2.3. L’homo pluriel

Si les deux configurations évoquées peuvent être opposées du point de vue des effets de socialisation produits, on constate qu’elles relèvent d’un modèle explicatif commun qui tend à révéler le poids déterminant des socialisations du passé (familiale, scolaire, professionnelle) dans les incorporations actuelles d’un mode de socialisation gay. De fait, les effets et l’intensité des incorporations dépendent largement des autres expériences de socialisation et de leur caractère plus ou moins homogène à une socialisation typiquement gay. Elles mettent dès lors l’accent sur des inégalités socioculturelles qui traversent les modes de vie et les manières d’être gays. Ces résultats ne sont pas incompatibles avec le modèle des carrières gays car on a montré par exemple que les séquences étaient plus ou moins longues et le passage entre elles plus ou moins rapide ou prononcé selon les parcours sociaux. Ces deux grilles d’analyses ne sont pas contradictoires mais bien complémentaires, si l’on accepte, de réinsérer les carrières et leur déroulement dans un espace social hiérarchisé (Darmon, 2003). En revanche, à y regarder de plus près, les exemples présentés auparavant constituent des cas où ce qui est incorporé dans un contexte est transféré dans un autre et cette configuration n’est pas systématiquement observée. Les entretiens montrent en effet que, dans bien des cas et des situations concrètes, les pratiques et les représentations des individus se laissent moins réduire à des situations de transfert intégral.

D’abord, le jugement sur les lieux gays et leur ambiance n’est pas toujours aussi cohérent et tranché. Les oppositions de style que les enquêtés les plus critiques décrivent ont semblé recouper un certain nombre de classifications que nous avons établies dans la typologie des lieux gays. Or, de nombreux enquêtés classent autrement ces lieux et ne mobilisent pas forcément la même cohérence, quelles que soient d’ailleurs leur appartenance sociale et leur trajectoire. De même, il existe aussi des pratiques qui paraissent plus dissonantes (Lahire, 2004), comme dans le cas de Maxime. Maxime a 29 ans, il est originaire d’une petite ville cossue des Monts d’Or, près de Lyon, où il a vécu jusqu’à 20 ans. Son père est professeur des Universités en Physique à Lyon et sa mère, ingénieure de recherche au CNRS, est décédée il y a quelques années. Il a une sœur plus jeune que lui et après avoir suivi des études en classe préparatoire, il a intégré une grande école d’ingénieurs en banlieue parisienne. Depuis l’âge de 21 ans, il a multiplié les expériences semi-professionnelles (stages), notamment à l’étranger et a ainsi vécu aux Etats-Unis pendant près d’un an. Depuis bientôt un an, il est chef de projet informatique chez Air France, après avoir été consultant pendant trois ans dans une autre entreprise. Il gagne environ 2800 euros par mois, sans compter ses primes régulières et vit en colocation avec un ami gay du même âge, consultant dans un cabinet de conseil en finances dans un appartement situé rue Montmorency, dans le 3ème arrondissement, pour un loyer de 1850 euros par mois. Ses origines familiales, son parcours scolaire et professionnel, ses revenus et son capital culturel le classent indéniablement parmi les catégories favorisées. Il a commencé à fréquenter des lieux gays vers l’âge de 20 ans à Lyon avec des amis, il y appréciait le côté « humain », voire villageois :

‘« Les lieux lyonnais quand tu sors, tu connais vite tout le monde comme en province, dans un village et à Paris, c’est un peu plus fashion, mais un peu plus distant du coup ! » (Maxime, 29 ans, chef de projet informatique, célibataire, colocataire, Marais)

