Des apports et des avancées

Les dix chapitres précédents permettent de dégager de nombreux résultats améliorant la compréhension des processus de gaytrification, mais aussi la connaissance plus générale des processus du changement urbain d’une part et des homosexualités contemporaines d’autre part. Ces trois domaines de connaissance nous semblent, plus que jamais, intimement liés dans cette recherche.

Un premier résultat important est le caractère spécifique de la gaytrification, comme forme particulière de gentrification urbaine portée par les gays. Dans le Village et le Marais, on a certes identifié et décrit des processus typiques de la gentrification qui surprennent peu le lecteur. Mais derrière des transformations « classiques » dans ce type de contexte, on a aussi saisi le rôle spécifique et singulier des gays à différentes échelles et selon différentes modalités. Pour le dire vite, le « facteur gay » reste, le plus souvent, effectivement opératoire. Ainsi, la gaytrification comme processus historique de transformation d’anciens quartiers désaffectés est fortement liée à l’histoire des homosexualités dans les deux espaces étudiés. Dans la première partie comme dans les récits des parcours individuels de générations différentes, l’investissement du quartier apparaît alors comme une aventure urbaine dont la signification collective et individuelle est étroitement liée à la place et aux représentations de l’homosexualité. La renaissance commerciale et symbolique du Marais et du Village passent par l’émergence d’images renouvelées et plus visibles de l’homosexualité en France et au Québec dans les années 1980. La revalorisation des rues commerçantes et du cadre urbain bénéficie largement de cette séquence relativement exceptionnelle dans l’histoire des homosexualités occidentales. De même, pour une génération de gays, les années 1980 et 1990 constituent un moment-clé car leur affirmation biographique en tant que gay y rencontre une affirmation collective sur les scènes médiatique, politique, symbolique et urbaine. En ce sens, l’histoire des homosexualités françaises et québécoises informe les transformations du Marais et du Village parce que ces transformations enregistrent les rythmes, les enjeux et les effets de cette histoire spécifique. Le chapitre 4 a montré ces effets dans le cas des commerces gays. En se transformant eux-mêmes, ces commerces ont contribué à transformer le Marais et le Village, à y construire une attractivité et des manières de consommer nouvelles, quitte à y reconstruire de nouvelles normes gays et de nouveaux carcans identitaires. Le chapitre 5 a permis de souligner le rôle des gays dans le renouvellement des images du Marais et du Village. Les évolutions historiques de la condition homosexuelle en France et au Québec produisent des images historiquement différenciées allant de l’alternative et de la marge vers la banalisation et le conformisme en passant par la mode et l’animation. Ces résultats révèlent d’ailleurs le double statut des gays dans ce domaine : ils ont été à la fois des producteurs d’images et des supports de discours et de représentations. Les chapitres 6 et 7 montrent, enfin, que l’investissement résidentiel du quartier n’est pas homogène au fil des générations. Le « refuge » des débuts a cédé la place à un espace d’accomplissement, puis à un lieu de passage moins structurant dans les trajectoires sociorésidentielles. Là encore, l’histoire des expériences homosexuelles permet de comprendre dans quel contexte et à quel titre les gays ont pu être en capacité de transformer des logements, des rues et des quartiers tels que ceux du Marais et du Village. D’autre part, les parcours sociobiographiques et les modes de vie des gays se caractérisent par certaines singularités qui infiltrent les pratiques de la ville et ont des effets sur ce qu’est la ville, le quartier, la rue ou le logement. Ces parcours sont marqués par des tendances à la mobilité et l’autonomie, mais aussi par certains types de choix scolaires et professionnels, certains modes de conjugalité et certaines formes de consommation. Des facteurs sociologiques classiques interviennent ici : le célibat, le statut professionnel favorisé, le niveau de diplôme élevé et le niveau de revenu important. Mais ces facteurs sont précisément plus probables chez les gays que chez d’autres types de population. On a pu, par exemple, dégager et comprendre la signification du célibat gay, le sens des orientations scolaires et professionnelles, mais aussi le sens particulier de la conjugalité ou de la propriété chez les gays. Or, ces facteurs spécifiquement gays agissent fortement sur les rapports à l’espace, à la ville et au quartier. On l’a montré dans le cas de certaines pratiques : les courses d’alimentation, les sorties dans le quartier, les pratiques de sociabilité ou les pratiques vacancières. Plus encore, ces manières de vivre la ville et le quartier ont la capacité de les transformer selon des orientations proches de la gentrification. Il en va ainsi de la pratique de certains commerces, de certaines formes de sociabilité ou de l’appropriation de son logement. Sur nos terrains, ce que sont sociologiquement les gays n’en fait pas des gentrifieurs exactement identiques aux autres et permet de comprendre pourquoi et comment ils participent aux différentes transformations propres à la gentrification urbaine. Le chapitre 7 a montré comment les profils et les parcours sociologiques des gays modifient le paysage sociologique local. Le chapitre 8 a souligné, quant à lui, la spécificité des modes de vie gays et la manière, relativement innovante, dont ils s’inscrivaient dans le quartier, notamment au regard de son histoire et de sa sociologie traditionnelle. Ces résultats rencontrent aussi certaines nuances. On doit insister, en particulier, sur les variations internes au groupe des « gaytrifieurs » ainsi identifié et défini. Le « facteur gay » ne s’y manifeste pas d’une manière univoque et l’on a pu observer, à de nombreuses reprises, une version gay de la palette différenciée des types de gentrifieurs, notamment des « gentrifieurs marginaux » (Chicoine, Rose, 1998) aux « gentrifieurs fortunés » (Authier, 2008). Les manières différenciées d’être gay informe ainsi les manières différentes d’être gentrifieur dans le Marais et le Village. Ces différents éléments rendent compte du caractère spécifique de la gaytrification comme forme particulière de gentrification, spécificité « grossie » par le statut de quartier gay des deux terrains choisis, mais sans doute valable aussi ailleurs, lorsque des gays investissent d’autres contextes gentrifiés ou en cours de gentrification.

