Prolongements et pistes de recherche

Tant pour ce qui concerne les questions spatiales que les questions homosexuelles, plusieurs voies de recherche restent ouvertes à la fin de cette thèse. Parmi elles, on souhaite en présenter quelques unes qui concernent les améliorations méthodologiques possibles dans la connaissance des parcours gays, l’extension des terrains et des populations d’enquête ouvrant la voie à d’autres hypothèses sociologiques, mais aussi l’approfondissement des résultats concernant la gentrification et la nécessaire multiplication de recherches empiriques portant sur la gaytrification.

Si les outils et les méthodes utilisés au cours de cette recherche ont montré leur intérêt, ils ont aussi posé un certain nombre de difficultés. C’est notamment le cas des données statistiques visant à questionner les choix et parcours résidentiels des gays. L’échantillon utilisé dans cette thèse a permis par approximation et extrapolation de travailler la question des parcours résidentiels homosexuels. Si ce volet de l’enquête a constitué, de notre point de vue, une certaine avancée sociologique, ce type d’outils reste largement perfectible. Il prolonge les débats et discussions sur l’approche statistique des populations homosexuelles, de leurs comportements et de leurs modes de vie (Lhomond, 1997). Les traditionnelles enquêtes Presse Gay se confrontent régulièrement à ce problème en y apportant certaines réponses mais en laissant également en suspens certains biais de séléction. Plus récemment, les débats et controverses autour des travaux de Marianne Blidon ont également montré les difficultés à construire un échantillon gay significatif et à nuancer les interprétations des résultats produits sur un tel échantillon (Blidon, 2008b ; Leroy, 2009 ; Vedrager, 2009). Différentes tentatives empiriques récentes montrent une forme d’effervescence actuelle sur ces sujets (Decroly, Deligne, Gabiam, Van Criekingen, 2006). En particulier, le comptage des couples de même sexe et la géographie de nouvelles formes d’union, comme le PACS en France, fournissent des indicateurs statistiques nouveaux et originaux même si leur intérprétation reste encore problématique (Cassan, Toulemon, Vitrac, 2005 ; Jaurand, Leroy, 2009). Sans être parvenu à une solution idéale, nous espérons que notre travail et nos réflexions à ce sujet participeront à cette entreprise collective encore en construction. De la même manière, on peut sans aucun doute construire des données plus robustes et plus systématiques sur les trajectoires gays dans leur ensemble. D’un point de vue qualitatif, on peut également imaginer des recherches de plus grande ampleur auprès d’un public gay plus vaste et diversifié mais travaillant précisément à la reconstruction relativement fine des parcours sociaux, biographiques, géographiques et résidentiels des individus. En réalité, cette question de la diversité des personnes interrogées n’est pas qu’un problème de méthodologie : elle ouvre la voie à une extension de notre approche à des contextes plus variés, tant du point de vue des espaces que des populations concernées.

En effet, l’analyse des dimensions spatiales des parcours homosexuels s’enrichirait d’abord d’une prise en compte de la diversité des contextes résidentiels et des espaces géographiques. À partir du cas des quartiers gays, on a réussi, en partie, à aborder d’autres types d’espaces par le biais des trajectoires résidentielles et des pratiques de la ville. Mais l’approche de ces autres espaces pourrait sans aucun doute être approfondie en faisant varier notamment les contextes résidentiels. On peut par exemple imaginer que les parcours et les modes de vie gays sont d’abord très différents dans d’autres type de contextes urbains, dans des quartiers encore populaires, dans des quartiers très bourgeois, mais aussi dans des espaces périurbains et notamment dans certaines banlieues des grandes villes. On peut aussi imaginer des recherches questionnant les manières de vivre son homosexualité dans des espaces moins urbains, et notamment dans des espaces ruraux ou dans de petites villes. Les rapports biographiques à ce type d’espaces sont apparus particulièrement spécifiques dans certains entretiens et au cours de certaines séquences résidentielles dans ce type d’espaces. On peut imaginer que le rapport aux lieux gays mais aussi à la conjugalité, aux sorties et au chez-soi, à la famille et aux amis, sont fortement modifiés par le fait d’habiter à la campagne ou dans une commune de petite taille. Il serait alors intéressant de conduire une enquête approfondie sur les parcours et les modes de vie gays en traitant de manière centrale ces problématiques spatiales et résidentielles et en diversifiant la population d’enquête à ce sujet.