En arrivant à Paris, il fréquente aussi le Marais et ses lieux gays, de manière relativement « classique » pour son âge : il y sort avec des amis, surtout le week-end et y fait des rencontres amoureuses et/ou sexuelles. En s’installant dans le Marais, il quitte la banlieue de Sèvres et avoue sortir nettement plus souvent dans les lieux gays. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que les sorties, les descriptions et habitudes de Maxime sont relativement mixtes du point de vue des typologies utilisées par d’autres enquêtés. D’un côté, il est relativement critique sur certains lieux, à l’image des postures de distinction de Stéphane ou Boris. Il est très sceptique sur les restaurants gays qui font trop « bouffe pour touristes gays » et critiquait « le concept de la salade à 15 euros » des Marronniers. De même, certains lieux lui semblent « trop gays » pour emmener des copains hétéros ou pour y aller « habillé comme ça ». Sans surprise, on retrouve ici notamment l’Open Café :

‘« C’est plus sympa que le Cox déjà, j’suis plus dans la cible déjà, vu ma tenue (rires) mais c’est quand même très très gay, donc dès que j’ai un ami hétéro pour l’emmener là c’est trop ciblé. C’est vraiment pas discret au niveau matage mais une fois qu’on le sait c’est pas gênant, j’irai pas habillé comme ça, c’est sûr ! Mais…bon (rires) ça m’arrive d’y aller » (Maxime)

En même temps, il lui y arrive d’y aller et le « matage » explicite entre gays n’est « pas gênant ». Les avis sur d’autres lieux sont du même type : Maxime souligne parfois leurs limites mais « peut y aller ». Ces possibilités d’aller dans ce type de lieux sont surprenantes au sens où elles accompagnent certains modes de vie et certaines pratiques nettement plus distinctives dans d’autres domaines : lectures plutôt légitimes (romans de Pennac, Le Monde quotidiennement), sorties au cinéma, dont le MK2 Beaubourg, parfois au théâtre. Cependant, ses pratiques accompagnent des goûts en matière de lieux gays moins homogènes que chez les plus « distingués ». C’est notamment le cas du Banana Café :

‘« Ah le Banana, j’y suis beaucoup allé quand je bossais moins aussi, beaucoup ouais, quand j’étais étudiant, on y allait très souvent […] J’y vais encore, moins souvent, mais j’y vais, j’aime bien, c’est une ambiance sympa je me lâche quand j’y suis, ça crée une ambiance un peu moins mécanique que la techno, on y va assez souvent parce qu’on connaît les gens qui bossent. Y a moins à paraître qu’aux Bains j’trouve ! Et y a moins de complexes en fait ! Moi je me sens bien là-bas, je me sens vraiment pas pareil » (Maxime)

Cette sensation particulière de se « sentir bien » et de ne pas avoir besoin de « paraître » est relativement étonnante dans la mesure où le Banana Café est un lieu très fustigé par d’autres comme appartenant aux lieux « tafioles ». Il a été un bar « branché » dans les années 1990, un lieu gay fréquenté aussi par des personnalités peu légitimes du show business, de la télévision et, aujourd’hui, par des anciens candidats de télé-réalité, des personnalités gays peu légitimes et des comédiens de théâtre de boulevard. Nos observations au Banana Café nous ont globalement donné l’impression d’un lieu relativement proche par exemple de l’Open Café ou du Carré. Mais pour Maxime, les choses sont différentes et ce contexte particulier lui enlève ses complexes alors même que l’Open Café lui rappelle certaines injonctions corporelles. Selon nous, on a affaire ici à une situation où des critères de jugement produits en partie par des socialisations antérieures et alternatives ne sont pas intégralement ou systématiquement transposables dans tout autre contexte. Le fait d’avoir vécu ici des expériences heureuses entre jeunes étudiants dans le passé peut favoriser l’inhibition de certaines dispositions, celles qui font « détester » le Raidd ou des lieux proches. Comme le dit Maxime lui-même, les processus apparaissent ici « moins mécaniques » et permettent de se « lâcher », de se sentir, ici, « pas pareil ». Or, plusieurs enquêtés semblent ainsi avoir des jugements et des pratiques plus hybrides que mécaniques.

