Annexe 4 : L’expérience du terrain.

Les matériaux empiriques présentés dans le chapitre 3 sont le résultat d’un travail d’enquête étalé sur une période de 3 ans et demi environ de l’automne 2004 à l’été 2008. La restitution des données, des résultats et de l’enquête masque en partie les aléas du terrain, les obstacles rencontrés et surtout le rythme souvent irrégulier de l’enquête. Ces dimensions imprévisibles, et parfois chaotiques, du travail de terrain nous paraissent fondamentales dans la pratique du sociologue. C’est à ces difficultés qu’est consacrée cette annexe parce qu’elles constituent aussi des objets et des éléments d’analyse, qu’elles resituent la relation entre le chercheur et son terrain et qu’elles traduisent parfois aussi, en filigrane, des dimensions et des caractéristiques spécifiques à l’objet de recherche. Pour faciliter le récit, il sera conduit ici à la première personne du singulier.

Il faut donc rappeler les difficultés des débuts de l’enquête et les réticences que j’ai manifestées face au terrain. Ces difficultés initiales ont convergé vers un sentiment double : celui de perdre du temps et de ne pas « avancer », celui aussi de « manquer » son objet et de ne pas parvenir à l’atteindre pendant plusieurs mois. Ces deux sentiments sont liés et renvoient à une difficulté à entrer dans son terrain. D’abord, enquêter sur un quartier peut sembler bien difficile lorsqu’on le connaît mal ou peu et expose au problème de savoir ce qu’est exactement un quartier. Par où et par qui doit-on commencer exactement ? Que doit-on chercher et à qui doit-on s’adresser pour y accéder ? On a vu par exemple que la recherche d’enquêtés gays ayant habité ou habitant encore le quartier avait amené de nombreuses stratégies et de nombreuses difficultés en début d’enquête. Les échecs répétés pour obtenir ces enquêtés ralentissaient beaucoup l’enquête et tendaient à faire penser que ces individus n’existaient pas ou étaient très peu nombreux, ce qui remettait en cause l’intérêt et la pertinence de la recherche. Mais cela traduisait également des réticences face au terrain et des difficultés à l’affronter. La multiplication des voies institutionnelles pour accéder aux individus eux-mêmes en est un symptôme : si elle a des vertus rassurantes et donne le sentiment d’un contrôle de l’enquête, elle était surtout confortable psychologiquement car j’y trouvais un paravent provisoire face aux enquêtés. On peut recenser plusieurs difficultés initiales dans l’enquête qui renvoie à cette ambiguïté entre ce qui relève du terrain lui-même et ce qui relève d’un rapport encore frileux face à celui-ci : difficulté à trouver des enquêtés, difficulté à obtenir un rendez-vous pour un entretien, difficulté à investir les lieux gays du Marais et à identifier des acteurs ou des réseaux de ce « petit monde ». Dans cette phase de l’enquête, le plus rassurant est souvent le refuge dans la théorie au motif qu’il ne sert à rien d’aller sur le terrain tant que l’on ne sait pas ce que l’on y cherche, tant que l’on ne dispose pas d’hypothèses assez robustes. Après coup, c’est largement ce que j’avais fait pendant l’année de master 2 portant en partie sur le sujet de thèse. Ces mois d’hésitations et d’incertitudes n’ont pas été inutiles, ni gratuits : ils ont effectivement nourri l’ensemble de la recherche et permis de construire un dispositif théorique. Plus encore, il me semble que ce moment est inévitable dans une enquête sociologique. Souvent absent dans la présentation des résultats d’une recherche, il en fait pourtant partie et apporte des éléments d’analyse. Par exemple, il a nourri la réflexion sur la visibilité et l’invisibilité homosexuelles en ville. Si le Marais offre aujourd’hui un exemple de visibilité accrue des homosexuels dans l’espace urbain prenant parfois des formes spectaculaires, cette visibilité n’est pas une porte d’entrée si efficace qu’il y paraît pour traiter des transformations du quartier, des caractéristiques de sa vie résidentielle ou même du rôle des gays dans ce quartier. La plupart des interactions avec la clientèle des terrasses gays du Marais n’a notamment pas fourni beaucoup de pistes dans la recherche d’enquêtés parce que cette clientèle était composée de parisiens, de banlieusards, de touristes français et étrangers qui n’habitaient pas le quartier et ne connaissaient pas de gays habitant le quartier. Vécu comme un échec et une difficulté à rencontrer les bonnes personnes, ce résultat a en réalité reformulé la question des relations entre espace public et espaces résidentiels dans un tel quartier. Du point de vue méthodologique, cet exemple m’a amené à repenser les lieux, les moyens et les vecteurs d’accès au terrain en fonction des différentes questions de recherche (aspects résidentiels, dimension commerçante, images du quartier, socialisation par les lieux gays). Théoriquement, il a également permis de s’éloigner d’emblée des thèses du territoire communautaire puisque cette homogénéité gay se fragmente au grès des formes de présence et des types de population gay que l’on y trouve. Ainsi, les premiers mois de l’enquête ont été marqués par une remise en cause des préjugés sur le quartier investi mais cette remise en cause ne nourrissait pas en parallèle d’avancée importante concernant les données et mes propres questions de recherche.