Un autre approfondissement de cette recherche consiste aussi à prendre en compte les évolutions législatives, juridiques et socio-historiques affectant les expériences homosexuelles. Par exemple, l’évolution des formes familiales contemporaines et l’existence de fait de familles homoparentales affectent probablement les modes de vie homosexuels mais aussi les pratiques résidentielles et les mobilités géographiques des individus. La question des projets immobiliers, l’enjeu des projets familiaux ou parentaux, le choix d’un établissement scolaire ou de formes atypiques de parentalité (co-parentalité à trois ou quatre adultes par exemple) constituent autant d’éléments nouveaux intervenant probablement dans les rapports à la ville et à l’espace de manière plus générale. Cette « nouvelle donne » familiale concerne d’ailleurs autant les gays que les lesbiennes. Or, nous avons évoqué dès l’introduction l’absence des lesbiennes dans cette recherche. Ce part pris de départ amène évidemment à imaginer travailler sur les populations lesbiennes d’une manière proche de celle que nous avons proposée. Les travaux de Julie Podmore ont ouvert la voie à une intéressante réflexion à ce sujet : une réflexion sur l’existence et la spécificité d’espaces lesbiens en ville, mais aussi une réflexion sur la spécificité des modes de vie lesbiens. L’ensemble de ces suggestions pourrait nourrir l’idée d’une recherche sur les ménages homosexuels dans leur rapport à la ville, de manière plus générale et surtout plus étendue. Une telle recherche prolongerait une bonne partie de nos analyses en y ajoutant d’une part, des comparaisons lesbiennes/gays et homosexuels/hétérosexuels, et d’autre part, en tenant compte des différentes formes de « ménage homosexuel » (célibataires sans enfants, couples gays ou lesbiens, familles recomposées, homo-parents gays ou lesbiens). De ce point de vue, les apports de la thèse en ce qui concerne la sociologie des homosexualités doivent être approfondis.

À un autre niveau, notre thèse met aussi à jour des aspects centraux des processus de gentrification en venant enrichir les données empiriques et les réflexions théoriques sur le sujet. Mais certaines questions supposent encore des approfondissements. Par exemple, le travail de contextualisation historique invite à explorer et défricher de nouveaux « fronts de gentrification ». La thématique de la désaffection et de l’envahissement explorée notamment dans les chapitres 4, 5 et 6, mais aussi à l’échelle des départs individuels du Marais, a montré que les dimensions dynamiques de la gentrification amenait les gentrifieurs à investir d’autres espaces et se projeter vers d’autres quartiers. Certains de ces espaces, amenés probablement à se gentrifier à l’avenir, sont, par définition, plus difficiles à identifier et à localiser, la sociologie n’étant pas science de la prédiction. Il serait pourtant intéressant d’investir ces nouveaux fronts de la gentrification, qui dépassent souvent le cadre des anciens quartiers historiques de centre-ville (Collet, 2008). À un niveau encore différent, l’analyse du rôle des gays dans la gentrification s’inscrit dans une sociologie des gentrifieurs déclinant le rôle de différents sous-groupes sociaux dans ce processus. De ce point de vue, le défi est double. Il paraît important, d’une part, de continuer à identifier et étudier des sous-groupes spécifiques de gentrifieurs : une enquête centrée sur le rôle des commerçants et de certains de leurs employés (serveurs de bars, galeristes, cuisiniers de restaurant) viendrait sans doute enrichir la sociologie de la gentrification de consommation et de fréquentation (Van Criekingen, 2003). Nous avons beaucoup parlé de commerces et de modes de consommation, mais nous avons précisément abordé ces questions à partir des « commerces », très peu à partir des « commerçants ». Leurs parcours, leurs habitudes et leur statut dans le quartier semblent constituer une piste de recherche fructueuse et encore peu explorée, en tant que telle. D’autre part, et d’un point de vue plus théorique, de telles approches nécessitent aussi une réflexion plus générale sur les contours, l’unité et la signification de la catégorie sociologique de « gentrifieurs ». Quel est le sens d’une catégorie que l’on dissèque, que l’on décompose et qui, d’une certaine manière, se fragmente en de multiples sous-groupes ? Cette question reformule, pour la sociologie urbaine, une partie des débats sur le sens et la définition d’une autre catégorie d’analyse sociologique : celle des classes moyennes (Bidou-Zachariasen, 2004). Concernant la gentrification, un dernier élément suscite encore la curiosité en cette fin de thèse.