Le cas de Maxime permet aussi de souligner le poids du contexte sur l’activation de certaines dispositions ou, au contraire, leur inhibition. Il s’agissait ici d’un lieu particulier, mais aussi, en filigrane, des gens avec qui l’on y va ou l’on y est. Cet élément revient souvent dans plusieurs entretiens au sujet de la fréquentation des lieux gays dans leur ensemble :

‘« C’est plus souvent bars gays que avant, à cause du quartier, mais ça dépend des jours ou des gens avec qui je suis disons. Si je suis avec des gays, on va dans un bar gay, ça c’est clair, enfin presque toujours, si j’suis avec des hétéros j’vais pas aller là-bas, et ça dépend des hétéros aussi, y en a que tu peux emmener au Banana sans problème, mais ça dépend qui c’est » (Maxime)

On imagine que l’absence de complexe ressenti au Banana Café et le fait de pouvoir s’y « lâcher » est largement favorisée, voire suscitée par les pairs gays, les anciens amis étudiants notamment. De la même manière, plusieurs enquêtés fréquentent beaucoup plus volontiers les lieux très gays du Marais et du Village lorsqu’ils sont entre gays. Ainsi, plusieurs choristes de la chorale gay de Montréal affirment en entretien ne pas aimer la plupart des restaurants « trop gays » du Village. Jean-Paul affirme ainsi que la Taverne du Village est un restaurant « trop touristique ». Pourtant, l’organisation d’un repas de choristes dans ce même restaurant fait légèrement varier le point de vue et le ressenti :

‘« On a fait un souper avec le gang de la chorale cet hiver, c’était formidable, on est allé à la Taverne du Village, qui est la plus vieille place gay du Village, c’était une criss de bonne ambiance là ! Oh oui, absolument ! Puis c’était très fin aussi » (Jean-Paul, 57 ans, employé-retraité, couple non cohabitant, locataire, Village)

Les lieux changent de signification parce que l’on y est avec des pairs gays et les critères de jugement sur un lieu peuvent alors varier. Un exemple légèrement différent montre aussi comment l’environnement social inhibe certaines dispositions. La fréquentation tardive du Bear’s Den par Tony prend sens dans un parcours conjugal et un contexte personnel très particulier, on l’a vu. Mais, alors que Tony est l’un des gaytrifieurs les plus critiques envers les normes et les stéréotypes, il se plie d’une certaine manière à un modèle corporel très précis : celui de l’homme costaud et barbu. L’environnement social du Bear’s Den est justement à l’origine, selon nous, de l’inhibition de certaines dispositions à la contestation des normes. Le passage suivant donne l’impression que l’enquêté n’est sociologiquement plus le même parce qu’il est ici et avec ces gens-là, et qu’il s’agit d’ailleurs d’un des moteurs de sa présence au Bear’s Den, changer de rôle :