Ces tergiversations de départ avaient en réalité deux origines distinctes. D’une part, j’étais encore peu familier du terrain d’enquête. Un quartier gay a beau se donner à voir au passant comme un espace spectaculaire, et par raccourci, un quartier à l’identité claire, cohérente, stable et affichées comme telle, dès les premières investigations auprès de ces marqueurs de l’identité gay du quartier, les choses semblent plus complexes. D’autre part, ces difficultés venaient également de mon attitude face au terrain. Peu habitué à la pratique de terrain en début de thèse, mes craintes et mes réticences étaient nombreuses. L’activité de chercheur reste une pratique sociale prise dans des contraintes, des normes et des significations valables pour d’autres activités : la présentation de soi, les motifs de l’action et les manières de se conduire y sont fondamentales, elles le sont d’autant plus dans des lieux gays où les enjeux de drague, de séduction et les rituels de la rencontre occupent une place importante. Mais les pratiques d’enquête sont aussi des activités socialement « étranges » au sens où les acteurs du terrain ne comprennent souvent pas très bien ce que le chercheur fait là, ce qui motive sa présence, ce qui définit son statut. J’ai souvent pu avoir le sentiment de passer pour un voyeur, voire un dragueur pour certains et ces différents rôles plus ou moins disqualifiants ont été source de malaise, de gêne et de difficultés à se positionner dans un tel environnement. Ces interférences entre logique d’enquête et logiques sociales sont inhérentes au métier de sociologue, ce n’est pas une nouveauté, mais elles produisent des difficultés réelles et considérables qui expliquent, selon moi, un certain nombre d’échecs au début de cette enquête. La méconnaissance des terrains, la force de certaines représentations sociales pré-construites à leur sujet et les difficultés à gérer ma position d’enquêteur ont largement pesé sur les premiers mois d’enquête. Cela renvoie aussi au fait qu’une enquête n’est jamais un « long fleuve tranquille » et qu’elle est soumise à un rythme irrégulier : certains tournants sont décisifs sans qu’il ne soit réellement possible de les provoquer. Plusieurs d’entre eux me paraissent aujourd’hui importants dans l’enquête parce qu’ils ont fait avancer les démarches et généré des changements de points de vue. Ils sont globalement apparus à partir de l’été 2006, soit au milieu de l’enquête.

