2.2. La distinction et le cumul : Stéphane, Boris et les autres…

Une configuration plus souvent observée chez les enquêtés se caractérise par une distance plus marquée vis-à-vis des normes du « milieu » et des incorporations nettement plus limitées et/ou sélectives. On l’observe pour de nombreux enquêtés mieux dotés en ressources culturelles et dont les parcours sont très différents. Bien souvent, on peut parler de goûts, de pratiques et de postures marqués par des logiques de distinction socioculturelle prenant deux formes différentes.

En premier lieu, on observe un mode de distinction par rejet. Ce rejet est multiple et se manifeste à différents niveaux. Pour plusieurs enquêtés, il passe par une faible fréquentation des lieux gays, une critique et une faible incorporation des normes du milieu gay, une difficulté voire une impossibilité à se reconnaître dans ces lieux, dans les modèles corporels, culturels et sociaux qu’ils valorisent, et le sentiment de ne pas appartenir à une communauté gay, accompagnant souvent la revendication d’autres identités que son identité homosexuelle. Ces indicateurs relevés en entretien rappellent avec force la séquence de la « prise de distance » observée dans les carrières gays : on retrouve ainsi des enquêtés situés dans cette phase-là mais pas seulement, mais tout n’est pas qu’affaire de carrière, ici non plus. Sur quoi y a-t-il rejet et en quoi y a-t-il distinction ici ?

D’abord, le rejet concerne bien, selon nous, des manières de penser, d’agir et de sentir, qui au-delà des ambiances et des lieux gays, décrivent un mode de socialisation dans son ensemble. Cela passe par une critique et un rejet des normes corporelles et de ce qu’elles engagent comme « travail de soi » :

‘« Moi je suis pas trop là d’dans, j’fais plus trop attention à ça mais c’est l’défilé de mode enfin de ce qu’ils croient être la mode, c’est des dindes et moi je suis dindophobe […] Les dindes ? Ben c’est les p’tits minets follasses, des crevettes souvent en plus, qui hurlent, fringués comme des tafioles, j’sais pas moi, jean ras du cul, cheveux courts brillants et qui tordent du cul en t’faisant la gueule bien sûr! » (Stéphane, 40 ans, monteur vidéo, pigiste et DJ, célibataire, locataire, Marais)

Le quartier est ainsi le lieu d’un « défilé de mode », mais la mode qui s’y construit et s’y donne à voir ne correspond pas à ce qui fait la mode pour ce type d’enquêtés. D’ailleurs, le rejet des normes culturelles gays est explicitement un rejet du « populaire », du « commercial » et de tout ce qui « tape » comme le dit Frédéric ou des allures et des ambiances « m’as-tu vu » maintes fois décriées dans le Village :

‘« Tu sens bien que là, tu es dans un circuit commercial, c’est le côté touristique et fric qui compte, moi je cherche plutôt des endroits calmes ou borderline, en plus c’est cher, c’est pas très beau, moi j’y vais plus de toutes façons […] Le Marais gay, c’est vraiment cette zone autour des Archives, de l’Open Café, les bars pff...ça se ressemble trop, c’est tous la même chose, tu bois ton cocktail à 7 euros, tu mates et puis tu t’casses » (Stéphane)
« Le Village c’est rendu très commercial aussi, et ça fait que c’est des populations très différentes aussi, c’était comme plus simple je crois au début, mais c’est très m’as-tu vu » (Pierre-Yves, 42 ans, responsable-qualité en recherche d’emploi, couple cohabitant, locataire, Village)

L’ensemble des modèles de comportements et de modes de vie marqué par une dimension « trop gay » et spectaculairement mis en scène dans l’espace public des quartiers gays suscitent ainsi le rejet, voir le dégoût de certains. Plusieurs restaurants gays paraissent particulièrement répulsifs de ce point de vue :

