I. 1. 3. L’épreuve

La notion d’épreuve est présente dans la sociologie pragmatique comme dans la sémiotique greimassienne. Cependant, ses emplois revêtent des caractéristiques très différentes. Si, dans le vocabulaire greimassien, l’épreuve est un changement d’état particulier, elle est une possibilité de changement d’état dans celui de Boltanski et Thévenot. Cette notion dévoile donc, dès ses premières évocations, un lien étroit avec une vision syntagmatique de l’action.

Selon Boltanski et Thévenot, l’épreuve englobe, à la fois, les opérations de qualification et de détermination des êtres et celles de négociations et de formations d’accord entre les personnes. Imaginons deux enfants qui souhaitent s’échanger des billes : toutes les opérations par lesquelles ils vont passer, avant de rendre effectif l’échange, constituent l’épreuve : opération de qualification des valeurs des différentes billes, formation d’un accord sur ces valeurs, opération de détermination d’un échange juste, la réalisation de cette épreuve pouvant être ponctuée par des disputes, dénonciations, etc. L’épreuve investit donc ce « ‘ moment d’incertitude et d’indétermination au cours duquel se révèlent, dans le flux de l’action, les forces en présence  ’»49 suivi par des opérations d’accord (légitime ou forcé) sur les qualifications et attributions des états des êtres, réglant alors le moment d’incertitude. La notion d’épreuve rompt donc définitivement avec une conception déterministe de l’action, qu’elle soit fondée sur la toute-puissance des structures ou sur la domination des normes intériorisées : elle sous-tend l’idée d’« ‘ un acteur libre de ses mouvements, capable d’ajuster son action aux situations et, par conséquent d’avoir une prise sur le monde dans lequel il s’enracine ’ »50. Finalement, l’épreuve consiste en ce moment où se construit la situation en attribuant aux êtres et aux choses des états et des valeurs. Ces opérations de qualifications et d’accords permettront plus loin la réalisation et la définition de l’action. L’épreuve prend donc sens dans sa relation avec l’action mais demande au préalable d’interroger la dimension cognitive qu’elle sous-tend. En effet, pour dépasser le moment d’incertitude, le sujet doit détenir une certaine capacité cognitive, c'est-à-dire mobiliser des équipements mentaux spécifiques et mettre en place un système de valeurs. Une question s’impose ici : retrouvons-nous une telle considération dans les théories greimassiennes, c'est-à-dire une propriété cognitive qualifiant le détenteur du système axiologique ?

L’organisation syntaxique du récit est définie, entre autres, à partir de la dichotomie pragmatique/cognitif. Cette dichotomie permet de distinguer deux types d’acteur : l’acteur cognitif et l’acteur pragmatique. Or, c’est justement l’acteur cognitif qui nous intéresse ici, en tant qu’il est celui capable d’éprouver. Cette dichotomie n’intervient pas comme une nouvelle variable qui distinguerait, au niveau profond, les actants, mais se saisit dans la convergence du modèle actantiel et du modèle constitutionnel, c'est-à-dire lorsque les actants sont manifestés et rattachés à un faire et un être particuliers. L’acteur cognitif est présenté comme le détenteur du système axiologique du récit ; la dimension cognitive ne changeant pas l’action mais la valeur de l’action. Il agit sur le mode du croire et/ou du savoir. A l’inverse, l’acteur pragmatique agit sur l’effectivité d’une conjonction ou d’une disjonction. Le faire des deux enfants souhaitant s’échanger des billes investit la dimension cognitive du récit lorsqu’il s’agit d’établir un système de valeurs des objets concernés, puis la dimension pragmatique par la réalisation de l’échange (c'est-à-dire leurs conjonctions et leurs disjonctions avec les billes). Dans cet exemple, les enfants sont dotés d’un savoir ou d’un croire (sur la valeur des objets et des sujets), il y a donc syncrétisme entre le sujet pragmatique et le sujet cognitif. Si ces deux mêmes enfants avaient demandé l’avis d’un de leurs parents quant à la justesse de l’échange et donc quant aux valeurs investies dans l’objet, ce parent aurait eu le rôle d’informateur, les enfants étant alors privés de leur compétence cognitive et n’étant plus maîtres de l’épreuve. L’informateur est un sujet cognitif autonome ; il modifie uniquement les valeurs descriptives de l’objet. Si celui-ci influait, de plus, sur les valeurs modales de l’action, nous parlerions alors d’un Destinateur, c'est-à-dire celui qui fait faire et qui fait être. Dans la structure narrative, nous pouvons trouver deux types de destinateur qui suivent le dédoublement de l’énoncé, opéré par Joseph Courtés: l’énoncé englobe l’énoncé-énoncé (qui correspond au narré) et l’énonciation-énoncée (qui est la façon de présenter ce narré) 51. Ainsi, dans le récit, il y a le destinateur pris dans l’énonciation-énoncée et celui pris dans l’énoncé-énoncé. Dans cette logique, le producteur du discours est un destinateur52. Ce destinateur, présupposé logiquement par l’énoncé, peut déléguer une partie du système axiologique à un Destinateur53 qu’il installe dans le récit, cette configuration permettra alors au chercheur de confronter évaluation d’assomption et évaluation de référence54. Au sein du schéma narratif, le Destinateur constitue une instance actantielle ; il communique au Destinataire-sujet non seulement les éléments de la compétence modale, mais aussi les valeurs en jeu. Parce que le Destinateur intervient dans la dimension cognitive du fait qu’il fait-faire (ou être) et que le Destinataire-sujet fait (ou est), agissant alors sur la dimension pragmatique, leur communication est asymétrique et se rapproche de celle existant entre un sujet et un objet. Le Destinateur peut investir le schéma narratif à deux moments. Il peut être à l’origine de la performance (Destinateur-manipulateur) mais peut aussi produire une sanction, portant un jugement épistémique sur la performance et rétribuant le sujet (Destinateur-judicateur).