Un premier tournant a concerné justement ma présence sur le terrain et ma façon de la gérer dans l’interaction enquête/vie personnelle. Naïvement, et pétri d’un positivisme excessif, j’avais imaginé initialement que cette enquête devait être totalement imperméable à ma vie personnelle : l’enquête sociologique était donc considérée comme une activité professionnelle, avec des plages horaires et des lieux précis, un rôle et des attitudes pré-établies, des objectifs définis. Cette conception rigide de l’enquête a pourtant montré ses limites. L’engagement comme bénévole au CGL traduisait les ambiguïtés de départ puisqu’il s’agissait d’une activité personnelle ouvrant des portes sur le terrain. J’ai rapidement constaté qu’aucun bénévole ou adhérent n’habitait le Marais. Le CGL n’apportait pas ce qui était espéré et ne servait plus à grand chose de ce point de vue. Cependant, il était fréquent que des bénévoles me proposent d’aller boire un verre dans le Marais après une réunion ou après une permanence. En tout début d’enquête, je ne parvenais pas à saisir ces opportunités parce qu’elles relevaient d’un entre-deux, entre ma vie personnelle et l’enquête et j’étais mal à l’aise avec cet entremêlement. Progressivement, j’ai accepté ces invitations et passé de plus en plus de temps avec ces quelques personnes dans les lieux gays du Marais. Non seulement le fait d’accepter cet entremêlement entre vie personnelle et enquête effaçait mon malaise en stricte situation d’observation mais cette nouvelle position permettait d’accéder à des choses, des gens, des logiques sociales peu visibles jusque là. En particulier, je constatais par exemple que le réseau des connaissances établies via l’association « collait » assez mal avec les logiques de la gentrification. Si certains étaient dotés de ressources culturelles (les jeunes en particulier), la plupart des bénévoles ne ressemblait pas du tout à des gentrifieurs. Ils vivaient en banlieue ou dans des arrondissements périphériques, ils occupaient des emplois peu qualifiés et surtout avaient des modes de vie très éloignés de ceux décrits chez les gentrifieurs. Ils composaient une population de clients gays des établissements du Marais, qui n’avait pas accès aux logements du quartier et qui ne percevait pas du tout le quartier selon les images traditionnelles des gentrifieurs. Le quartier ne faisait pas tellement sens pour eux, ce sont plutôt des lieux gays bien circonscrits et des réseaux relationnels ancrés dans ces lieux qui produisaient une convivialité de sortie, des relations de séduction et une sociabilité exclusivement homosexuelle. Des valeurs telle que la culture et la réflexion, le mélange des genres et le métissage, la convivialité et l’authenticité d’un lieu disparaissaient largement derrière des normes corporelles et sexuelles, un humour et un langage spécifiquement gays, une hégémonie homosexuelle masculine, et aussi un découpage du monde en deux catégories très clivées, celles des hétéros « ailleurs » et un monde gay duquel ils sortaient peu. Cette phase de l’enquête a facilité les moments de présence dans les lieux gays du Marais mais aussi transformé ma vision de ces établissements commerciaux dans lesquels se joue bien autre chose qu’une simple gentrification de fréquentation. A quelques centaines de mètres de là, mais dans un univers social fondamentalement différent, j’ai également à nouveau rompu les frontières entre vie personnelle et enquête de terrain. J’avais initialement isolé mon réseau de connaissances personnelles du contenu et du déroulement de l’enquête. Ce choix de départ se justifiait alors par des motifs aussi nombreux que flous : ces gens n’habitent pas le Marais, je n’ose pas leur demander telle chose, la proximité relationnelle va affecter l’objectivité de l’enquête, une « vraie » enquête ne procède pas avec ses amis ou ses connaissances. Les difficultés ont pourtant amené à contre-cœur à mobiliser des connaissances personnelles, souvent homosexuelles, ou évoluant dans certains milieux professionnels (cinéma, culture, journalisme, architecture). Or, une fois ces démarches entreprises, force est de constater que l’enquête a véritablement accéléré et qu’elle est devenue beaucoup plus facile et efficace. Les interlocuteurs étaient non seulement plus faciles à atteindre et à convaincre, mais aussi faciles à revoir par la suite, à « suivre » et à faire participer à l’enquête. C’est ainsi qu’un réseau d’enquêtés et de relations avec ces enquêtés a progressivement émergé autour de deux ou trois individus centraux et d’un bar gay bien différent de ceux évoqués précédemment, le Duplex. Ce réseau comportait plusieurs gays habitant le quartier et dont les profils sociologiques correspondaient clairement aux« gaytrifieurs » recherchés. J’ai pu les interroger mais aussi passer du temps en leur compagnie au Duplex. Sans cette entrée, je n’aurai probablement pas vu les mêmes choses dans ce bar, pas donné le même sens aux interactions observées. Encore fallait il accepter l’idée selon laquelle un engagement personnel du chercheur sur le terrain n’est pas nécessairement nuisible aux résultats, voire même qu’il les rend plus riches. Je ne Sans entrer en détail dans les rouages de ce débat épistémologique traditionnel des sciences sociales, ce retour d’expérience vise simplement à nuancer certaines postures ultra-positivistes à l’égard du terrain. L’engagement personnel sur le terrain fait voir les choses différemment : le chercheur ne les voit pas nécessairement « mieux » ou n’en voit pas forcément « plus », mais il voit déjà quelque chose. Après un master 2 en grande partie « extérieur » à son terrain, je constate que ce type d’interactions entre vie personnelle et travail d’enquête apporte davantage qu’il ne retire à la qualité et à la quantité des données.