‘« Mais en bas de chez moi, on m’a dit que c’était très bien mais c’est hors de question, j’peux pas, en plus je les aime pas les mecs-là, donc non, non, et puis à côté aussi y a un truc de pédés qui a ouvert, qui encore une fois, est pfff…avec des fauteuils Habitat ou Ikea dégueulasses, des trucs de chez Dôme là, j’ai horreur de ce genre d’endroits, c’est tellement raté ! » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)
« Non, rue Sainte-Croix, non, ça me dit rien du tout, j’y passe devant à pied, mais ça fait assez touristes gays, donc j’y vais pas parce que j’me dis ça doit être de la bouffe à touristes, donc ça me dit rien […] Le concept de la salade à 15 euros, j’ai jamais compris, ça me dégoûte un peu même, t’as trois feuilles de salade, un morceau de tomate et du fromage dégueu et hop, allez, 15 euros, même les Marronniers, bon la terrasse est vraiment bien, mais la bouffe, ils se font pas chier, ils abusent clairement ! » (Maxime, 29 ans, chef de projet informatique, célibataire, colocataire, Marais)
« C’est tout ce que je déteste, c’est le contraire d’une bonne table, c’est d’une prétention qui se veut branchée, on te sert des antipasti pour des prix incroyables ! Mais c’est insupportable entre la musique, les serveurs qui sont bien mignons là, mais les pauvres ils sont perdus, tu leur demandes un tartare, ils te demandent quelle cuisson ! (rires) Pour moi, c’est du racket » (Denis, 43 ans, barman, célibataire, locataire, Village)

Plusieurs restaurants gays sont qualifiés de « dégueulasse » par plusieurs enquêtés. Or, ce n’est pas tant la nourriture en elle-même qui suscite le dégoût, mais plutôt une ambiance générale (décor, personnel, manières d’être servi, tarifs) et les modes de consommation qui en découlent. On ne peut ignorer que ces rejets comportent une forte dimension distinctive au sens que Pierre Bourdieu a donné à cette notion dans son ouvrage éponyme (Bourdieu, 1979).

Cette distinction est déjà apparente dans les extraits ci-dessus à travers le rejet de la « bouffe à touristes gays », du « circuit commercial », de tout ce qui « se ressemblent trop », des images trop clinquantes comme des serveurs qui demandent la cuisson d’un tartare de viande. Elle passe par une mise à distance du banal et du commercial pour privilégier clairement l’alternative, le culturel et l’intellect. Chez Stéphane par exemple, les goûts, les lieux, les ambiances et les personnes que l’on valorise suscitent la liste de qualificatifs suivant en cours d’entretien : « borderline », « underground », « faune de la nuit », « milieu junk », « créatif », « alternatifs », « original et décalé », « transgression », « marges », « démarches qui rem ettent en question notre monde ». Ces attributs sont souvent fort différents des catégories de classement produites par la socialisation langagière et culturelle des lieux gays. Leur mise en œuvre concrète se traduit par la recherche de lieux de sorties alternatifs au Marais gay : qu’il s’agisse de lieux plus périphériques du 3ème arrondissement ou d’autres quartiers de l’est et du nord de Paris. C’est d’autant plus significatif que ces individus habitent le Marais et parfois le Marais gay lui-même.

Plusieurs expressions ou discours d’enquêtés comportent clairement une dimension de mépris culturel et de mépris social. Derrière les lieux et les tenues de certaines populations, se construit aussi un écart hiérarchique fondamentalement social et culturel : on valorise des « démarches qui remettent en question notre monde », des lieux où l’on « peut parler de plein de choses » et des gens capables de « tenir une conversation ». A l’inverse, de nombreux lieux gays sont stigmatisés socialement et culturellement. Les barmen de l’Aigle Noir, Silvio et Denis, l’ont clairement exprimé et le Raidd de la rue des Archives n’est pas simplement un lieu « horrible » esthétiquement, pour Boris :

‘« C’est un truc de coiffeuses, pour la banlieue, et les coiffeuses de banlieue ou de province là, les trucs super beaufs là ! Non, je déteste ça ! » (Boris, 26 ans, styliste en free lance, célibataire, locataire, Marais)

Au même âge que Damien, Boris évoque ainsi des profils culturels pour les mettre à distance et s’en distinguer. Le Raidd est sans doute un bar très gay misant sur des stéréotypes corporels et un décor sexualisé où des hommes nus prennent des douches suggestives dans une cabine installée au centre du bar. Mais il est surtout, pour lui, un lieu investi par des « coiffeuses de banlieue » et des « beaufs » dont il cherche à se démarquer clairement.

En termes de pratiques, le rejet se manifeste alors par plusieurs indicateurs : la faible fréquentation de nombreux lieux gays du quartier (les plus gays et les moins mixtes), le raccourcissement de la séquence d’engagement social, la pratique d’autres quartiers et d’autres lieux, non nécessairement gays, même si l’on habite le Marais ou le Village. Les pratiques culturelles et les sorties sont structurées par une double exigence : celle de l’alternative, de l’avant-garde et de ce « qui change un peu » d’une part, celle de la légitimité culturelle, de la réflexion et de ce qui est « pointu » d’autre part, les deux étant évidemment liées (Bourdieu, 1979). C’est seulement lorsque l’homosexualité rencontre ces régions de l’espace social du goût qu’elle est mobilisée et vient orienter certaines pratiques, d’où l’intérêt supplémentaire du 3ème arrondissement dans le Marais ou de certains lieux gay atypiques pour ces enquêtés. La discussion et la parole sont mises en avant ici comme rempart à la « vulgarité » que symbolisent certains lieux gays, à l’inverse du Duplex par exemple :