Un deuxième résultat important concerne les parcours sociaux des gays et leur lien à l’espace urbain. Si le fameux tropisme homosexuel pour la ville a parcouru en filigrane l’ensemble de cette recherche, la perspective sociologique adoptée dans cette thèse a permis d’en montrer les ressorts sociologiques, les effets biographiques et les nuances. En premier lieu, la ville, les lieux et le quartier gays ne sont pas des espaces appréciés et investis « naturellement » par les individus. Au-delà des images spectaculaires et des « formes spatiales » repérées par les géographes (Blidon, 2006), c’est bien une sociologie des rapports à l’espace qui permet de resituer la place du Marais et du Village dans les parcours individuels. Le quartier gaytrifié y apparaît comme un espace de socialisation, c’est-à-dire un lieu où se construisent et se développent des normes sociales auxquelles les individus se confrontent, se « frottent » et qu’ils peuvent potentiellement incorporer de manière plus ou moins intense et plus ou moins durable. Dans des biographies qui s’apparentent à des carrières gays, le quartier occupe bien une place centrale. S’il apparaît à certains chercheurs (Eribon, 1999 ; Blidon, 2007a) et aux individus eux-mêmes, en début de carrière, comme un espace d’émancipation et de liberté accrue, il est surtout le lieu de construction de certaines injonctions à être gay de telle ou telle manière. L’examen des rapports au quartier gay montre alors, d’une part, que les rapports au quartier s’inscrivent dans un horizon plus large que celui de la séquence résidentielle (en l’occurrence, l’ensemble de la trajectoire homosexuelle), et d’autre part, que le quartier socialise au sens où il produit des référents identitaires et des manières de penser, de sentir et d’agir parfois profondément incorporées par les individus. Plus généralement, le Marais et le Village constituent des référents spatiaux et identitaires avec lesquels on apprend à composer, par adhésion, investissement et incorporation, mais aussi par rejet, distanciation et remise en cause. L’entrée spatiale par les transformations du quartier gaytrifié amène à repenser les homosexualités à l’aide d’outils sociologiques originaux. En ce sens, avec le chapitre 9, on peut parler d’une socialisation gay par laquelle on apprend à devenir gay : elle comporte des étapes, des séquences, des apprentissages et des expériences socialisatrices qui marquent bon nombre de biographies. Dans ces expériences, l’espace revêt une place importante : un espace recherché et découvert dans la phase d’engagement individuel, un espace d’apprentissages, de sociabilité et de construction de soi dans la phase d’engagement social, un espace de repli ou de distanciation dans les deux phases possibles de continuation d’une carrière gay. Le chapitre 9 montre l’intérêt d’une sociologie des rapports à l’espace pour appréhender la construction des identités homosexuelles et la fécondité d’une entrée spatiale dans la sociologie des homosexualités. Mais cette recherche montre aussi les nuances des effets socialisants d’un contexte urbain tel que le Marais ou le Village. L’image d’un quartier gay appropriée et dévolue à une communauté gay homogène, cohérente et partageant des modes de vie et des codes culturels identiques résiste mal aux changements historiques et aux variations sociologiques. D’une part, la gentrification modifie largement le contexte de socialisation que peut constituer le quartier gay : elle transforme ce qu’est le quartier gay pour des individus qui le rencontrent et le pratiquent à des époques différentes. De ce point de vue, deux conséquences apparaissent immédiatement. D’abord, le quartier n’est ni un contexte de socialisation stable dans le temps, ni une instance homogène dans ses formes (chapitre 10). Ensuite, comme les homosexualités transformaient la gentrification, la gentrification contribue ici à transformer ce que sont les homosexualités en transformant les lieux dans lesquelles elles se construisent. D’autres nuances parcourent aussi le chapitre 10. À l’image d’autres contextes de socialisation, les effets de la socialisation gay par le quartier et les lieux gays ne sont pas aussi puissants et aussi durables chez tous les individus. Tous n’ont pas connu des socialisations antérieures similaires, tous n’ont pas les mêmes expériences de socialisation alternative et tous ne sont donc pas « égaux » dans leur confrontation au quartier et au milieu gays. Des écarts socioculturels et biographiques viennent alors expliquer des incorporations très variées dans leurs formes, leurs effets et leur caractère durable et transposable. Le quartier gay constitue donc bel et bien une expérience de socialisation singulière mais ses effets sont loin d’être mécaniques : ils varient en fonction de ce que sont, par ailleurs, les individus, de ce qu’ils vivent et ont vécu dans d’autres contextes, des univers sociaux qu’ils traversent et ont traversé, comme tout individu, gay ou non. Dès lors, les rapports entre ville et homosexualité apparaissent ainsi plus nuancés et plus précis que leur simple superposition géographique ou que leur corrélation historique. Le mythe de la « ville homosexuelle » renvoie à certaines réalités sociologiques mais, comme tout mythe, il en accentue certains traits. L’examen des parcours et des pratiques des individus concernés permet de mieux comprendre la complexité et les nuances affectant les relations entre espaces urbains et homosexualités.

