I. 1. 1. L’actant

Greimas explique l’organisation narrative du récit à partir de deux niveaux (immanent/profond et de manifestation/superficiel), mais aussi à partir de deux composantes (syntaxique et morphologique). La composante morphologique investit les unités sémantiques du texte alors que la composante syntaxique révèle la structure même du récit à la fois à travers son modèle constitutionnel (au niveau profond) et son modèle actantiel (au niveau de surface). Ce dernier modèle est justement ce qui nous intéresse ici en ce qu’il permet l’identification des actants du récit. Greimas a fondé sa définition de l’actant en se distanciant du personnage proposé par Propp. Ce dernier analyse l’organisation du conte à partir d’un inventaire des fonctions des personnages29. C’est par la réduction de cet inventaire que Greimas repense les concepts pour qu’ils dévoilent l’organisation de textes autres que le

[Figure 1 : Présentation des actants]
[Figure 1 : Présentation des actants]

conte. Le concept d’actant est né de ce travail. Il se comprend donc comme un personnage non seulement défini par sa fonction et sa sphère d’action, mais aussi par les relations qu’il entretient avec les autres. Plus encore, l’actant est détaché du contexte discursif et devient une unité syntaxique abstraite qui prend part d’une quelconque façon à l’acte, à « ce qui fait être ». C’est « ‘ en quelque sorte une fonction vide qui peut être remplie de manière très variée dans le contexte discursif  ’» qui la manifestera30.

Dans la notion de personnage, Greimas soulève, par ailleurs, la confusion entre les termes d’acteur et d’actant qu’il distingue en précisant qu’ « ‘ un actant peut être manifesté dans le discours par plusieurs acteurs [et que] l’inverse est également possible, un seul acteur peut être le syncrétisme de plusieurs actant ’»31, la manifestation discursive permettant le passage de l’actant à l’acteur32. L’acteur se définit donc comme « ‘ le lieu de convergence et d’investissement des deux composantes, syntaxique et morphologique ’ »33.

Parallèlement, la notion d’actant, permet d’appréhender non seulement les êtres humains, comme le personnage de la sémiotique littéraire, mais aussi les animaux, les choses et les concepts. Cette notion d’actant permet à Greimas de considérer l’action à partir des actants considérés comme des classes actantielles et répartis en trois axes, comme l’encart ci-dessus le précise.

Du côté de la sociologie pragmatique, on notera l’introduction que proposent Boltanski et Thévenot dans l’ouvrage ‘ De la justification. Les économies de la grandeur ’. Cette introduction pose, dès la première phrase, l’idée de la notion d’actant, même si celle-ci n’est pas encore dite comme telle:

‘« Les lecteurs de cet ouvrage pourront ressentir une certaine gêne à ne pas rencontrer dans les pages qui suivent les êtres qui nous sont familiers. Point de groupes, de classes sociales, d’ouvriers, de jeunes, de femmes, d’électeurs, etc., auxquels nous ont habitués aussi bien les sciences sociales que les nombreuses données chiffrées qui circulent aujourd’hui sur la société. Point encore de ces personnes sans qualités que l’économie nomme des individus et qui servent de support à des connaissances et à des préférences. Point non plus de ces personnages grandeur nature que les formes les plus littéraires de la sociologie, de l’histoire ou de l’anthropologie transportent dans l’espace du savoir scientifique, au travers de témoignages souvent très semblables à ceux que recueillent les journalistes ou que mettent en scène les romanciers. Pauvre en groupe, en individus ou en personnages, cet ouvrage regorge en revanche d’une multitude d’êtres qui, tantôt êtres humains tantôt choses, n’apparaissent jamais sans que soit qualifiés en même temps l’état dans lequel ils interviennent. C’est la relation entre ces états-personnes et ces états-choses, constitutive de ce que nous appellerons plus loin une situation, qui fait l’objet de ce livre. 34 »’