Notre thèse a peu parlé de politique de la ville, ce n’était pas l’objet de cette thèse et ce n’était pas non plus son ambition. Néanmoins, ce thème constitue aujourd’hui une des entrées de certaines approches de la gentrification (Rousseau, 2008). Sous l’influence des thèses de Richard Florida, la gentrification a pu notamment apparaître comme un véritable programme de politique urbaine à promouvoir pour assurer le développement urbain et le bien-être des habitants (Florida, 2002). Schématiquement, la thèse centrale dévéloppée par Florida repose sur l’existence d’une « classe créative » dans les sociétés occidentales et sur son rôle central dans le développement économique des métropoles. Cette classe créative est constituée par une population très urbaine, hautement qualifiée, hypermobile, aux modes de consommation très spécifiques et fortement reliée aux réseaux des technologies de l’information et de la communication. L’auteur résume ces attributs par « 3 T » : « Talent, Technology and Tolerance ». La proportion élevée d’habitants appartenant à la classe créative assurerait la croissance économique et l’attractivité d’une métropole. Par conséquent, Richard Florida fournit ainsi une forme de programme politique aux décideurs en matière de développement urbain. Ils ont tout intérêt à attirer et retenir ces groupes sociaux dans leur ville, avant même de développer des infrastructures dont la rentabilité n’est pas assurée. Or, les travaux de Florida ont eu d’autant plus de succès qu’ils ont été précisément mobilisés par des décideurs politiques et des acteurs du développement urbain en Amérique du Nord, mais pas seulement. L’auteur a d’ailleurs, parallèlement à ses activités d’enseignement et de recherche, crée un cabinet de conseil pour soutenir, conseiller et engager les municipalités nord-américaines dans des projets visant à augmenter leur pouvoir d’attractivité. Ce qui nous intéresse plus précisément dans les travaux et le programme de Florida, c’est qu’ils font une place de choix aux…gays. En effet, l’indice de créativité d’une ville qu’il calcule contient des composants assez classiques (niveau de qualification de la population, indice de développement des hautes technologies, etc.) mais comporte surtout un indice plus original : le « Gay Index » ou « Bohemian Index ». Il correspond, selon l’auteur, à la part des ménages homosexuels présents dans une métropole, qui traduit le degré de tolérance d’un environnement (Florida, 2002). Plus cet indice augmente, plus le degré de créativité d’une métropole s’élève et plus son développement économique est sensé être assuré. Dès lors, la première place du classement des villes créatives est occupée, pour Florida, par la « Mecque gay » de San Francisco. D’une certaine manière, l’un des leviers possibles de la politique urbaine en matière de développement économique reposerait sur une injonction inédite dans le domaine : attirer et favoriser l’installation des gays dans une ville. La « gaytrification » constituerait alors un véritable programme de politique urbaine. On pourrait ainsi explorer cette question en s’interrogeant sur la place des gays dans les politiques de la ville : est-elle réellement prise en compte ? Sous quelles formes et avec quelles attentes ? Les décideurs en matière de politique urbaine ont-ils identifié cette question comme un enjeu effectif du changement urbain et des évolutions sociologiques des métropoles et de certains de leurs quartiers ? La gaytrification est-elle en passe de devenir un mot d’ordre politique, au même titre que la gentrification dans certains contextes ?

Ces dernières questions sont autant d’incitations à prolonger les recherches sur des processus, des espaces et des populations souvent surinvestis médiatiquement, mais encore mal connus et peu explorés par la sociologie, en particulier en France. Souhaitons, avec humilité, que cette thèse apporte modestement sa pierre à l’édifice.