1. Quelques principes et quelques leçons méthodologiques

La première caractéristique de ces entretiens est leur longue durée comprise entre 2h et 7h, due aux nombreux thèmes du guide : l’emménagement et le logement, la trajectoire résidentielle d’ensemble, l’immeuble et le voisinage, le quartier et la vie dans le quartier, les sorties et les loisirs, les lieux gays, la trajectoire scolaire et professionnelle, les sociabilités et la famille, puis un retour sur les homosexuels et le quartier, enfin, le vécu de l’homosexualité. La grande majorité d’entre eux s’est déroulée au domicile de l’enquêté afin de « voir » le logement, d’y observer certains éléments (décoration, aménagement, mobilier) mis en relation avec le discours de l’enquêté, de recueillir un enregistrement audible et d’entrer progressivement dans la « vie » de l’individu en entrant chez lui. Certains enquêtés nous ont alors fait visiter leur appartement, nous ont expliqué en détail les travaux effectués. On a pu également relever des détails matériels servant d’indicateurs empiriques une fois mis en relation avec des pratiques résidentielles et des trajectoires sociales racontées en entretien : la présence d’une immense bibliothèque, celle d’affiches ou de disques classiques de la culture homosexuelle, un frigidaire vide chez certains, un écran plasma ou l’absence de téléviseur chez d’autres. Ces détails peuvent se révéler importants lorsqu’une bonne partie des questions de recherche porte sur des rapports au logement et au quartier. Au final, le fait de se trouver au domicile de la personne interrogée nous paraît vraiment un élément central et un complément d’informations très riche dans la réussite de ce type d’entretiens.

Un autre principe méthodologique était de partir de la situation d’emménagement en présentant la recherche comme centrée sur le quartier, ses transformations et les conditions de vie des habitants. La dimension « gay », souvent mentionnée au départ, par les enquêtés eux-mêmes, ne structurait ni le début de l’entretien, ni la présentation de la recherche. A la surprise de certains enquêtés, on s’attachait à des questions très précises sur les conditions d’entrée dans le logement, comme sur l’ensemble de la trajectoire résidentielle reconstituée de manière exhaustive au début de l’entretien. Les dimensions « gay » de l’entretien arrivaient ensuite mais souvent à l’initiative de l’enquêté : nous voulions avant tout replacer ces habitants dans leur statut d’habitant avant de les situer par rapport à leur orientation sexuelle. Le thème de l’homosexualité est apparu la plupart du temps d’une manière moins limpide et plus délicate dans l’interaction de l’entretien que les parties de description de son logement ou de ses pratiques du quartier, ce qui justifie pleinement d’avoir placé des questions sur le vécu de sa propre homosexualité en fin de guide. Généralement d’ailleurs, on a pu sentir combien la confiance et la fluidité introduite par deux ou trois heures d’entretien permettaient d’en venir à ce thème d’une manière beaucoup plus « naturelle », voire d’aboutir à des confidences relativement intimes (sexualité, amour, conflits familiaux, sida) de la part d’individus que nous ne connaissions pas et que nous n’avons, pour une majorité d’entre eux, jamais revus depuis. Concernant la classification canonique du type d’entretiens réalisés, selon nous, tout entretien est semi-directif, les notions même d’entretiens directifs ou d’entretiens libres n’ayant aucun sens. Un entretien se définit comme une série de questions posées et une série de réponses apportées avec plus ou moins de détails et d’informations. Par définition, l’enquêteur dirige en posant des questions préparées à l’avance, l’enquêté y répond plus ou moins longuement, plus ou moins précisément, orientant en retour la parole de l’enquêteur. Au-delà de ce principe général, nous avons tenté de creuser ces réponses selon deux logiques : une logique de détail et une logique de récit. La logique de détail repose sur l’attention portée aux pratiques et aux indicateurs objectivables : on ne demande pas simplement aux enquêtés si « ils vont dans des bars gays », mais on leur demande plutôt si ils y vont, puis dans lesquels, à quelle fréquence, avec qui, à quels moments en général, ce qu’ils y font, si ils y connaissent du personnel, d’autres clients, si ils y sont toujours autant allé dans leur vie, si ces lieux ont changé, si ils se sentent à l’aise dans ces lieux et pourquoi, si tous les lieux se ressemblent et pourquoi, etc. La logique de récit tente par ailleurs de « faire raconter » aux enquêtés leur vie, mais aussi leurs pratiques : ainsi, on leur demande par exemple à ce sujet, de nous raconter « Comment ça s’est passé la dernière fois que vous êtes allé dans un lieu gay ? » quitte évidemment à rebondir en cas de récit elliptique ou incomplet. Ces deux précautions ont permis d’obtenir des entretiens qui ne se résument pas à des questionnaires ou des discussions simplement informatives, mais qui fournissent des données détaillées et des discours situées dans des parcours sociaux. L’intérêt pour certaines pratiques résidentielles s’est accentué en cours d’enquête, venant compléter des thèmes qui nous paraissaient déjà centraux. C’est pourquoi certains thèmes a priori anecdotiques en début de recherche ont été explorés de manière systématique : la recherche initiale du logement, l’installation concrète dans le logement, les repas et l’alimentation, les sociabilités et leur inscription locale (immeuble, quartier), la fréquentation des cafés non gays du quartier, les balades dans le quartier, les occasions de sorties du quartier de résidence et les lieux de ces sorties, les modes et les types de déplacement dans la ville, la prise de rendez-vous (professionnels et amicaux), les réceptions chez soi, notamment familiales, les départs en week-ends et/ou en vacances.