« Les Marronniers, mais c’est le comble de la vulgarité même ! Puis surtout les gens m’intéressent pas je crois, c’est surtout ça, si tu peux pas avoir de discussions intéressantes bon après, un bar c’est quoi ? Oui, c’est de la bière mais c’est surtout les gens, les rencontres, donc tu y vas aussi en fonction de ça, c’est pour ça que je vais au Duplex, tu me verras jamais aux Marronniers » (Boris)

De même, les gays semblent moins hégémoniques dans les sociabilités que chez d’autres et l’homosexualité structure moins centralement l’ensemble d’un mode de vie. Les relations sociales et amicales passent davantage par des connivences culturelles et une homogamie sociale que par un entre-soi homosexuel exclusif. Cette variété relative des sociabilités est favorisée généralement par la fin de l’engagement social dans une carrière gay mais elle est aussi favorisée ici par les positions sociales et les milieux professionnels de ce type d’enquêtes : ce sont souvent ceux qui travaillent dans les milieux culturels, artistiques et dans des secteurs où l’homosexualité est probablement moins stigmatisante ou mieux acceptée. Les témoignages sur l’environnement professionnel viennent le confirmer chez les artistes, les designers, les professionnels de la mode, de la culture, de l’enseignement aussi.

Une traduction légèrement différente de ces logiques de distinction sociale par rejet concerne la distinction par sélection et différenciation. Elle repose exactement sur le même type de discours et de représentations à l’égard de l’homosexualité, des lieux gays, de la culture, de la consommation et de l’ensemble du monde social, au final. En termes de pratiques en revanche, il y a visiblement moins rejet en bloc de tout un monde gay incarné par le quartier, mais plutôt différenciation forte entre plusieurs de ses composantes et sélection des espaces, des normes et des populations que l’on accepte et auxquels on s’identifie plus volontiers. Ces pratiques et ces configurations viennent nuancer l’idée précédente de rejet : leur existence et leur signification ont largement été appréhendées à partir des cas de l’Aigle Noir, dans le Village, et du Duplex, dans le Marais. Dans le cas du Duplex, les habitués que nous avons rencontrés et interrogés insistent beaucoup sur le caractère exceptionnel et atypique du lieu qui leur plait tant et que nous avons déjà mis en lumière (chapitres 4 et 5). Le public présent, le cadre, les habitudes et les traits dominants des manières d’y être gay semblent spécifiques au regard des autres lieux gays du quartier:

‘«  Le Duplex, c’est un bar très sympa puisque c’est un bar où on peut vraiment discuter avec les gens, la musique est atroce, mais on s’entend donc on peut parler, les gens sont très ouverts, c’est très mélangé, c’est assez cosmopolite, ce qui est pas du tout représentatif de Paris je trouve, et c’est très agréable, tu rencontres plein de gens qui font plein de choses intéressantes dans la vie, qui sont intelligents aussi, y a beaucoup de respect, pas beaucoup de familiarités, ce qui est pas le cas de beaucoup de bars pédés non plus » (Boris)
« Le Duplex c’est le seul endroit, j’veux dire gay, où tu peux avoir des discussions intéressantes, sinon les mecs du Marais, ils ont pas inventé la poudre j’veux dire, ils viennent là pour le cul et tu le sens, c’est pas l’même milieu, fin j’sais pas, moi c’est vrai, j’ai envie de parler de plein de trucs » (Stéphane, 40 ans, monteur vidéo, pigiste et DJ, célibataire, locataire, Marais)

Malgré ses spécificités, le Duplex reste pourtant un lieu « intello pédé », c’est-à-dire à la fois « intello » et… « pédé » : il reste un lieu essentiellement fréquenté par des gays, il est une institution ancienne du Marais gay et est recensé dans tous les guides gays les plus récents. En revanche il s’oppose à d’autres lieux déjà décrits et les enquêtés qui le fréquentent assidûment opposent bien son ambiance et, d’une certaine manière, son programme de socialisation implicite, à des ambiances plus superficielles, touristiques et commerciales. Il en va de même pour l’Aigle Noir : il appartient ainsi aux lieux gays à fort affichage identitaire, il est particulièrement marqué par des normes corporelles et vestimentaires, mais propose une ambiance alternative et c’est la raison principale pour laquelle il est investi et apprécié. Dans un quartier gay supposé porteur de marginalités socio-sexuelles, ces deux établissements apparaissent ainsi comme la marge de la marge.

