I. 1. 5. Du programme narratif à l’action

La sociologie pragmatique est avant tout une sociologie de l’action, elle prétend rendre compte des conduites humaines en insistant sur les différentes logiques d’action empruntées par les acteurs. Parallèlement, la sémiotique narrative analyse des actions narrées pour, enfin, ‘ « reconnaître les stéréotypes des activités humaines et de construire des modèles typologiques et syntagmatiques qui en rendent compte ’ »63. L’action est donc au cœur des deux théories exposées ici. Or, dans chacun de ces courants, il s’agit à la fois d’un terme intégré et intégrateur, c'est-à-dire que l’action est à la fois pensée comme englobante et englobée, ce qui rend sa définition complexe.

[Figure : Les 2 formes du Programme Narratif (PN)]
[Figure : Les 2 formes du Programme Narratif (PN)]

Comme évoqué plus haut, la notion d’actant permet d’appréhender des déterminations qui ne sont pas attachées en permanence à l’être. Dans cette logique, Boltanski et Thévenot ont pu introduire le concept d’ « état » qu’ils définissent comme une propriété qui se révèle dans la réalisation de l’épreuve. Leur modèle suppose que les êtres soient susceptibles d’occuper tous les états dans une situation. Nous retrouvons, dans la sémiotique greimassienne, et ce de manière centrale, la question de transformation d’états, le discours narratif étant lui-même défini comme « ‘ une suite d’états, précédés ou suivis de transformations ’ »64. Or la représentation de la relation entre états et transformation65 est rendue possible par le programme narratif (PN) qui est un enchaînement réglé subsumant un sujet d’état en relation de conjonction (ou de disjonction) avec un objet et un sujet de faire en relation avec une performance qu’il réalise. La jonction avec l’objet concerne un sujet d’état, qui subit la transformation, alors que le processus de transformation, constituant le faire et rendant compte de ce qui se passe lors du passage d’un état à un autre, se réfère à un sujet de faire. Prenons pour exemple la phrase « Un passant se fait dérober son portefeuille» : le sujet d’état est le passant qui est disjoint de son portefeuille. Le sujet de faire est le voleur. A l’inverse, si nous focalisons cette histoire sur le voleur, la phrase devient « Un homme dérobe le portefeuille d’un passant ». Le voleur est, ici, à la fois sujet de faire (il vole) et sujet d’état (il est conjoint au portefeuille), le passant prend alors la fonction d’anti-sujet. Dans le premier cas, le sujet d’état et le sujet de faire sont représentés par deux acteurs différents. Dans le second, il y a syncrétisme entre sujet de faire et sujet d’état, nous sommes ainsi dans la configuration de ce que Greimas désigne comme performance.

Le programme narratif se comprend donc comme la confrontation d’une transformation et des états entre lesquels se dessine le passage. Or, le PN peut investir différentes natures : il peut représenter une compétence ou une performance. Dans la logique de présupposition qui fonde les définitions de ces deux termes, il nous faut considérer que si le PN dévoile une performance, il est possible que celui-ci présuppose un autre PN qui mettrait alors en scène la compétence. Dans cette configuration, nous serions face à un programme narratif dit complexe, constitué d’un PN de base (performance) et d’un ou de plusieurs PN d’usage (compétences) ; le PN d’usage étant nécessaire à la réalisation du PN de base66. La qualification du PN peut différer selon deux critères essentiels : celui de la valeur investie (valeur modales ou descriptives) et de la nature des sujets d’état et de faire (manifestés par deux acteurs différents ou par un seul). Lorsqu’il y a syncrétisme du sujet d’état et du sujet de faire et que la valeur investie est descriptive, nous sommes dans le cas d’une performance. Les autres possibilités révèlent une compétence. Or, c’est justement l’ensemble des réalisations définissant les PN d’usages qui constitue l’épreuve, au sens que Boltanski et Thévenot lui donnent, et qui sont des points de passage obligé à la réalisation de la performance, réglant les moments d’incertitudes préalables67. Les PN d’usages peuvent donc investir l’acquisition ou l’attribution de valeurs modales (pouvoir, savoir, devoir, vouloir) et l’attribution de valeurs descriptives.

Finalement, l’action intègre à la fois la compétence et le faire qu’elle questionne et entraîne ; elle est l’ensemble des suites d’état et de transformations qui s’enchaînent sur la base de la relation entre un sujet et un objet et de sa transformation. Cependant, si sa manifestation (ou sa contextualisation) est évidente dans les études de la sociologie pragmatique, il est important de souligner que, dans le cadre de la sémiotique narrative, le programme narratif (complexe ou simple) doit être converti pour représenter l’action ; il doit être « ‘ habillé, le ’ ‘ sujet y étant représenté par un acteur et le faire converti en procès  ’», c'est-à-dire qu’il doit être manifesté68.

Notes
63.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 8.

64.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 134.

65.

Nous préciserons plus tard la définition du terme « transformation ». Pour l’instant, nous le comprendrons simplement comme le passage d’un état à un autre.

66.

Si une performance présuppose une compétence, la présupposition est unilatérale et n’est donc pas valide dans l’autre sens : une compétence ne suppose pas une performance. La présupposition n’est pas toujours manifestée dans le récit. En effet, tout PN « performance » n’est pas obligatoirement pris dans un PN complexe : car, pour que cela soit le cas, il faut que la compétence présupposée soit installée dans le récit comme une réalisation (c'est-à-dire représentable par un programme narratif) et non pas simplement comme un état.

67.

Les PN d’usage constituent l’épreuve mais pas seulement, comme nous le verrons dans la suite de cet écrit.

68.

GREIMAS & COURTES, 1993. ‘ op. cit. ’ p. 56. (Nous retrouvons ici ce que nous avons dit plus tôt sur le récit et l’action qui y est installé comme procès).