I. 1. 2. L’axiologie

La sociologie pragmatique se déploie, entre autres, avec le « Groupe de Sociologie Politique et Morale ». Le nom de ce groupe et, plus particulièrement, le terme « moral » qui y figure, permet de s’interroger sur la place de l’axiologie dans ses préoccupations et, toujours dans notre logique de recherche de compatibilité, dans celles de la sémiotique greimassienne. Nous employons, ici, le terme d’axiologie dans le sens que Greimas lui donne, c'est-à-dire comme le mode d’existence paradigmatique des valeurs (Greimas/Courtés 1979 p. 26), et non comme une branche de la philosophie.

Forts de cette précaution terminologique et des considérations précédentes sur la notion d’actant, considérons l’extrait d’un article40 portant sur le mariage de Nicolas et Carla Sarkozy : « ‘ Il ’[Nicolas Sarkozy] ‘ a toujours eu beaucoup de considération pour elle ’ [Cécilia Attias ex-Sarkozy] ‘ et tenait à ce qu’elle apprenne la nouvelle avant la presse ’[4 jours avant le mariage‘ ]. Un contrat de mariage a été signé entre les époux, préparé comme ’Closer‘ vous l’avait annoncé il y a quelques semaines, par l’avocat de la chanteuse ’[Carla Bruni-Sarkozy],‘ venu exprès de Suisse. ’ » Dans cet extrait41, nous repérons les actants de narration : sujet, objet et Destinateur, manifestés dans le récit, entre autres, par les acteurs : Cécilia Attias, le mariage, Nicolas Sarkozy. Mais, nous pouvons aussi remarquer les traces (explicites) de l’énonciation par les termes « ‘ Closer ’ » ou « ‘ vous ’ ». Si nous nous attardons quelques instants sur l’axiologie de cet extrait, nous remarquons que le narrateur informe l’action (faire-savoir) du destinateur (Nicolas Sarkozy) par les modalités axiologiques que ce Destinateur attribue au sujet (Cécilia Attias) et à l’anti-sujet (la presse) par rapport à l’objet (la nouvelle du mariage). Sur l’échelle des valeurs, Cécilia Attias est portée par une ‘ grandeur42 plus forte que la presse. Pourtant, cet ordre est sanctionné négativement par le narrateur qui indique que la presse (l’anti-sujet) le savait et l’avait annoncé bien avant que Cécilia Attias (le sujet) ne l’apprenne : le narrateur contredit ainsi la valeur que le Destinateur donne à son action. Dans le vocabulaire de Louis Hébert43, nous parlerons d’évaluations d’assomption et de référence. La première révèle le classement des valeurs qui justifie le faire et ordonne l’être des actants de narration, la seconde permet au narrateur de sanctionner les actants de narration et d’infirmer ou confirmer l’évaluation d’assomption : le narrateur, dans ce cas là, devient le juge de la conformité des actions par rapport à l’axiologie de référence engagée par le Destinateur du schéma narratif.

Dans notre étude, le corpus est un ensemble de récits médiatiques dont la prétention est de rendre compte d’évènements, de faits et de portraits a priori extérieurs au récit. Pourtant, on ne peut ignorer le rapport du sujet de l’énonciation aux signes qu’il choisit d’utiliser. Les valeurs, que les actants de narration investissent ou dont ils se voient investis dans le récit, sont avant tout des valeurs que le narrateur décide de signifier pour les mettre en perspective avec les siennes. Si nous revenons à ce que nous formulions comme un « découpage de découpage », on comprend que l’axiologie, avant d’être comprise et investie par le chercheur pour dévoiler le sens, investit le premier niveau de découpage, qui est, du côté de la sémiotique narrative, celui du narrateur, même si le récit donne l’illusion que les actants de narration détiennent leurs valeurs propres. Si nous reprenons notre exemple, on remarque que Nicolas Sarkozy détient un système de valeurs différent de celui du narrateur, en d’autres termes que l’évaluation d’assomption diffère de celle de référence. Or, le narrateur conclut en contredisant la valeur que Nicolas Sarkozy avait investie dans son faire ; il le met ainsi en échec. Pourtant, cet échec reste illusoire puisque c’est le narrateur qui a investit Nicolas Sarkozy d’une telle échelle de valeur bien que le lecteur puisse avoir l’illusion que ce n’est pas le cas.