Le second tournant important correspond au séjour de recherche et d’enquête à Montréal intervenant à un moment où l’enquête parisienne perdait de son efficacité. La décision d’enquêter sur le Village renvoyait à différentes raisons déjà mentionnées. Au printemps 2007, j’ai décidé de programmer ce séjour en constatant que le terrain parisien était un peu saturé. En termes d’agenda de recherche, il était également temps de se rendre à Montréal et d’y entamer le travail d’enquête. Le séjour à Montréal n’a pas duré très longtemps mais a permis de produire rapidement un matériau empirique conséquent. C’est pourquoi je me suis limité à un mois et demi d’enquête, durée plus courte que celle prévue initialement. Dans la conduite de l’enquête, le séjour à Montréal a cependant été très bénéfique et a, lui aussi, constitué une sorte de tournant dans la manière dont j’ai conduit mes recherches. Le premier apport a bien sûr été celui du dépaysement. En anthropologie, on a depuis longtemps décrit ce que produit l’enquête loin de « chez soi » et notamment la manière dont un contexte empirique différent produit des points de vue différents et transforme souvent le regard du chercheur lui-même. Montréal n’est pas un lieu aussi exotique que certaines contrées explorées par les anthropologues : les repères quotidiens occidentaux ne sont pas radicalement transformés pour un jeune français. Cependant, un dépaysement a bien eu lieu, accentué par la méconnaissance préalable de cette ville, ce pays et ce continent nord-américain. Je ne connaissais personne à Montréal. J’avais, un mois avant de partir, établi des contacts via Internet avec quelques personnes : deux associations gays de Montréal, la Société de Développement Commercial du Village, un couple gay habitant le quartier et tenant un blog sur la vie gay montréalaise. En arrivant, les premières visites du quartier ont surtout servi à se familiariser avec certains repères : la géométrie du quartier, son organisation et sa superficie, le nom des rues, le nom des lieux. Il fallait aussi s’adapter à l’organisation de l’espace dans une métropole nord-américaine, appréhender ce qui y fait « quartier » et comprendre le sens des délimitations du Village. L’extension et la géographie rectiligne du Village m’ont par exemple fait prendre conscience de l’étroitesse, de la densité du bâti et de la géographie très européenne des rues du Marais gay. J’ai également mesuré les différences notoires de paysage urbain, d’image et d’ambiance de quartier entre un quartier central parisien très gentrifié et un quartier montréalais tel que Centre-Sud. Le fait de se retrouver seul ou presque face à un terrain inconnu a, paradoxalement, stimulé mes initiatives et m’a, je crois, désinhibé. Le journal de terrain traduit ce sentiment d’aller vite, de rencontrer rapidement beaucoup de gens et d’oser davantage, comme si ce terrain était plus facile mais aussi comme si je m’y sentais plus à l’aise, plus décomplexé et d’une certaine manière plus « libre » (Encadré 1).

Encadré 1 : Quand l’enquête marche mieux : extraits du Journal de terrain.