Un troisième résultat important renvoie aux formes diversifiées de la gaytrification. Derrière un processus général commun, le Marais et le Village connaissent et ont connu des formes de gaytrification différentes. À plusieurs reprises, la perspective comparative adoptée a mis en relief ces différences et a construit deux modèles en soulignant le poids du contexte urbain et socioculturel dans les logiques de la gaytrification. D’un côté, on a pu dégager un « modèle parisien » dans lequel une gentrification ancienne, précoce et intense est accompagnée par les gays. Ils en sont des acteurs parmi tant d’autres et n’y apparaissent pas toujours comme des pionniers. Leur participation à la gentrification apparaît plus discrète et moins conséquente qu’en Amérique du Nord. Cela renvoie aussi, en France, à des représentations dominantes particulières de l’homosexualité et de la vie urbaine dans lesquelles la notion de communauté suscite craintes et controverses. De fait, le quartier gay de Paris ressemble peu aux quartiers gays de type communautaire que l’on retrouve dans certaines métropoles nord-américaines et qui effraient tant d’observateurs ou d’hommes politiques. La présence gay dans le Marais s’est plutôt fondue dans un espace fortement concurrencé et son emprise spatiale est limitée à quelques rues du 4ème arrondissement. Si certaines rues ou terrasses laissent peu de doute quant à l’orientation sexuelle des clients de certains bars et quant au type de quartier dans lequel on se situe, le quartier n’a pas été gentrifié uniquement par les gays et c’est peut-être la convergence de nombreux groupes de gentrifieurs vers le quartier qui explique l’ampleur des transformations du Marais depuis la fin des années 1960. De l’autre côté de l’Atlantique, on l’a vu, la gentrification du quartier Centre-Sud est beaucoup plus modérée et prend surtout une forme très différente. On l’a qualifié de gentrification « marginale » en adoptant et en confirmant plusieurs résultats déjà établis à son sujet (Rose, 1984 ; Germain, Rose, 2000 ; Van Criekingen, 2001). Cette gentrification marginale modifie certes le paysage sociologique local, mais produit un contexte socio-économique et culturel plus mixte et plus diversifié que dans le Marais. Surtout, cette forme de gentrification est apparue davantage portée par les gays, en tant que pionniers et qu’acteurs essentiels du renouveau d’une partie de Centre-Sud. Au début des années 1980, la « naissance » du Village inaugure des formes de présence gay nettement plus affirmées, institutionnalisées et plus communautaires : elles sont pour beaucoup dans les évolutions du Village depuis une trentaine d’années. Le contexte urbain montréalais et le contexte socioculturel québécois l’expliquent en partie dans la mesure où la morphologie de la ville et le rapport à la communauté y sont extrêmement différents du cas français et parisien. Le zonage urbain est nettement plus prononcé dans ce modèle urbain et l’idée de communauté y apparaît moins dévalorisée. Elle n’est pas tant une menace fragilisant un universalisme théorique, comme en France, qu’une entité et une ressource sociale fournissant des services en fonction de ses propres besoins. En revanche, la gentrification marginale du Village n’apparaît pas aussi puissante et aussi conséquente que dans le Marais. C’est particulièrement vrai si on la replace à l’échelle métropolitaine où d’autres quartiers sont nettement plus représentatifs d’une gentrification classique et aboutie, tel le plateau Mont-Royal, le Vieux-Montréal ou le quartier de Petite-Bourgogne (Van Criekingen, 2001). Les modèles parisien et montréalais ainsi dégagés ont bien sûr fonction d’idéal-type pour le sociologue, la thèse ayant aussi révélé les nuances propres à chaque contexte. Cependant, cette recherche a montré l’intérêt d’une comparaison tenant compte des différences urbaines mais aussi socioculturelles dans la compréhension des processus du changement urbain.