Or, ces oppositions retraduisent largement des oppositions sociologiques entre des types d’enquêtés et des socialisations antérieures et simultanées très différentes. Les publics et les enquêtés concernés ne ressemblent sociologiquement pas du tout à Damien. Ils sont en revanche relativement similaires dans les cas de distinction par rejet et de distinction par sélection. Leurs profils sont marqués par des ressources culturelles nettement plus abondantes et nettement plus légitimes. Ces ressources peuvent être clairement héritées ou avoir été acquises par des socialisations secondaires. Dans le cas de Denis, Boris ou Frédéric, par exemple, on se situe dans des héritages sociaux et familiaux plutôt reproductifs. Frédéric est enfant d’un couple de notaires de la Haute-Saône, au niveau d’études et aux revenus élevés. Les récits de vacances « culturelles » à Paris pendant l’enfance, comme l’encouragement « naturel » à faire des études montrent qu’on se situe bien dans un milieu familial culturellement favorisé. La socialisation familiale se prolonge par des études supérieures à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille, puis la réussite au concours d’entrée à l’Ecole Française de Journalisme de Paris. La spécialisation culturelle de Frédéric dans le journalisme accroît encore un capital culturel légitime, puis ultra-légitime lorsqu’il devient critique de cinéma aux Inrockuptibles. Cette position professionnelle se traduit de plus par des revenus économiques réguliers, stables et élevés et accompagne surtout des dispositions culturelles extrêmement légitimes (cinéma d’auteur, musique et labels indépendants, culture artistique et littéraire légitime très importante). De même, derrière des emplois atypiques et irréguliers, Denis est issu d’une famille aisée et culturellement favorisée : un père haut-fonctionnaire au ministère des Finances à Québec, une mère femme au foyer mais issue d’une « famille cultivée ». Il a fait des études supérieures de communication et d’histoire des religions à l’Université du Québec à Montréal, puis a suivi différentes formations (coiffeur, photographe) et a enchaîné plusieurs activités professionnelles plus ou moins « alimentaires ». Cette position professionnelle assez instable et moyennement rémunératrice ne doit pas masquer des dispositions culturelles légitimes et élevées: son goût pour les arts et la création, ses activités associatives et culturelles (organisation de spectacles pour des enfants malades, militantisme dans la lutte contre le sida), son dégoût de la télévision, sa pratique intensive de la lecture et ses performances de « body painting » le montrent bien. Ces deux enquêtés sont particulièrement sévères envers les normes du milieu gay. Très réflexifs et critiques sur leurs propres pratiques de certains lieux gays dans le passé, ils font preuve de distinctions en tous genres à l’égard des lieux gays et des publics les plus dociles à leur encontre. Les dispositions acquises en milieu familial et renforcées par la suite sont transposées dans le quartier gay et mobilisées pour le penser, le décrire et le pratiquer.

Pour Stéphane ou Denis, les origines sont populaires et rurales : les parents n’ont pas fait d’études ou très peu et la description de l’enfance montre que l’on ne se situe pas d’emblée dans des milieux culturellement distinctifs. En revanche, l’ascension scolaire et culturelle est manifeste et se traduit par des études supérieures (géographie, littérature, linguistique), des pratiques de lecture intenses (Denis) et des pratiques culturelles très légitimes et pointues (Stéphane). C’est une socialisation secondaire marquée par les études, la connaissance, l’art et la politisation aussi, dans le cas de Denis, qui construit des dispositions à la distinction socioculturelle. Dans les deux cas, on observe, assez rapidement dans la carrière, une application de ces dispositions au quartier gay et aux cultures homosexuelles, puis des logiques de rejet et de mise à distance dans le cas de Stéphane. Pour Denis, les passages d’entretien déjà cités montrent une relative continuité entre dispositions culturelles, sexualité et socialisation par les lieux gays à travers l’identification au « cuir », à ses codes, ses ressorts culturels, ses enjeux sociologiques et son lieu d’implantation dans le Village : l’Aigle Noir. Par ailleurs, les quatre profils présentés peuvent trouver dans le quartier gay une ressource provisoire ou partielle mais leurs modes de vie montrent que d’autres ressources existent en dehors du milieu et qu’elles sont investies. Cela peut être des ressources culturelles alternatives aux strictes cultures homosexuelles, notamment d’autres parmi d’autres cultures avant-gardistes où d’autres populations donnent le ton, qu’il s’agisse d’autres populations gays (artistes plus « indépendants » que Madonna ou Mylène Farmer, designers et peintres encore méconnus) ou de populations non spécifiquement gays. Les références culturelles « underground » parfois mobilisées en entretien le montrent. Cela peut aussi également être des ressources familiales différentes. C’est net dans le cas de certaines familles socialement favorisées dans lesquelles on accepte plus facilement une homosexualité :