14/04/2007 - [Première visite du Village] « Dans la librairie, j’ai abordé Geneviève pour lui expliquer ce que je cherchais, je me suis lancé, elle n’a pas du tout eu l’air surprise. Elle m’a donné son numéro et m’a expliqué que son frère était gay et qu’il pourrait sans doute me renseigner sur les années 70. Je dois la rappeler demain, elle vit en banlieue. (…) Rencontre avec Michel qui tient un hôtel gay dans une petite rue du quartier, perpendiculaire à Sainte-Catherine, il a l’air sympa et habite aussi dans le quartier. Il n’avait pas le temps de parler mais m’a proposé de repasser dans la semaine pour voir ce qu’il peut faire. »
19/04/2007 - « Une semaine seulement et déjà plein de choses, plus que je n’aurai pu imaginer, ça avance très vite, beaucoup plus qu’à Paris, c’est plus facile d’être ici juste pour faire ça. Pour le moment, je n’ai que ça à faire aussi, c’est bizarre d’aller aussi vite, déjà 4 entretiens de prévu !!! »
21/04/07 -
« Réunion de l’Association des Pères Gays de Montréal dans une école du Plateau. La salle est fermée, tout le monde décide d’aller dans un café du Village. On m’emmène en voiture, personne n’a l’air étonné que je vienne, tout le monde me souhaite la bienvenue à Montréal. Soirée discussion sur les problèmes des pères gays et de leurs anciennes compagnes, mères de leur enfant (…) Je sympathise avec Richard, qui me parle d’un ami gay vivant dans le quartier (Raymond), il me rappellera pour me confirmer l’entretien. (…) Il n’y a pas beaucoup de jeunes, mais je me sens très à l’aise toute la soirée : les choses sont faciles, les gens semblent plus disponibles, je leur présente les choses en disant que j’ai peu de temps et je mets plus la pression, mais ça marche beaucoup mieux ! »
1/05/2007 -
« Répétition de la chorale gay de Montréal, Ganymède, au Centre communautaire. Déjà un résultat : on dirait qu’ils habitent tous dans le Village ! (…) A la fin de la répétition, je me retrouve à la porte d’entrée de la salle avec une file d’attente de choristes habitant le Village et qui me laissent tous leurs coordonnées avec leur plage de disponibilité. C’est génial ! Ils sont tous très sympas, certains ont l’air très enthousiaste. Claude « adore la France », il trouve ça bien de faire une thèse, il me donne son numéro, et insiste pour que je l’interroge. Déjà un entretien avec Léo dès demain matin et 14 numéros de téléphone d’un coup ! Il faudra réfléchir à cette chorale : pourquoi autant de gays qui habitent le quartier ? Pourquoi on ne retrouve pas la même chose à Paris ? Et comment se fait-il que j’ai autant de succès ici ? Bon, ça vient du quartier mais ça vient aussi de moi ! »

Ces extraits montrent en partie comment, à Montréal, le sentiment d’efficacité, puis d’effervescence du terrain sont apparus pour la première fois dans cette enquête. Des caractéristiques propres au terrain peuvent l’expliquer : l’utilité pour l’enquête des associations (à l’inverse du cas parisien) traduit en partie les différences de conception et d’histoires des communautés gays dans les deux contextes. Mais tout ne vient pas du quartier lui même. Les conditions d’urgence, la peur de ne pas obtenir d’entretiens, le statut de jeune étudiant français « un peu perdu » que je présentais aux gens, l’anonymat total dans lequel j’ai commencé cette enquête sont autant d’éléments décisifs expliquant l’ampleur du travail accompli en un mois et demi. Comme s’il était plus facile d’enquêter loin de chez soi qu’à proximité, le terrain montréalais a fonctionné aussi comme un révélateur et une expérience enrichissante dans l’apprentissage du métier de sociologue. De retour en France, j’étais frappé par ce résultat : il est apparu clairement avec le recul et a redonné du rythme à la fin de l’enquête à Paris, à partir de l’été 2007.

Un dernier tournant a prolongé ces avancées durant la dernière année d’enquête où j’ai réalisé une bonne partie des entretiens parisiens et des observations ethnographiques sur une période relativement condensée. Ce changement est venu principalement du recentrage et de l’investissement plus intensif d’un matériau plus restreint mais plus précis. Par le biais du Duplex et de quelques enquêtés coopératifs, j’ai réussi à intensifier le rythme des entretiens. Contrairement à un système de recrutement pré-établi et systématique, ce sont plutôt des interactions et des vecteurs d’entrée plus ciblées qui ont alors permis de recruter des habitants gays du quartier. Parmi ces vecteurs spécifiques, on peut donc citer le Duplex et les rencontres que j’y ai faites à l’automne 2007 : ce lieu si particulier a orienté le type de populations que j’ai alors fréquenté et le type d’enquêtés interrogés. De la même manière, j’ai suivi une partie de la campagne électorale des municipales de 2008 dans le quartier et fréquenté puis interrogé un certain nombre de gays habitant le quartier et investis dans les sections locales du Parti Socialiste. J’ai alors vu converger les voies d’entrée sur le terrain entre l’automne 2007 et le printemps 2008 : pour la première fois dans cette enquête, j’ai eu (enfin !) le sentiment d’être « pris par mon terrain » tant l’enquête, ses acteurs et ses logiques semblaient contaminer en retour certains moments de ma vie personnelle. L’encadré ci-dessous rend compte de cet engrenage réticulaire et des surprises du terrain lorsque, par des canaux différents, une relation interpersonnelle devient redondante, par exemple dans le cas du lien avec Frédéric (Encadré 2).

