez Damien, en temps réel, la phase d’engagement socio-spatial : forte attirance pour le « milieu », les lieux gays et les personnes qui s’y trouvent, mais aussi incorporation de normes et de ressources culturelles spécifiquement gays qui infiltrent ses goûts musicaux, vestimentaires, ses pratiques et des représentations valorisant la jeunesse et stigmatisent les « vieux libidineux ». Si la boulimie sexuelle n’est pas de mise chez Damien, l’ensemble des autres traits de cette séquence de la carrière gay sont observables chez lui. Mais tout n’est pas uniquement question d’âge et de carrière car l’intensité de l’engagement et l’ampleur des incorporations sont également liées à son parcours, ses origines et ses ressources culturelles.

L’hypothèse est en effet ici que l’investissement dans le quartier et dans le milieu gay est d’autant plus bénéfique que d’autres ressources sont peu abondantes ou font défaut. L’intégration au milieu, et les traits socialisants qui la nourrissent, n’est pas observable chez des enquêtés du même âge et ne prend pas non plus les mêmes formes. Le cas de Boris montre un tout autre rapport au quartier gay, à ses normes et ses injonctions à être gay de telle ou telle manière, on le verra dans la partie suivante. Or, Boris dispose de ressources culturelles beaucoup plus légitimes et bien plus élevées : des origines familiales favorisées et des parents diplômés, un capital scolaire élevé, et surtout un parcours qui l’amène rapidement à fréquenter des dominants culturels (comédiens, artistes, designers). Ses goûts culturels et ses pratiques montrent une très forte légitimité marquée par l’avant-garde, le cinéma d’auteur et les galeries d’art du 3ème arrondissement. A l’inverse, pour reprendre le vocabulaire bourdieusien, Damien fait figure de dominé culturellement, comme on l’a déjà vu auparavant (goûts musicaux populaires, critique des films « prise de tête », « je suis allé une fois au théâtre dans ma vie au collège je crois »). De même, les ressources relationnelles alternatives au milieu et au quartier sont faibles : Damien n’a quasiment que des amis gays, hormis son amie d’enfance qui vit en dehors du quartier et passe visiblement très peu de temps dans d’autres quartiers de Paris. Le travail ne constitue pas non plus un univers susceptible de faire changer de « monde social » au moment de l’entretien puisque Damien est sans emploi et qu’il finit par en obtenir un dans une boutique où travaillent de nombreux gays par l’intermédiaire d’un barman gay du quartier. On pourrait rajouter que Damien a des relations limitées avec sa famille : elles ne sont « pas mauvaises », mais « pas tellement plus importantes que ça ». Dans ce contexte, l’investissement dans le quartier gay apporte des ressources nouvelles et localisées qui viennent compenser la faiblesse de celles qui sont disponibles par ailleurs. C’est cet investissement compensatoire qui favorise largement, selon nous, l’incorporation d’un mode de socialisation gay et les conversions qu’il suppose, comme par exemple le fait de se mettre à la musculation dans une salle de gym disposant d’un sauna dans le quartier, quelques mois après s’y être installé en tant qu’habitant. L’expérience résidentielle s’inscrit d’ailleurs ici en continuité étroite avec cette socialisation par le quartier gay. Damien décrit d’ailleurs ici ces deux voisins de palier :

‘« Je connais mes deux voisins de palier, un très bien, celui qui est à droite là, qui est super sympa, on s’entend super bien et l’autre voisine à gauche, je la connais, on a de très mauvais rapports, c’est tout dans l’immeuble je connais personne d’autres […] Le voisin d’à côté en fait on s’est rencontré sur Citegay avant, c’était super marrant, on discutait comme ça, puis je lui ai dit où j’habitais et en fait on s’est rendu compte qu’il allait emménager juste l’appart à côté, on s’est dit c’est pas vrai ! Du coup, je sais plus on était allé boire un verre après, au Carré justement et après on l’avait aidé un peu à monter ses meubles, donc c’était vraiment le hasard, c’était super marrant ! On s’entend super bien, on s’appelle de temps en temps, il a les clés de chez nous au cas où fin on s’entend vraiment super bien. C’est pas comme l’autre, à côté (rires), l’autre voisine, ben le premier contact c’était quand on faisait des travaux, à 18h, elle a gueulé à travers le mur « putain c’est pas bientôt fini ce bordel », voilà donc elle…ben…elle c’est…Franchement tu veux que je te dise ce que j’en pense ? C’est une fille de 35 ans mal baisée crade, habillée dégueulasse, l’appart dégueulasse aussi, c’est immonde chez elle, elle a l’air dépressive cette fille, c’est une mal baisée ! » (Damien)

Le cas de Damien permet ainsi de retrouver bon nombre des résultats énoncés précédemment mais y ajoute un positionnement hiérarchique dans l’espace social. L’engagement dans le milieu gay et ce qu’il mobilise (rapport au quartier, socialisation, manière de vivre son homosexualité) y apparaissent d’autant plus intense que d’autres ressources socioculturelles sont plus faibles. Ici, les socialisations antérieures (familiales et plutôt populaires) et simultanées (travail, logement, amis, loisirs) facilitent le « travail » d’une socialisation par les lieux et le milieu gay. Ce résultat peut d’ailleurs être élargi au corpus avec plusieurs effets récurrents observés. La faible dotation en ressources culturelles (origines populaires mais surtout faible capital scolaire de l’individu) favorise des engagements, au moins provisoirement, intenses dans le quartier et dans son programme de socialisation. Les ressources fournies par le quartier gay sont d’autant plus rentables et investies que d’autres positions sur d’autres scènes sociales sont peu favorisées. Ces résultats concernent également souvent les plus anciens des enquêtés. S’ils ont connu des trajectoires d’ascension sociale (chapitre 7), la stigmatisation sociale de l’homosexualité en famille, mais aussi, à l’époque, au travail, a pu inciter à des conversions par le quartier gay : l’entrée dans un « nouveau monde » permettait alors de transformer l’homosexualité de contrainte en ressource et venait compenser des conflits familiaux ou des frustrations professionnelles pour certains. Ces cas restent cependant minoritaires dans le corpus parce que le contexte résidentiel sous-représente aujourd’hui les gays faiblement dotés en ressources sociales et culturelles.