‘« Y a jamais eu de gros problèmes, quand j’ai dit que j’étais gay, y a pas vraiment eu de drames à l’américaine, mes parents ont pas pleuré non, ma mère peut être qu’elle était un peu gênée mais non, pas de problème » (Silvio, 42 ans, barman et coiffeur à domicile, célibataire, locataire, Village)

Cela peut aussi être le cas avec des frères et sœurs qui acceptent l’homosexualité d’un frère qui peut devenir un oncle que l’on sollicite ou dans des contextes familiaux plus complexes où ce type d’enquêtés bénéficie, au final, d’un soutien et de relations familiales proches :

‘« J’ai aussi appris quand j’étais à l’Université que j’avais une autre mère biologique, ma mère n’était pas ma mère biologique alors j’ai voulu la revoir mais…ça a pas été facile parce qu’elle était témoin de Jéovah, fait que j’ai eu vraiment peur là […] Ben pour les Témoins de Jéovah, ils ont une éducation sur ce qu’est être gay qui te dit que c’est œuvre démoniaque, que tu es possédé par le démon tout ça, mais ce qui m’a étonné c’est qu’elle m’a dit quelque chose que j’ai jamais entendu de ma vie je crois, jamais, ça m’a marqué parce que présentement je pense que je ne l’ai jamais entendu une autre fois, elle m’a dit comme ça « Mais qui je suis pour te juger ?, c’est à toi de faire tes choix », comme tu vois, elle m’a laissé avec moi-même là-dessus et elle n’a jamais jamais fait une réflexion là-dessus, jamais, même ma demi-sœur, elle sait là, mais elle est toujours gentille avec moi et je m’en occupe beaucoup, je fais des cadeaux, c’est ma sœur aussi » (Silvio)

L’investissement dans d’autres ressources incite nettement moins à s’engager durablement et profondément dans le milieu gay : les normes qu’ils proposent et/ou imposent se confrontent ici à d’autres ressources et d’autres univers sociaux. Que faut-il alors en retenir ?

D’une part, du point de vue des processus de socialisation, on se trouve à la fois proche et à mille lieux de Damien. Proche, parce que d’un point de vue théorique, l’influence des socialisations familiales et secondaires est manifeste dans les effets de la socialisation par les lieux gays dans les deux cas : le quartier gay est bien une instance de socialisation spécifique, mais l’on ne s’y confronte pas comme un individu vierge de toute autre expérience de socialisation. Au contraire, ces autres expériences (en particulier antérieures ici) permettent de comprendre pourquoi et comment les types et formes de socialisation produites par le quartier gay ont des effets plus ou moins efficaces, profonds et durables dans la fabrique des individus. Mais on se trouve également à mille lieux du cas de Damien et des incorporations « réussies » car elles sont ici incomplètes, partielles, très provisoires et parfois « ratées ». On constate d’ailleurs que d’autres ressources que celles du quartier gay peuvent être alors investies parce qu’elles sont disponibles et plus nombreuses. Les ressources professionnelles, les ressources culturelles alternatives au modèle gay, les ressources de sociabilité et familiales en font partie. Ces résultats constituent un prolongement éclairant de ceux obtenus par Philippe Adam au sujet des plus ou moins grandes propensions sociologiques à s’engager dans des modes de vie communautaires chez les gays (Adam, 1999).

D’autre part, pour en revenir au quartier, on comprend ici des ressorts encore plus fins de la gaytrification. Les postures de distinction, de valorisation des marges de la marge, de même que certains goûts pour le mélange et le métissage plutôt que pour l’entre soi font largement écho aux systèmes de valeurs de nombreux gentrifieurs. Il y a ici transpositions de dispositions entre les deux registres centraux de cette thèse : la scène résidentielle du quartier et la « scène gay ». On cumule alors des positions distinctives similaires dans ces deux domaines avec l’impression souvent donnée, avec insistance, en entretien, que l’on ne vit pas comme tout le monde, que ce monde soit celui des « gays », des « gays du Marais » ou celui des « bobos » et des « branchés ». Ce résultat est d’autant plus intéressant que l’on est précisément bien souvent les quatre à la fois : gay, gay du Marais, bobo et branché.