Ce paragraphe, le premier de l’ouvrage, s’affranchit de toute construction préalable d’un portrait sociologique opératoire et tente d’appréhender, non plus un individu ou un groupe, mais des êtres. Latour fut le premier sociologue de ‘ style ’ pragmatique à recourir à la notion d’actant jugeant le terme d’acteur, habituellement utilisé dans sa discipline, trop anthropomorphique35. Il emprunte cette notion à Greimas et la définit pour une partie avec les mots mêmes du sémioticien. C’est en 1990 que Boltanski reprend, à sa suite, la notion d’actant et réintègre ainsi les figures du collectif, souvent délaissée selon lui, pour en faire des entités à part entière36.

Cependant, plus que l’ouverture vers le non-humain, le concept d’actant est, par là même, repris dans son abstraction. En reprenant la dernière phrase de la citation faite plus haut, on peut remarquer l’émergence du concept d’ « état ». Les propriétés ne sont plus attachées en permanence à l’être mais se révèlent dans le cours de l’action, dans la réalisation de l’épreuve. La notion d’actant permet donc à Boltanski et Thévenot de qualifier le sujet de l’action sans pour autant déterminer son statut et son identité : les personnes37 ne sont justement personne en dehors de leurs actions38.

‘« De fait, en recourant au concept d’actant, on évite de surcroît d’assigner aux acteurs des rôles, statuts ou fonctions tout comme on refuse de les inscrire dans une position sociale, une structure de classe ou une quelconque hiérarchie de classe. 39»’

La notion d’actant valide, pour l’instant, une certaine compatibilité entre analyse narrative et sociologie pragmatique. D’un pôle à l’autre, les êtres (humains ou non-humains) sont appréhendables au prisme d’un discours particulier, d’une action de qualification opérée par d’autres personnes ou par eux-mêmes.

Notes
29.

PROPP, V., ‘ Morphologie du conte ’(Edition originale russe 1928)‘ , ’ Paris : Seuil, 1970.

30.

DE GEEST, D., « La sémiotique narrative de A. J. Greimas », ‘ Image and Narrative ’, 5, 2003, p. 3.

31.

GREIMAS, 1983, op.cit. p. 49.

32.

Nous utiliserons pourtant le terme de « personnage » dans nos analyses pour désigner un actant incarné sans pour autant parler d’acteur, dont la résonnance sociologique forte, perturbait notre propos. Cependant, nous gardons toujours à l’esprit la définition de Greimas : le personnage n’est pas forcément humain ou individuel.

33.

GREIMAS, A. & COURTES, J., ‘ Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, ’Paris : Hachette, 1993, p. 8.

34.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, ‘ op. cit. ’ p. 11.

35.

LATOUR, 1984, ‘ op. cit ’. p.22.

36.

BOLTANSKI, L., L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris : Métaillé, 1990, p. 266.

37.

Le terme de « personne », emprunté à Strawson par les sociologues de ‘ style ’ pragmatique, désigne, sans aucune connotation psychologique, les gens engagés dans l’action avant qu’ils ne soient dotés de compétences cognitives ou morales et qu’ils deviennent des « agents ». (STRAWSON, P., ‘ Les individus, ’ Paris : Seuil, 1973.)

38.

Cette considération fut la cible de nombreuses critiques décrivant un excès pragmatique et refusant l’incertitude et l’instabilité sous-tendues par la notion d’état et l’argument de non-attachement. Dans La condition fœtale (BOLTANSKI, L., La condition fœtale, Paris : Gallimard, 2004), Boltanski revient alors sur sa position et concède une identité personnelle fixe aux personnes, identité qui se manifeste par des désignateurs rigides tels que le nom et qui nous permet de les identifier et les ré-identifier quant elles passent d’un monde à l’autre. Nous verrons par la suite que cette critique et cette correction ne mettent pas en péril nos considérations.

39.

 NACHI, 2006, op. cit. p. 52.