I. 1. 6. Le parcours narratif et le schéma narratif pour penser l’action.

L’action n’est pas simplement un terme intégrateur, elle est aussi un terme intégré. Si l’on suit les théories greimassiennes, nous pouvons comprendre que celle-ci se trouve englobée dans deux ensembles différents mais dérivés l’un de l’autre : le parcours narratif et le schéma narratif.

Le parcours narratif est une suite hypotaxique69 de programmes narratifs simples ou complexes, focalisée sur un actant. Il met en scène différents programmes narratifs en les ordonnant selon un enchainement logique où chaque PN est présupposé par un autre PN présupposant. Par ailleurs, nous pouvons comprendre le schéma narratif comme une structure dans laquelle peut être resituée l’action. Ce schéma se construit à travers le caractère polémique d’un récit et suppose une direction. Si le voleur est conjoint du portefeuille, le passant est implicitement disjoint de ce même portefeuille. Deux parcours narratifs se construisent parallèlement mais dans des directions opposées : celui du sujet et de l’anti-sujet. On comprend ici le lien entre parcours narratif et schéma narratif. En effet, le second est une structure de niveau supérieur qui permet de confronter et de lier différents parcours narratifs pour finalement ordonner le récit. Plus loin, il permet d’englober et de distinguer trois éléments : les parcours narratifs du sujet et de l’anti-sujet mais aussi le parcours narratif du Destinateur-manipulateur et celui du Destinateur-judicateur. En effet, ‘ « le parcours narratif du sujet, qui semble constituer le noyau du schéma narratif, est encadré des deux cotés par une instance transcendante où siège le Destinateur, chargé de manipuler et de sanctionner le sujet (…), considéré alors comme destinataire ’» 70.

Ainsi, comme nous l’avons vu précédemment, l’action peut être représentée par le programme narratif en tant que celui-ci montre un procès ordonnant compétence et performance. Ici, nous retrouvons l’action comme terme intégrateur.

Parallèlement, l’action peut être représentée dans le schéma narratif en tant que celui-ci la place dans une relation de présupposition entre la sanction et la manipulation. La manipulation, en sémiotique, n’a pas de connotation négative ou positive : elle fait-faire en influençant un pouvoir-faire ou un vouloir-faire. La manipulation est le fait d’un Destinateur-manipulateur (ou Destinateur-initial) qui exerce sa manipulation sur le Destinataire-sujet. A l’autre bout du schéma, nous retrouvons la sanction, terme qui a remplacé « l’épreuve glorifiante » de Propp afin d’éviter le caractère positif d’une telle expression et donc la confusion. Cette sanction peut être pragmatique et/ou cognitive et plus loin, positive ou négative ; elle est le fait d’un Destinateur-judicateur (ou Destinateur-final). Pour qu’il y ait sanction ou manipulation, il ne doit pas y avoir de syncrétisme entre sujet de faire et sujet d’état autrement nous nous trouverions face à une performance comme dans le cas de l’orgueil ou de l’auto-motivation. Nous comprenons, avec le schéma narratif, que l’action, bien que liée à la sanction et la manipulation, s’arrête quand commencent ces deux composantes. Ainsi, ici, nous considérons l’action comme terme intégré.

[Figure : L'action chez Greimas : continu et discrétion.]
[Figure : L'action chez Greimas : continu et discrétion.]

Après avoir pensé le schéma narratif et le parcours narratif, il nous faut comprendre que cette troisième structure, celle du parcours narratif, traverse le schéma ci-dessus et appréhende l’action à la fois dans sa continuité et sa discrétion. En se focalisant sur un actant (le sujet, l’anti-sujet, le Destinateur, etc.), cette structure met en scène l’action mais la dépasse par là même en considérant la manipulation et la sanction. Finalement, n’est-ce pas autour de cette troisième structure que nous retrouvons la sociologie pragmatique ? En effet, ces sociologues suivent les acteurs dans le cours de l’action… Ne déploient-ils pas plusieurs parcours narratifs pour finalement définir l’action telle qu’elle se fait ? Que ce soit le travail de Callon qui suit trois scientifiques dans leur constitution d’un savoir scientifique sur la coquille Saint-Jacques71, celui de Thévenot qui s’intéresse aux différents régimes de coordination qu’une personne peut mobiliser pour définir son action ou celui de Boltanski qui analyse les discours des femmes ayant eu recours à l’avortement pour comprendre la question de l’engendrement, on comprend que l’action est saisie dans la confrontation de différents récits de l’action où chaque acteur dresse son propre parcours narratif et celui des autres êtres engagés dans l’action.

Mais comment considérer et traduire les intérêts de Greimas sur la sanction et la manipulation dans l’approche de la sociologie pragmatique ? C’est dans l’étude de notre dernier principe, la clôture de l’action, que nous pourrons résoudre cette question et achever de mettre en évidence la compatibilité des approches sémiotique et sociologique que nous mobilisons.

Notes
69.

Une relation hypotaxique installe un rapport de présupposition unilatérale entre deux éléments.

70.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 246.

71.

CALLON, M., «Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc. », Année Sociologique, 26, 1986. p. 169-208.