‘« Dans un premier temps, j’y suis allé attiré par cette idée de la drague, ce truc bear, mais c’est vrai que c’était mélangé aussi à l’idée de rencontrer des gens que j’aurai pas rencontré ailleurs, c’était à 50% l’idée de la drague et à 50% l’idée de rencontrer des gens, de me sortir de mon milieu, parce que je connais que des gens avec qui je travaille, donc les gens me connaissent tous par mon travail, par mon couple, et là, même si je cache pas du tout ce que je fais, enfin au début je le disais pas trop quand même, de toutes façons j’en parle peu, j’aime bien le fait de rencontrer des gens que j’aurai pas rencontré autrement, c’est vrai que ça me soulage ! » (Tony, 42 ans, designer, en couple cohabitant, locataire, rue de Sévigné (logement), rue Charlot (atelier-bureaux), Marais)
« Mais c’est très mélangé, c’est très mélangé, c'est-à-dire que tu peux avoir des banlieusards, des beurs banlieusards qui viennent là dans le quartier, dans le Marais le week-end et puis tu peux avoir le mec qui habite dans le quartier en même temps. Oui, c’est sûr que ça, c’est plus varié si tu veux que la population qui habite le quartier parce que quand je discutais avec les gens, c’est ça que j’aimais bien, t’as des gens qui vendent des climatisations, t’as des gens qui vendent des tableaux de bord de métro, t’as des financiers, des banquiers, des commerciaux, y a des dessinateurs de chaussure ! (rires) La population n°1, c’est des mauvais créateurs de chaussure, ça tu peux pas y échapper ! J’en ai quand même rencontré beaucoup ! J’en connais quand même trois en fait du Bear’s den. C’est compliqué c’est vrai, y a des gens qui nous ressemblent, y a des gens qui nous ressemblent un peu et puis y a des gens qui ne nous ressemblent pas du tout ! Y a beaucoup de couples aussi qui viennent ensemble, ou pas, y a des célibataires aussi, donc y a cette variété et puis dans les backrooms, tu as aussi ce côté bizarre où tu vois des habitués, que tu vois tout le temps, que tu connais et puis à côté de ça tu as aussi des mecs que tu vois pas, tu as des mecs bon, ils rentrent, ils boivent même pas, ils descendent directement dans la backroom, t’as des mecs mariés, bon bah eux tu ne les vois même pas en fait ! C’est vraiment incroyable ça, vraiment un truc énorme en fait ! Mais c’est quand même ça la population française et ce sont pas que des créateurs de chaussure du coup ! Moi je trouve honnêtement que c’est des endroits de brassage, enfin de mélange oui » (Tony)

Le « soulagement » de ne pas dire qui l’on est ailleurs et habituellement a lieu dans un contexte situé aux antipodes de l’environnement social habituel de Tony. Le bar et les autres clients lui permettent de se sentir « à l’aise ici », de suspendre, provisoirement et ponctuellement, son rôle social quotidien, ses exigences et ses attributs. Tony ne transfère pas tellement ses dispositions culturelles de designer branché et à la mode dans ce bar: certes il précise que les créateurs de chaussures sont « mauvais » mais il s’est lié ici avec des gens qu’il n’aurait « pas pu rencontrer autrement », dont son ami Michel, employé peu diplômé.

Ces résultats permettent d’éclairer d’autres pratiques d’hybridation à l’échelle intra-individuelle. En effet, plusieurs enquêtés combinent des lieux et des pratiques qui n’obéissent ni à des références homogènes, ni à des ressorts déterminés par des socialisations antérieures ou concurrentes très cohérentes. Comme Alexis, ils sont plusieurs à « picorer » des lieux, des ambiances et des univers gays diversifiés dans des proportions variées :

‘« Ben c’est moitié gay moitié pas gay, un peu moins même, je dirais c’est gay oui, 40% de mes sorties seulement en fait, pas plus non, le Duplex ouais, un peu Oh fada, les Marronniers de temps en temps aussi […] Ouais j’allais pas mal au Dépôt de temps en temps, y a le Dépôt aussi, j’aimais bien de temps en temps en arrivant ici [dans le quartier]. Pour un gay, je fréquente pas tant que ça les lieux gays non, par rapport à la moyenne nationale de la population française, oui, évidemment (rires), mais pour un pédé, pas tellement je crois, enfin avec modération on va dire » (Alexis, 29 ans, sans emploi, célibataire, locataire, Marais)

Les lieux mentionnés par Alexis se rattachent à des normes et à des goûts jugés jusqu’ici très différents. Ils ont été appréciés et investis ou dévalorisés et non fréquentés par des publics assez homogènes dans le corpus. Dans le cas d’Alexis, les jugements sont non seulement moins clivés mais les pratiques sont également plus hétérogènes. On remarquera d’ailleurs à ce sujet que les lieux de sexe peuvent souvent occuper une place « à part » dans les pratiques de nos enquêtés quel que soit leur âge et leur parcours. Ils sont notamment nombreux parmi les gaytrifieurs les plus critiques envers le milieu gay à avoir toujours maintenu cette pratique des lieux de sexe plus ou moins régulière. Le Dépôt ou les saunas ne correspondent pourtant pas aux normes socialement dominantes de la sexualité : la sexualité et les modèles implicites valorisés par une backroom ou un sauna introduisent une dissonance dans bien des rapports au quartier gay.