La définition de l’épreuve rejoint donc directement le principe précédent sur l’axiologie. Subsiste cependant la question de l’humain et du non-humain. Si, pour la sociologie pragmatique, l’acteur éprouvant est toujours un individu physique ou moral, ce n’est pas toujours le cas dans la sémiotique narrative. Le producteur du discours peut déléguer une partie (ou l’intégralité) du système axiologique autant à un humain qu’à un non-humain. N’importe quel être peut faire preuve de capacités cognitives dans les récits tant que l’énonciateur lui attribue telle compétence, peu importe que cette capacité soit effective dans la réalité (dans les fables de Jean De La Fontaine, les acteurs cognitifs sont, par exemple, des animaux). Le Destinateur peut donc être manifesté par n’importe quelle représentation figurative ou non-figurative du moment où l’énonciateur la définit comme ayant une fonction de manipulation ou de sanction et détenant un savoir ou un « croire »55.

Ainsi, l’épreuve, telle qu’elle est définie par la sociologie pragmatique, questionne la dichotomie pragmatique/cognitif et met en avant une compétence et un faire cognitif que nous retrouvons, dans la sémiotique greimassienne, sous les traits de certains acteurs. Lorsqu’ils détiennent une partie du système axiologique, ceux-ci manipulent les valeurs investies dans les objets, valeurs servant de référent interne au faire pragmatique.

Cela étant précisé, nous revenons sur les notions de compétence et de performance, pour analyser le lien entre le concept d’épreuve et celui de l’action.

Notes
49.

NACHI, 2006. ‘ op. cit. ’ p. 57.

50.

Ibid. ’ p. 56.

51.

COURTES, J., Analyse sémiotique du discours : de l'énoncé à l'énonciation,  Paris : Hachette supérieur, 1991, p. 246.

52.

Si la présence de ce destinateur est implicite, nous parlerons d’énonciateur, si elle est explicite (reconnaissable dans le récit par un « je », un « ici » ou un « maintenant »), nous traiterons alors d’un narrateur, tandis que si elle est simulée (avec l’utilisation du dialogue, par exemple), nous serons en présence d’un interlocuteur. Cette répartition est valable de la même façon pour celui qui reçoit le discours, dénommé alors, respectivement, énonciataire, narrataire ou interlocutaire. Cependant, si dans un soucis de distinction entre celui qui produit et celui qui reçoit, nous les catégorisons rapidement comme cela, il est important de souligner que le destinateur et le destinataire sont tous deux producteurs de discours : « la lecture étant un acte de langage (un acte de signifier) au même titre que la production du discours proprement dite » (GREIMAS & COURTES, 1993, op. cit. p. 125).

53.

Désignant un actant de narration, le terme Destinateur sera écrit avec une majuscule tandis que la présence de la minuscule le signifiera comme actant de communication. Cette distinction typographique (instaurée par Greimas) permet de saisir immédiatement de quel type de destinateur nous traitons.

54.

HEBERT, 2006. ‘ op. cit.

55.

Dans notre corpus, nous verrons que la presse people attribue ce rôle à des objets, tels que les astres, la forme du visage ou la forme de l’écriture.