On peut d’ailleurs, en dernier lieu, insister sur un autre résultat important de la thèse, résultat plus général concernant le statut de l’espace en sociologie. Cette recherche et la manière d’y « faire » de la sociologie sont délibérément tournées vers l’espace en tant que contexte physique et social de l’action. Le sujet de la thèse y invitait par définition puisque l’on prétendait retracer des processus sociaux ayant l’espace comme cadre, comme enjeu, comme support et comme ressource. Mais il n’est pas question uniquement de sujet de thèse ou d’objet de recherche. Les difficultés actuelles à définir les contours, les limites et l’unité d’une sociologie urbaine, notamment en France, renvoient principalement à un constat simple en même temps que paradoxal. D’un côté, tout objet sociologique contient de l’espace et des espaces, puisque tout comportement social se situe bien dans un espace d’abord physique : en somme, l’espace est partout. D’un autre côté, tous les lieux et les espaces physiques investis par les sociologues impliquent des individus, des groupes sociaux, des relations entre eux, mais aussi de l’économique, du culturel, du politique, du travail, de la famille ou du pouvoir : en somme, l’espace ne suffit jamais. Dès lors, si nous avons fait œuvre de sociologie urbaine, c’est peut être aussi en un sens méthodologique parce que l’espace est apparu souvent comme un moyen d’entrée, un instrument d’intelligibilité, un outil de compréhension du monde social. Cette conviction quasi-épistémologique n’a, nous l’espérons, pas été l’objet d’un aveuglement naïf mais a souvent rencontré aussi le sens que les individus donnaient à leurs actions, voire à leurs parcours. C’est, selon nous, le sens des propos quasi-conclusifs d’Emmanuel, comédien de 34 ans, au bout de sept heures d’entretien à son domicile en plein cœur du Marais :

‘« Je crois que c’est un quartier où l’on vient se construire, se poser des question et trouver des réponses. Je trouve ça assez cohérent d’être venu habiter ici finalement, on m’a enseigné le goût de la beauté d’un quartier et c’est un peu comme si ces deux parties là que je pensais difficiles à concilier se retrouvaient ici, comme elles se retrouvent en moi, la partie intellectuelle et la chair de l’autre côté »’

Cette recherche a donc produit des résultats qui répondent largement aux questions qu’elle s’était proposé d’examiner initialement. Mais elle ouvre aussi un certain nombre de chantiers et invite à des réflexions et des prolongements à plusieurs niveaux. C’est sur ces ouvertures possibles que nous souhaitons conclure le propos.