Les dissonances ne se limitent pas à la sexualité en tant que telle et à ses établissements institutionnels. Le cas d’Emmanuel montre aussi des dissonances, chez un enquêté au profil sociologique favorisé et aux ressources culturelles très légitimes (comédien au capital culturel très élevé, fils d’universitaires réputés). Emmanuel a globalement pris ses distances avec le milieu gay : des distances biographiques en termes de carrière accentuées par des distances socioculturelles prononcées. Mais les dispositions culturelles, héritées en famille et redoublées par la formation et le métier de comédien, traversent les manières d’être gay de façon complexe. D’un côté, Emmanuel affirme :

‘« Mon appréhension de l’homosexualité, ma manière de l’aborder a toujours été d’abord littéraire, cinématographique, artistique » (Emmanuel, 34 ans, comédien, célibataire, propriétaire, Marais)

En même temps, ce transfert dispositionnel dans l’homosexualité ne suffit pas à « la vivre réellement » :

‘« A partir du moment où ce que je vivais, le désir que j’avais n’était pas pris en compte dans la vie que j’avais, y avait quelque chose qui ne pouvait pas exister là donc forcément on va regarder à l’extérieur, voir si ça existe là bas, donc on est obligé de remettre en cause ce qu’on nous a enseigné ce qui est bien et ce qui est mal, moi j’ai été assez vite habitué à remettre les choses en cause, par mon homosexualité, je pense que la vocation de faire autre chose, de ne pas entrer en prépa, ça m’a aidé, mais j’aurai pu être dans ce type de certitudes, alors que l’homosexualité ça a fait voler tout ça en éclats, il fallait que je quitte un monde où l’homosexualité n’était que littéraire, artistique pour la vivre réellement » (Emmanuel)

Il s’engage alors de manière intense dans le quartier gay (fréquentation, sociabilité, habitudes, etc.) puis s’en éloigne, en se mettant d’abord en couple puis en achetant un appartement dans le Marais avec l’aide de ses parents. Au moment de l’entretien, pourtant, certaines dimensions de la socialisation gay subsistent et cohabitent avec ses dispositions culturelles artistiques et intellectuelles très légitimes. D’un côté, il retrouve des « fondamentaux » hérités en famille et valorisée par la profession de comédien :

‘« J’en ai eu moins besoin de tout ça, puis j’ai retrouvé d’autres fondamentaux, un des remèdes à la solitude c’est la lecture, plus que les boîtes de nuit finalement, et faire l’amour avec un homme, avec cet homme, c’est plus important que faire la tournée des bars quoi ! » (Emmanuel)

En même temps, les attaches pratiques et affectives au Cox semblent toujours actives et fortes. Elles apparaissent dissonantes parce qu’elle concerne un lieu particulièrement stéréotypé du point de vue des codes vestimentaires, relationnels et corporels, qu’il n’en fréquente pas d’autres et que les autres scènes de sa vie (comédien, président du syndicat de copropriété, coach culturel pour étrangers fortunés) sont marquées par une forme de « respectabilité » qu’il perd en entrant au Cox :

‘« Ma fréquentation des lieux gays se réduit à presque rien maintenant, seulement au Cox, je vais dans des endroits du quartier qui sont pas gays, et sinon c’est surtout concentré sur le Cox, où je peux aller boire une bière tout seul […] J’aime le Cox parce que c’est de la bière, des mecs, c’est brut, ça ne donne pas de respectabilité particulière, c’est plus mélangé à l’intérieur que ça en a l’air, c’est ce qui reste aussi de mon époque en fait […] C’est pour ça que j’aime le Cox, y a un espèce de retour animal vers la chair et le désir des mecs, complètement édulcoré ailleurs »» (Emmanuel)