‘« Pour faire parler d’autres forces, il suffit de les disposer devant celui à qui l’on parle de sorte qu’il croit déchiffrer ce qu’elles disent et non pas écouter ce que vous prétendez qu’elles disent. 44 »’

Du côté de la sociologie pragmatique, le premier niveau est celui de l’acteur, qui, dans des scènes ou des discours particuliers, mobilise des échelles de valeurs pour justifier ses actions, qualifier les êtres qui l’entourent et finalement « ‘ peupler le monde pertinent ’ »45. Dans cette logique, Nachi présente le projet de Boltanski et Thévenot comme une ‘ « contribution originale visant à poser, à nouveaux frais, les bases d’une sociologie morale ’ »46. En investissant les épreuves de qualification, d’engagement, de jugement, de critique et de justice telles qu’elles sont accomplies par les acteurs en situation, le chercheur ouvre alors son étude à une dimension normative. Boltanski développe un exemple dans ‘ L’amour et la justice ’ ‘ comme compétences47. ’Il y décrit une situation a priori simple : le déroulement d’un repas avec un nombre important de convives. Dans cette situation se pose la question de l’ordre du service. Qui seront les premiers servis et qui seront les derniers, le nombre de convives empêchant une relative simultanéité ? Boltanski propose alors trois possibilités : un service régi par un ordre spatial, un service ordonné par l’âge des convives ou un service selon les positions hiérarchiques. Ces trois possibilités ne se veulent pas exhaustives (on pourrait y rajouter, par exemple, le service dans un ordre genré) mais prouvent la pluralité des registres d’accord qui peut exister dans une scène ordinaire. De cet exemple, Boltanski déduit que « ‘ pour que la scène se déroule harmonieusement, sans litige ni scandale, il faut que les participants soient d’accord sur la grandeur relative des personnes mise en valeur par l’ordre du service. Or, cet accord sur l’ordre des grandeurs suppose un accord plus fondamental sur un principe d’équivalence par rapport auquel peut-être établie la grandeur relative des êtres en présence ’ »48. L’accord sur un principe d’équivalence nécessite une définition commune de ce qui fait la valeur des choses et des personnes et donc un agencement juste et justifiable. Le sociologue cherche donc les motifs moraux sur lesquels les acteurs pris dans la situation s’entendent ou se disputent, pour enfin mettre à jour une architecture qui permet de comprendre comment les personnes passent d’une circonstance particulière à une action, et ce, en adéquation avec la situation. Or, ce sont les motifs moraux et les valeurs investies dans les êtres qui font exister l’action, objet de cette sociologie pragmatique, ou qui font exister le récit, objet de la sémiotique greimassienne. Le troisième principe, qui définit la notion d’épreuve, va nous permettre d’étendre cette considération.

Notes
40.

Closer 139.

41.

Nous nous servons de cet extrait pour servir une présentation théorique de l’axiologie dans la sémiotique narrative et non en vue d’une analyse exhaustive et complète : certains raccourcis ont donc été fait par soucis d’éviter des explications qui viendront dans la suite de cet écrit.

42.

Le terme de grandeur est un terme issu de la sociologie pragmatique. Il est un principe d’évaluation qui « définit la qualité des êtres qui se révèle dans des épreuves dont la mise en œuvre repose sur la qualification » (Nachi 2006 p. 62)

43.

HEBERT, L., « L’analyse thymique », HEBERT, L. (dir.), ‘ Signo, ’ 2006, [en ligne : http://www.signosemio.com]

44.

LATOUR, 1984. ‘ op. cit. ’p. 219.

45.

DODIER, N., « Agir dans plusieurs mondes », ‘ Critique ’, 529-530, Paris : Ed. De Minuit, 1991, p. 438.

46.

NACHI, 2006, ‘ op. cit. ’ p. 21.

47.

BOLTANSKI, 1990, ‘ op. cit. ’p. 78-84.

48.

Ibid. ’p. 79.