Encadré 2 : Réseau personnel, enquête et engrenage du terrain : le cas de Frédéric.
Dans le schéma, les ellipses concernent des individus que je connaissais en dehors de l’enquête : des amis (Sarah) ou de simples connaissances (Philippe). Les rectangles concernent des « enquêtés » interrogés en entretien pendant l’enquête. Les flèches désignent des contacts : en pointillés, des contacts indépendants moi, en plein, des relations directes avec moi. Le sens des flèches donne le sens du contact. Ainsi, je rencontre Tony et Vincent, Boris demande à John de participer à l’enquête, Frédéric et Sarah se connaissent, Philippe et moi nous connaissons, tout comme John et Philippe.
Tout commence au Duplex, où lors d’une soirée passée en compagnie de Philippe, je rencontre Vincent qui accepte de participer à l’enquête. L’entretien a lieu deux semaines plus tard, en deux fois et en couple avec son compagnon Tony. Ils me donnent les coordonnées de Boris que je rencontre quelques jours plus tard pour l’interroger. Boris me donne, la semaine suivante, les adresses mail de deux autres gays et habitant le Marais : John et Frédéric. Je prends rendez-vous par mail avec eux, en commençant par Frédéric. Dans le journal de terrain, on trouve le passage suivant :
« Le 28 Novembre 2007, j’ai fixé l’entretien avec Frédéric pour la semaine suivante, le jeudi 6 Décembre à 18h, chez lui, au 23, rue Rambuteau. Il est critique de cinéma aux Inrockuptibles et copain avec Boris. Il a l’air sympa.
Mardi 4 Novembre, Sarah m’appelle pour me proposer de dîner ensemble le lendemain soir, mercredi 5 Novembre. Sarah est une amie de l’ENS, avec qui j’ai habité un an en colocation dans la résidence de l’ENS lorsque j’étais en première année. Agrégée de lettres, elle est à la Fémis et a un peu abandonnée les Lettres pour devenir scénariste de cinéma : elle est très « branchée », connaît beaucoup de monde dans le milieu du cinéma, sort beaucoup dans les lieux parisiens à la mode. Elle habite avec son copain, journaliste, dans le 3ème arrondissement, rue Chapon. Elle fréquente beaucoup de gays à la Femis mais n’a jamais réussi à me fournir des enquêtés. En début de thèse, on avait discuté de mes enquêtés et je me disais que les gaytrifieurs que je cherchais étaient exactement ses amis de la Femis et les gays qu’elles fréquentent (notamment son cousin, styliste connu, mais n’habitant pas le Marais).