Le dernier extrait permet de comprendre comment le Cox et le « bonheur d’être là » inhibent certaines réticences incarnées par les « 30% qui auraient pu me détourner de cette vie là » :

‘« Je m’y reconnaissais à 70% quand même, même si ma nature est d’être plus posé plus dans l’intime, j’avais besoin de sortir de moi même parce que j’avais besoin de me retrouver avec d’autres gays, parce que j’ai quand même souffert de pas pouvoir partager ça, à un moment, j’avais besoin de ma vie spécifiquement gay. Cette musique ne m’a jamais correspondu par exemple, la techno je déteste ça, mais c’était un mal nécessaire, les 30% qui auraient pu me détourner de cette vie là, oui ben c’était une certaine vulgarité, une apparence un peu excessive, mais ça me gênait pas parce que j’avais un bonheur à être là et à sentir que c’était là que la vie était surtout, la vie n’était pas ailleurs, la vie réelle en dehors du théâtre, du travail, elle était là, lire des bouquins, voir de films c’était différent » (Emmanuel)

Cet extrait résume presque la thèse développée ici : une « nature », en réalité déjà produite par d’autres socialisations, est bien là, présente mais plus ou moins active dans le contexte d’un lieu gay. Ce contexte peut l’inhiber pour transmettre certaines dispositions spécifiques ou, comme ici, réactiver des dispositions déjà acquises ici, mais mises en sommeil dans d’autres contextes (travail, famille, logement).

Un dernier exemple de dissonance nous a paru intéressant parce qu’il engage une autre échelle spatiale et qu’il rappelle le rôle central de la prise en compte de l’espace dans la définition de contexte d’analyse sociologique. Il concerne en réalité les pratiques de vacances de certains de nos enquêtés comme le couple formé par David et Sébastien. Dans leur cas, on se situe a priori dans des comportements de type cumul et distinction et en phase de mise à distance plus ou moins prononcée, faisant suite à des engagements sociaux plutôt moyens en termes de durée. David et Sébastien méprisent visiblement bon nombre de lieux gays commerciaux et sont très virulents à l’égard des normes socio-vestimentaires en vigueur dans la plupart des lieux gays du Marais. Ils aiment la danse contemporaine, le marché des Enfants-Rouges, la convivialité de quartier (dans le Marais comme à Oberkampf). Ils sont très critiques à l’égard des gays d’aujourd’hui qui ne « lisent aucun bouquin » et leur fréquentation des lieux gays concernent quelques bars qu’ils investissent avec leurs amis de longue date et quelques lieux de sexe du quartier. Ils disent aussi aimer « beaucoup voyager ». Or, sur ce point, les vacances sont typiquement un contexte de réactivation de dispositions gays qu’ils mettent souvent en sommeil dans le Marais. Les destinations sont clairement influencées par la géographie internationale gay et « tous les classiques y sont passés », y compris récemment :

‘« C’est vrai qu’on aime bien les vacances gays un peu, je pense qu’on est pas les seuls hein donc on en a fait pas mal, qu’est-ce qu’on a fait ? Ben c’est plutôt qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Mykonos, Key West, San Francisco bien sûr deux fois moi, une fois avec David, bon Sitges c’est pas super mais on y est allé en Septembre là, et puis le Brésil ça c’était génial, le quartier gay à Rio c’est vraiment énorme, là ils ont vraiment le sens de la fête, et ça baisait partout, c’est fou et puis bah Montréal bien sûr, ça on en a parlé, ça on adore vraiment le Village et là ben on va retourner à Ibiza, parce qu’on a envie de faire la fête un peu cette année (rires), de voir des beaux mecs et de faire la fête […] A Ibiza, on y était allé au début, et on avait vraiment fait toutes les fêtes, c’est pas vraiment des vacances parce que tu dors jamais mais ça vaut le coup d’y aller une fois au moins » (Sébastien, 41 ans, chef de projet marketing, couple cohabitant, propriétaire, Marais )

