I. 1. 4. Compétence et Performance

[Figure  : L'action comme continu.]
[Figure : L'action comme continu.]

Dans ‘ Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage ’, Greimas et Courtés montrent que les définitions qu’ils font des notions de compétence et de performance sont directement inspirées de celles établies par Noam Chomsky (1971) mais dont ils exposent cependant les limites face à un enjeu narratif56. En effet, si Chomsky pense la compétence et la performance linguistique, Greimas et Courtés indiquent que cette considération est un cas particulier d’un phénomène plus large, ce qui les conduit à infléchir la définition que fait Chomsky57. Pour ce dernier, la compétence est une connaissance intuitive de la langue, c’est un système de règles intériorisées qui permet alors aux sujets parlant d’engendrer (produire ou recevoir) un nombre infini de phrases. Ce concept révèle un savoir mais rejette toute référence à son utilisation, car celle-ci relève, à son sens, du faire et donc de la performance. Or, pour Greimas et Courtés, « ‘ la compétence est un savoir-faire, elle est ce quelque chose qui rend possible le faire ’ »58. Ils ouvrent ainsi les frontières de la définition chomskyenne de performance pour y insérer sa relation à la compétence. En intégrant les règles d’usage comme relevant de la compétence, ils permettent à sa dénomination générique d’être rapprochée de la problématique de l’action. Cet élargissement du prisme refuse la dichotomie fondatrice des notions de compétence et de performance et les dévoile dans une logique de présuppositions59. Greimas et Courtés différencient alors la compétence modale de la compétence sémantique et la performance dont l’objet est l’acquisition des valeurs modales de celle caractérisée par l’acquisition et la production des valeurs descriptives, ce sur quoi nous reviendrons dans l’étude du prochain principe. Plus loin, leur travail de relecture des théories chomskyennes et leur intérêt tourné vers le récit les conduit à envisager une performance dite narrative qui s’identifie par le syncrétisme du sujet de faire et du sujet d’état, c’est-à-dire quand les deux rôles syntaxiques de S1 (sujet de faire) et de S2 (sujet d’état) sont pris en charge par un même acteur.

Dans l’ouvrage qu’il consacre à la sociologie pragmatique, Nachi retrace l’origine des concepts utilisés par Boltanski et Thévenot dont il attribue l’inspiration de celui de compétence à Chomsky. Ces auteurs introduisent les mêmes nuances que Greimas en établissant une acception plus large de la compétence, allant au-delà de la compétence linguistique60 :

‘« L’identification suppose une compétence parce qu’elle ne peut être réduite à la projection hors de soi d’une intentionnalité. Elle ne dépend pas de la pure subjectivité du sujet, qui ne constitue pas le sens de la scène par le regard qu’il porte sur elle. Comment les personnes pourraient-elles se mettre dans la disposition requise et orienter leur regard dans le sens voulu, comment pourraient-elles même viser un ordre parmi la multiplicité chaotique des rapprochements possibles si elles n’étaient pas guidées par des principes de cohérence, présents non seulement en elles-mêmes, sous la forme de schèmes mentaux, mais aussi dans la disposition des êtres à portée, objets, personnes, dispositifs pré-agencés, etc. ? 61»’

Ainsi, plus que la compétence linguistique définie par Chomsky, Boltanski et Thévenot apportent à la définition générique le cas particulier de la compétence morale ; une compétence qui ne se réduit pas au sens moral mais qui comprend la capacité à ‘ « reconnaître la nature de la situation et de mettre en œuvre le principe de justice qui lui correspond ’ »62. Construite sur des contraintes conventionnelles, liée à un savoir tacite, mais aussi psychologique et contextuel, la compétence est toujours pensée à partir de sa mise en œuvre et du faire qui la présuppose.

Notes
56.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 52-55 et 270-272.

57.

CHOMSKY, N., ‘ Aspect de la théorie syntaxique ’, Paris : Seuil. 1971.

58.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 53.

59.

La présupposition est ici, unilatérale. Voir figure 2. « Le faire performateur du sujet implique au préalable une compétence du faire » (GREIMAS, 1983, ‘ op. cit. ’ p. 53.)

60.

D’ailleurs, Nachi reproduit, dans un encart, la présentation et les critiques que Greimas et Courtès font de la perspective chomskyenne dans Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, 1993.

61.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, ‘ op. cit. ’ p.181-182.

62.

Ibid. ’ p. 183.