Mercredi 5 Novembre, elle m’appelle vers 18h pour me donner rendez-vous au Taxi Jaune, bar-restaurant du 3ème arrondissement : lieu un peu vieillot et suranné du quartier, ancien bistrot populaire où on croise des cinéastes, des jeunes artistes, des gens de la mode, etc. Elle me donne rendez vous vers 20h en me disant qu’elle ne sera peut être pas seule. En sortant du métro Temple, vers 19h45, j’écoute un nouveau message qu’elle vient de me laisser : elle est en retard mais elle a invité un ami à elle, Frédéric, critique de cinéma, très sympa, qu’elle veut me présenter. « Tu le reconnaîtras, il sera tout seul, les cheveux longs, je vous rejoins, à tout à l’heure ». Le prénom et la profession me mettent la puce à l’oreille, je rappelle Sarah. « C’est qui ce Frédéric ? C’est pas Frédéric X quand même ? Mais, tu le connais ? Ben, je dois le voir demain pour un entretien pour ma thèse, mais je savais pas que tu le connaissais ! Ah mais c’est trop drôle, oui bien sûr c’est lui ! ». J’arrive au Taxi Jaune et retrouve effectivement Frédéric : « Frédéric, je crois qu’on se connaît, on doit se voir demain pour un entretien… Ah mais c’est toi ? Le thésard en socio ? Sarah ne m’avait pas dit ! Mais elle ne le savait pas ! »
Pendant la soirée, nous avons discuté de cette histoire : ils ont beaucoup ri, j’étais mal à l’aise. Cette soirée amicale n’allait-elle pas biaiser l’entretien ? J’ai pensé à ça toute la soirée et ils ont senti mon malaise : Frédéric n’a pas arrêté de me dire « Ne t’inquiète pas, je répondrai très sérieusement, comme si on s’était jamais vu » ce qui renforçait encore le biais selon moi. J’ai été un peu obligé de dévoiler une partie de mon sujet car Sarah n’arrêtait pas d’en parler, de dire que j’avais inventé un mot « la gaytrification ». Au fur et à mesure nous avons parlé d’autres choses et je me suis un peu détendu. En rentrant, j’essaie de mettre ça sur le papier. Deux choses me viennent à l’esprit. D’un côté, j’ai l’impression qu’il est temps d’arrêter cette enquête, je me sens oppressé et envahi par la thèse : je ne peux pas aller dîner avec une copine sans retomber en plein dedans. Je ressens ce que j’ai lu pendant toutes mes études dans les manuels de méthodologie et que je ne ressentais jamais : « être pris » par son terrain et ne plus trop savoir comment s’en protéger. D’un autre côté, j’ai l’impression d’avoir réussi ce que je voulais faire. Quand je voyais les amis gays de Sarah, je me disais toujours que c’était cette population là que je devais atteindre, que c’était ce genre de gays qui pouvaient être de « vrais » gentrifieurs, et j’avais l’impression de ne pas les atteindre dans les bars gays ou au CGL. J’ai voulu passer par d’autres moyens et passer par des voies qui ne m’étaient ni familières, ni proches. Le fait de retomber finalement sur Sarah en étant passé par tous ces chaînons et d’arriver à Frédéric par des gens que je ne connaissais pas, me donne l’impression que j’ai réussi à retrouver ce que je cherchais en procédant un peu bizarrement, en construisant mon enquête avec mes propres moyens pour finalement parvenir à ce que je visais au départ.
Le 6/11/2007. Retour de l’entretien avec Frédéric. Finalement, ça s’est très bien passé. On a discuté un peu au départ de la situation cocasse de la veille, mais l’entretien a pris le dessus. Frédéric s’est même beaucoup livré, je ne m’attendais pas à ça. J’avais l’impression, la veille, de quelqu’un qui contrôle un peu tout et tout ce qu’il dit, mais, ce soir, il s’est raconté très facilement (voir les passages sur son ex, sur les milieux branchés qu’il fréquente moins, les amis d’amis qu’il n’aime pas trop, même sur Sarah qu’il connaît peu en fait). Il faudra reprendre ces passages là, beaucoup de choses à utiliser. Il m’a aussi donné le numéro de ses voisins du dessous ».

Cet exemple illustre à sa manière le type d’événements qui marque le déroulement d’une enquête et avec laquelle on « vit » pendant un temps. L’enquête de terrain que j’ai conduite a connu des obstacles, des échecs mais aussi des tournants et des rythmes irréguliers. A certains moments, j’ai eu le sentiment d’être trop loin du terrain, en fin d’enquête au contraire, j’ai ressenti le besoin de « couper » avec un terrain devenu quasiment quotidien, voire envahissant. J’ai tendance à penser qu’au bout d’un moment, il est temps aussi que cela s’arrête et que ce sentiment de « ras-le-bol » est un bon indicateur de la fin d’un terrain. Par ailleurs, le fait d’avoir analysé les données et rédigé cette thèse à distance du terrain m’a semblé plus confortable et plus satisfaisant intellectuellement. Le recul pris depuis la fin de l’enquête n’offre pas seulement l’occasion de raconter concrètement ce qui s’y est passé mais peut parfois servir l’analyse et nourri la démonstration. J’ai voulu restituer dans cet appendice un certain nombre d’exemples de ces moments où la manière même dont les choses arrivent, se passent ou ne se passent pas met en lumière certaines dimensions de la gaytrification.