Conclusion de la quatrième partie

Cette dernière partie reposait sur une approche légèrement décalée vis-à-vis des deux précédentes. Il s’agissait explicitement de renverser la relation entre espaces et sociétés, quartier et individus, lieux et identités. Dans les chapitres 2 et 3, nous avions fait l’hypothèse que ce changement de perspective par rapport à bien des travaux de géographie aurait des vertus heuristiques. Il s’avère fécond au sens où il permet de compléter une sociologie du quartier, de la ville et de la gaytrification par une sociologie des rapports à l’espace, au quartier et à la gaytrification. Deux résultats principaux viennent soutenir la démonstration.

On a d’abord montré que le quartier gaytrifié occupe bel et bien une place singulière dans la construction sociale des identités gays. Cette construction prend la forme d’une « carrière gay » relativement homogène même si la durée des séquences et la forme des transitions peuvent varier selon les individus. Or, cette carrière montre aussi que les lieux gays et le quartier gay jouent un rôle central dans certaines étapes et dans certains passages d’une étape à l’autre, y compris dans la prise de distance observée en « fin » de carrière. Mais ce rôle est surtout celui des lieux gays qui produisent des normes et des manières d’être gay en partie incorporées par les individus. C’est essentiellement là qu’ils ont appris à devenir gay. Ces apprentissages sont plus ou moins profonds et durables. Ils peuvent engager d’importantes réformes de soi, mais aussi produire des effets à retardement dans certaines carrières. Le rapport des gays aux quartiers gaytrifiés se construit ainsi surtout par la fréquentation des lieux gays et ses effets biographiques. La séquence résidentielle semble, quant à elle, occuper une place beaucoup plus variable dans les parcours : elle peut venir renforcer les expériences antérieures du quartier en tant que lieu fréquenté mais elle vient plus souvent les infléchir et les nuancer chez nos enquêtés. Pourtant, les expériences détaillées des individus montrent qu’un processus de socialisation complète, durable et univoque reste extrêmement rare : les effets individuels semblent beaucoup plus contrastés et différenciés. Comment l’expliquer ?

Là est le deuxième résultat de cette dernière partie : si le quartier constitue, pour nos populations, un contexte de socialisation spécifique, ses effets ne sont ni univoques, ni homogènes dans le temps. Ils dépendent étroitement du poids et du contenu des expériences de socialisations antérieures et alternatives auxquelles les individus ont été confrontés. D’une part, le mode de socialisation décrit précédemment correspond à une forme dominante et un contexte historique singulier. Or, le quartier gay n’est pas une entité stable dans le temps, ni une entité homogène en termes de types de lieux et de populations qui y sont présentes. Un même contexte peut se transformer historiquement et les générations successives qui le traversent n’en font pas la même expérience. De même, au sein d’un même contexte, il existe aussi des agents de socialisation non nécessairement coordonnés et homogènes : le cas des différents types de lieux gays montre que des valeurs, des normes et des habitudes différentes sont transmises au sein du « quartier ». D’autre part, les socialisations alternatives peuvent favoriser, concurrencer ou infléchir l’efficacité d’une socialisation par le quartier gay. Ce dernier aspect explique qu’il n’existe pas un rapport gay au quartier gay et qu’il n’existe pas non plus une communauté gay homogène produite par le quartier. Ce sont plutôt des manières d’être gay que l’on reconstitue à partir des manières de vivre le quartier, de le pratiquer, de se le représenter et de l’investir. Réciproquement, on peut décrypter dans les relations différenciées au quartier, des constructions de soi très diversifiées à l’intérieur même d’une population partageant une orientation sexuelle homosexuelle en commun. L’espace constitue alors à la fois un objet, un indicateur, voire une méthode d’investigation pour la sociologie des homosexualités, et, de manière plus générale, pour la sociologie tout court.