Introduction

[Tableau 1 : Les formes du terme "peopolisation" et ses occurrences sur Google.]
Tableau 1 : Les formes du terme "peopolisation" et ses occurrences sur Google
  Nombre de résultats donnés par Google – septembre 2010 Nombre de résultats donnés par Google – janvier 2007 1
Peopolisation 38 900  55200
Pipolisation 22 200 14400
Peoplisation 13 300  870
Peopleisation 1 960  688
Pipeulisation 782  165

L’injonction à la visibilité, de plus en plus marquée dans les sociétés contemporaines, encourage et valorise l’exhibition d’activités multiples et de diverses re-présentations de soi et ce, notamment, pour le personnel politique. Depuis le développement des médias de masse, la visibilité s’est libérée des contingences spatiales et temporelles, de l’ici et du maintenant. La médiatisation s’opère dans une perspective inverse de celle du panoptique benthamien : le dispositif médiatique soumet les acteurs publics au regard de tous, tandis que ces derniers ne peuvent plus, sauf exception, voir le public. Cette configuration technologique unilatérale s’accompagne de deux mouvements : une spectacularisation de la communication et une injonction à la transparence de plus en plus forte. Dans la convergence de ces facteurs sociologiques, technologiques et communicationnels, un phénomène fait son apparition dans l’espace public français, au début des années 20002 : la peopolisation. Au début de ce travail, en 20053, très rares étaient les écrits scientifiques sur celui-ci. Il était invoqué par les médias ou par le sens commun comme relevant d’un terme boite-noire, aux multiples définitions, multiples manifestations et multiples écritures ; un terme qui donnait l’impression de pouvoir être défini. Or l’exercice de définition s’avérait finalement particulièrement difficile du fait de la complexité des mouvements et des espaces que le phénomène recouvrait.

Cette aporie du savoir sur notre objet d’étude se confronta à une intuition empirique quant à la période qui arrivait : la campagne présidentielle de 2007. Ce temps politique fort, pressentions-nous, pouvait exacerber le phénomène de peopolisation, permettant alors d’observer sa construction et sa définition.

L’aporie du savoir quant à cet objet fit, par ailleurs, émerger deux prédicats pour le concevoir :

‘Le phénomène de peopolisation est à la fois narratif et social : il se fait en se disant.
Le phénomène de peopolisation est en train de se faire ; il est un processus en cours qui émerge de la confusion des espaces privé et public.’

Mais, en parallèle, de nombreuses questions apparurent quant à la confusion du privé et du public :

Un individu peut-il être considéré simultanément comme un individu privé et public ? Comment penser ce qui est de l’ordre du privé et ce qui est de l’ordre du public ? Quels sont les éléments qui peuvent permettre de les distinguer ? Pouvons-nous nous contenter de considérer ce qui est connu comme de l’ordre du public ? Si oui, comment saisir le privé s’il ne nous est pas accessible parce qu’il est non-dit ou non-connu ? Si non, comment séparer le connu public du connu privé ?
Comment saisir le déplacement entre le privé et le public ? Qui opère ce déplacement et finalement cette association de deux éléments hétérogènes ? Peut-on réconcilier l’hétérogénéité ? Comment est compris cet assemblage d’éléments hétérogènes, voire contradictoires, dans l’espace public ? Pour quelles raisons, peut-on voir émerger des discours d’acceptation et d’autres de condamnation d’une telle association ?

Deux références théoriques et méthodologiques parurent pertinentes et opératoires pour traiter d’un tel sujet : la sémiotique narrative et la sociologie pragmatique4. En effet, notre ancrage dans les sciences de l’information et de la communication nous a amenés dès le début à considérer des discours de presse traitant de la vie privée des hommes politiques. Nous souhaitions nous intéresser à la manière dont le mélange des rôles et le brouillage de la frontière entre espace privé et espace public sont matérialisés dans des règles de construction et d'organisation spécifiques des récits médiatiques. La sémiotique narrative nous sembla alors un outil pertinent pour repérer, au sein du récit, les isotopies relatives aux espaces du privé et du public, pour les identifier et, enfin, comprendre la manière dont le narrateur passait de l’un à l’autre et justifiait le déplacement entre ces deux éléments hétérogènes. Pourtant, les interrogations énoncées précédemment exigèrent de penser parallèlement la complexité du monde social à travers les questions d’association, d’hétérogénéité, de déplacement, de compromis, de conflit, d’identité, d’engagement. La sociologie pragmatique devint alors, au fil de nos recherches, une référence incontournable, non seulement comme moyen de comprendre ou d’expliquer cette complexité, mais surtout, et avant tout, comme moyen de l’étudier.