Il s’agissait aussi de saisir la place et le rôle de la séquence résidentielle dans le quartier au regard de l’ensemble de la trajectoire socio-résidentielle des enquêtés : durée de résidence, investissement matériel et affectif dans ce logement et ce quartier. L’importance accordée aux trajectoires sociales et biographiques dans la compréhension des pratiques explique la place importante du récit de cette trajectoire dans les entretiens : trajectoire résidentielle d’abord, puis ou conjointement, trajectoires professionnelle (en commençant par la trajectoire scolaire), familiale et conjugale, mais aussi trajectoire et carrière homosexuelle, chemin faisant et en fin d’entretien. Ces récits de soi apparaissent nécessaires pour répondre à de nombreuses questions : ce quartier est-il une étape importante dans l’acquisition de quel statut social ? Habiter ici est-ce assumer une homosexualité parfois inacceptable pour la famille, le milieu social d’origine, l’individu lui-même ? Est-ce l’une des conditions socialement nécessaires à certains modes de vie typiquement homosexuels impossibles à conduire ailleurs ? Bref, c’est la mise en relation de cette présence résidentielle et d’une configuration biographique et historique qui informe sur le sens que les individus donnent à cette étape de leurs parcours. De ce point de vue, l’un des enseignements méthodologiques de la conduite de ces entretiens est l’intérêt de placer assez tôt le récit exhaustif de la trajectoire résidentielle. Cette question souvent déconcertante pour les enquêtés en même tant qu’anodine renvoie a priori et d’abord à des éléments matériels et une suite d’informations objectives : elle ne demande pas tellement de se dévoiler. Or, c’est exactement le contraire qui a lieu en entretien : très rapidement, la description des logements, des quartiers et des villes, des déménagements et des emménagements amènent à parler de soi, de sa vie et de bien d’autres choses (le travail, les relations amoureuses et familiales, les amis, le revenu, les goûts, les événements biographiques marquants, les habitudes, etc). Très tôt dans l’entretien, on fait donc parler et raconter (y compris en relançant) l’enquêté et très tôt aussi, on apprend beaucoup d’informations qui permettent de cerner un parcours, d’insister par la suite sur certains autres thèmes : la famille, le parcours professionnel ou la carrière gay. Dès lors, ce récit nous a paru faciliter l’entrée dans l’entretien, en même temps qu’il suscitait l’anecdote précise, le détail de certaines informations et un premier cadrage d’un parcours qui n’était plus seulement résidentiel mais biographique.

Enfin, les entretiens insistaient sur les pratiques, les lieux et occasions de ces pratiques. En effet, des micro-récits, des descriptions exhaustives de voisinage et une liste de lieux suggérés peuvent faire émerger à la fois des informations factuelles mais aussi des subjectivités dans la manière de parler, de réagir, de sourire ou de ne rien avoir à dire sur tel ou tel lieu. Par exemple, la liste des lieux gays proposés aux enquêtés a fait émerger le question des normes corporelles que nous avions envisagé par l’observation mais dont nous ne mesurions pas la portée. De même, les descriptions précises demandées sur le voisinage ont permis d’aller au-delà des discours convenus sur des relations formelles s’arrêtant au « bonjour, bonsoir ».

Evidemment, une telle entreprise dépend aussi des interlocuteurs et de leur plus ou moins grande facilité ou envie de se raconter. Or, la passation des entretiens a été relativement aisée : nos enquêtés, pour des raisons sociologiques évidentes, étaient bavards, voire même avides de se raconter. Cela tient à leur capital culturel globalement élevé, favorisant la maitrise du langage et de l’interaction face à un sociologue, mais aussi, souvent, à leur plaisir manifeste à revenir sur leur parcours homosexuel comme expérience plus ou moins heureuse. La construction de ces entretiens et cette capacité à se raconter expliquent la longueur des entretiens : les plus courts durent 2h tandis que deux entretiens ont duré près de 7h, l’un avec un couple, l’autre avec un seul individu, comédien et très prompt au récit de soi comme du quartier (entretiens réalisés en deux parties). La principale difficulté a finalement concerné le recrutement des enquêtés. Il fallait recruter des individus selon deux critères de départ : leur homosexualité et leur présence résidentielle dans les deux quartiers à un moment donné de leur vie. Le critère de l’homosexualité est sans doute le plus problématique puisqu’il offre peu de prises statistiques et qu’il est difficile de mettre en place une stratégie systématique à l’échelle du quartier pour obtenir des personnes dont on est sûr qu’elles soient homosexuelles. On peut imaginer leur demander directement mais cette procédure expose à des échecs et des interactions complexes que nous avons pu expérimenter. Nous avons abordé cette question dans le chapitre 3 et de ce point de vue, nous n’avons pas tellement abouti à une procédure de recrutement systématique : seule le temps d’immersion et les effets de réseaux nous paraissent augmenter significativement les chances de recruter des enquêtés de ce type. Ces entretiens permettent de saisir tout ce qui pourrait faire ou non que des gays, à un moment de leur vie, dans un contexte personnel et historique aussi, apparaissent comme des acteurs de la gentrification du quartier ; des acteurs, cela signifie toute une palette de situations, des plus actifs dans leurs pratiques au plus discrets dans leur présence. L’idée n’est pas de montrer à tout prix que tous les gays sont des acteurs essentiels de la gentrification d’un espace urbain. Il faut en effet spécifier à chaque fois de quel gay on parle, de quel contexte personnel, de quelle époque et de quelles pratiques ou discours il est question. On trouve sans doute des gays faiblement investis dans un processus de gentrification local, mais il s’agit alors de comprendre pourquoi.