Non seulement le choix des destinations mobilisent les circuits classiques du tourisme gay international (Jaurand, 2005 ; Leroy, 2009) mais les vacances sont aussi un contexte (un moment et un lieu) où la fête, le sexe et les « beaux mecs » réintègrent clairement l’emploi du temps et les appréciations sur le séjour. Il faut rappeler que de nombreuses destinations consacrent certains modèles et modes de vie gays peu éloignés de ceux qui dominent certains lieux du Marais fustigés par le couple. Sitges, Key West et les vacances à Ibiza sont des destinations littorales qui surexposent les corps masculins « travaillés » sur des plages gays, valorisent la fête à toute heure et sont aussi réputés pour la facilité des rencontres sexuelles (Jaurand, 2005). Les vacances de David et Sébastien ne sont donc ni des vacances culturelles, ni des vacances de cadres supérieurs parisiens en couple, ni des vacances alternatives ou atypiques. Elles sont fondamentalement des « vacances gays » dont le caractère dépaysant est en revanche, et paradoxalement, probable au regard de la manière dont ils vivent au quotidien dans le Marais. Le caractère exceptionnel et anormal de ce que l’on fait ou de qui l’on est en vacances n’est pas propre aux gays (Remy, 1994). Ce qui paraît plus important dans notre cas, c’est plutôt l’articulation singulière des programmes de socialisation au sein de ce couple. L’espace des vacances réactive, à distance, des dispositions incorporées dans le passé et dans les lieux gays du Marais que David et Sébastien ont fréquenté plus jeunes. Ces dispositions peuvent être mises en sommeil au quotidien, même si l’on habite le quartier gay, pour des raisons qui renvoient à la fois au déroulement des carrières gays et aux propriétés sociales du couple. Elles ne sont alors ni transférées intégralement dans tous les univers sociaux que l’on traverse, ni totalement supprimées et effacées du corps et de l’esprit des individus. Là réside la finesse et l’intérêt d’une approche des rapports entre espace et homosexualités privilégiant l’analyse des processus de socialisation et de leurs dimensions spatiales. Elle permet aussi de nuancer des résultats sans doute rassurants parce qu’homogénéisants mais qui ne tiennent pas compte du caractère continu, pluriel et éminemment complexe de la construction des identités homosexuelles, comme de toute identité sociale, aujourd’hui.

L’influence d’un quartier gay dans les parcours de nos enquêtés s’observe ainsi dans différents moments de leurs parcours, dans différentes régions de l’espace social et dans différents moments et lieux de leur vie quotidienne. En ce sens, le quartier gay socialise bien en suscitant de manière plus ou moins intense et durable des injonctions à la « réforme de soi ». Pourtant, cette réforme n’est pas une conversion univoque, homogène, intégrale et mécaniquement subie par les individus qui s’y exposent, voire s’y engagent. On a montré que le programme de socialisation qu’elle comporte n’est ni stable dans le temps, ni homogène dans l’espace, ni nécessairement cohérent dans son contenu et dans ses formes. Plus encore, les effets de cette socialisation par le quartier gay sont diversifiés tant dans leur ampleur que dans leur propension à durer et infléchir des pratiques, des représentations et des trajectoires sociales et biographiques. Il existe des conditions sociales plus ou moins favorables à l’incorporation de ces manières du corps, de ces rapports au temps, aux autres et aux lieux. Ces conditions renvoyaient clairement jusqu’ici à des étapes du parcours conduisant à devenir gay, mais elles renvoient aussi, dans certains cas, à des origines sociales, des expériences de socialisation et des ressources inégales et variables. Pour autant, il est difficile de rendre compte de l’ensemble des configurations gays en ne prenant pas en compte les effets de contexte et la manière dont ces derniers orientent des « identités à la carte » (Authier, 2001b). La construction sociale des identités gays est donc mieux informée par la figure de l’homo pluriel que par des catégories de sens commun parfois reprises par les sciences humaines elle-même, en particulier celle de « communauté gay ».