‘« C’est une théorie – et même je pense une théorie solide – mais une théorie qui porte sur la façon d’étudier les choses ou, mieux, sur la façon de ne pas les étudier.5»’

Dans la confrontation de ces deux pôles théoriques émergea la volonté d’aborder et d’explorer une approche interdisciplinaire pour considérer des récits qui décrivent et performent le phénomène de peopolisation. Ainsi, l’approche interdisciplinaire proposée semble permettre de construire et de réfléchir la manière dont doit être saisi un tel objet de recherche : c’est dans une perspective méthodologique que nous cherchons avant tout à confronter ces deux approches théoriques.

Nous retrouvons, dans les ouvrages de Luc Boltanski, Laurent Thévenot ou Bruno Latour, et ce, à de nombreuses reprises, des références à Algirdas Greimas et à son approche narrative.

‘« Il ne serait pas exagéré de dire que la sociologie de l’acteur-réseau est redevable pour moitié à Garfinkel et pour moitié à Greimas : elle a simplement associé deux des plus intéressants courants intellectuels de part et d’autre de l’Atlantique, et elle est parvenue à se nourrir de la réflexivité intrinsèque des comptes rendus qu’offrent les acteurs comme les textes. 6 » ’

La sociologie pragmatique s’est donc nourrie de la sémiotique greimassienne pour réinterroger la question du social. Nous faisons le pari, dans cette recherche, que cette réappropriation par les sociologues ouvrira de nouvelles pistes et de nouvelles interrogations pour questionner notre objet de recherche. Si le pari peut sembler ambitieux, il nous semble opératoire pour questionner un phénomène médiatique en train de se faire et saisir une tension linguistique en train de se défaire et comprendre, ainsi, un phénomène narratif et social.

Nous partons de deux postulats sociologiques : l’un permet de considérer l’individu représenté, c'est-à-dire l’homme politique ; l’autre saisit un phénomène plus large : la peopolisation. Le premier nous invite à appréhender la pluralité des modes d’engagement que l’homme politique éprouve dans sa réalité quotidienne. Ici, c’est la théorie de l’homme nomade7 qui nous intéresse particulièrement ; approche qui considère l’individu comme porteur d’une identité plurielle, actualisée par la dynamique du rapport entre cet être et les différents environnements dans lesquels il circule. Le second postulat nous permet de considérer ce moment d’incertitude (la campagne présidentielle de 2007) dans lequel se construit le phénomène de peopolisation et donc, plus loin de considérer ce processus comme une controverse, au sens de Latour. Pourtant, c’est tournés vers des considérations sémiotiques que nous cherchons à expliquer les logiques immanentes au récit qui ordonne et organise cette réalité sociale. Notre problématique nécessite donc de mettre à jour les règles et le dispositif susceptibles d’engendrer les récits mettant en scène l’homme politique à la fois comme personne publique et personne privée et de construire une définition de la peopolisation et, ainsi, de tenter d’éclairer une situation communicationnelle confuse.

Par sa problématique, son sujet, son terrain et sa méthodologie, ce travail relève donc spécifiquement des sciences de l’information et de la communication, mais il vise aussi à une interdisciplinarité susceptible de permettre d’autres résultats. L’inscription disciplinaire est une nécessité propre à tout travail de thèse. Elle revêt des caractéristiques particulières, qui peuvent être un chemin théorique et méthodologique contraignant mais aussi, et paradoxalement, unifiant et rassurant. Elle se comprend par les espaces qu’elle traverse et par le mouvement qu’elle suit, sa construction. Elle permet de définir un ordre et des logiques de recherche (de terrain, théorique ou méthodologique). Dans le même temps, le principe même de la recherche se nourrit des passages, des emprunts et des adaptations, permettant aussi, peut-être, d’autres regards sur les questions envisagées par une discipline.

Notes
1.

WOOLDRIDGE, R., « Études du Web corpus d'usages linguistiques: pipolisation », Appréciation Critique de Ressources En-ligne, Recherches faites et publiées le 5 juin 2006 ; addendum le 30 janvier 2007, [en ligne : http://www.etudes-francaises.net/acre/corpus/pipolisation.htm]

2.

C’est du moins à ce moment là que le phénomène est identifié et nommé dans l’espace public français.

3.

Nous tentons, en introduction, de retracer la construction de la problématique et de la méthodologie telle que nous l’avons opérée dans cette recherche.

4.

Par souci de concision, nous définissons le deuxième pôle théorique par une appellation qui ne rend pas justice à la pluralité de ce courant. Comme nous le verrons plus tard, cette appellation est un terme venu de l’extérieur qui convient plus aux théories de Boltanski et Thévenot qu’à celles de Latour et Callon que nous pourrons désigner selon l’apport mobilisé comme ANT (Théorie de l’acteur-réseau) ou sociologie de la traduction.

5.

LATOUR, B., ‘ Changer de société, refaire de la sociologie, ’Paris : Ed. La découverte, 2007 (Ed. originale anglaise 2005), p. 207.

6.

LATOUR, 2007, op.cit. p. 79.

7.

THEVENOT, L., L’action au pluriel, Paris : Ed. La Découverte, 2006. p. 23-53.