I. 1. 7. De la clôture du récit à la logique de parcours et de déplacement.

Le récit doit être considéré comme un « ‘ système de signes clos sur lui-même ’ »72. Si l’on revient aux schémas sur l’action précédemment exposés, on se rend compte que le récit ne peut être pensé que dans sa clôture car son organisation est recomposée par présuppositions : la sanction présuppose l’action qui présuppose la manipulation. Au sein même de l’action, on remarque que la performance présuppose la compétence. La succession des étapes y est interprétée à partir d’un ordre logique à rebours.

‘« Le sens du récit est dans l'arrangement même des éléments ; le sens consiste dans le pouvoir du tout d'intégrer des sous-unités; inversement, le sens d'un élément est sa capacité à entrer en relation avec d'autres éléments et avec le tout de l'œuvre; ces postulats ensemble définissent la clôture du récit, la tâche de l'analyse structurale consistera alors à procéder à la segmentation (aspect horizontal), puis à établir les divers niveaux d'intégration des parties dans le tout (aspect hiérarchique).73 » ’

Or, c’est précisément par cette considération que Dodier commence son article intitulé « Représenter ses actions » en indiquant que chaque parole, texte ou inscription sur une action par l’acteur instaure une rupture dans le déroulement de l’action, ce qui la clôt en tant qu’elle n’est plus ouverte sur l’avenir. La sociologie pragmatique appréhende ainsi l’action dans la manière où l’acteur la représente, la construit, la signifie, c'est-à-dire au moment où il la clôt, la met en intrigue et donc la configure en récit74. Dans son dernier ouvrage, Thévenot suit la même logique et dévoile que la définition de l’action est sans cesse renégociée en son cours et que sa définition finale est liée à l’épreuve de son accomplissement, dans son échec ou sa réussite75. Il prend l’exemple de sa fille qui renégocie une randonnée en montagne en une simple contemplation de la vue, car prise de vertige, elle redescendra en téléphérique à peine arrivée en haut par le même moyen de transport76. On comprend ici que l’identification de l’action ne peut se saisir que dans la clôture de celle-ci : le jugement de l’acteur sur son action étant partie prenante de l’action. Les sociologues de style pragmatique s’intéressent aux acteurs jugeant leurs propres actions. Il y a, dans l’exemple de Thévenot, syncrétisme entre sujet et destinateur, ce qui nous empêche de considérer cela comme une sanction dans l’approche narrative : nous restons dans le cas d’une performance. Cependant, on entrevoit que le jugement de l’acteur sur son action est pris dans une référence à un cadre plus large, ici la circonstance, voire le vertige. Finalement, c’est la « ‘ façon dont la réalité est sélectionnée et mise en forme en sorte qu’elle soit qualifiée pour le jugement ’ »77 qui importe ici, mais cette réalité qu’elle soit circonstancielle, institutionnelle ou morale investit la fonction de Destinateur en tant qu’elle influence un pouvoir-faire ou un vouloir-faire et/ou sanctionne l’action ou l’être de l’action.

Enfin, la compatibilité entre sociologie pragmatique et sémiotique greimassienne que nous avons cherché à éprouver tout au long de ce propos prend son sens dans la considération du parcours narratif. En effet, à la compatibilité prouvée mais réduite, symbolisée par les emprunts ou des considérations méthodologiques, vient s’ajouter celle de la considération d’un parcours narratif où ce qui est appréhendé par le chercheur est l’être sémiotique de l’actant, c'est-à-dire son statut, et sa position, qui n’est pas seulement caractérisé par le dernier PN réalisé ou par la dernière valeur modale acquise mais par l’ensemble du parcours effectué par cet actant.

L’épreuve, disions-nous, investit ce « ‘ moment d’incertitude et d’indétermination au cours duquel se révèlent, dans le flux de l’action, les forces en présence ’ »78 suivi par des opérations d’accord sur les qualifications et attributions des états des êtres, réglant alors le moment d’incertitude. Nous avons depuis appréhendé le fait que, autant du côté de la sociologie pragmatique que de celui de la sémiotique narrative, l’axiologie est un principe inéluctable qui permet de révéler les valeurs et les êtres moraux qui construisent l’action. Enfin, dans l’étude des structures narratives du récit (programme narratif, schéma narratif et parcours narratif), nous avons pu resituer l’action à la fois comme un continu et comme une unité discrète. Cette appréhension de l’action nous a amenés à penser à la fois la performance et la compétence qui la composent et la sanction et la manipulation qui la ferment et la construisent. Or c’est dans ces deux dernières composantes que nous retrouvons le concept d’axiologie et ce qu’il sous-tend. Et c’est avec celui-ci que nous conclurons notre définition de l’épreuve. En effet, parce que l’épreuve est la possibilité d’un changement d’état, elle est la compétence qui ordonne un pouvoir-faire et un savoir-faire. Nous proposons ainsi le schéma récapitulatif suivant.

Figure  : L'action : continu et discrétion
Figure : L'action : continu et discrétion Ce schéma est le nôtre, né de la volonté de récapituler notre propos sur l’action comme terme intégré et intégrateur, et ce dans la convergence de la sociologie pragmatique et de la sémiotique greimassienne. .

Pour que ce changement d’état soit possible, l’épreuve est aussi le moment de qualification et de détermination des êtres et des états, ce qui passe à la fois par la manipulation et la sanction qui construisent, conditionnent et dans sa continuité et dans sa discrétion. Elle rejoint directement la structure du parcours narratif mise à jour par Greimas dans sa manière de traverser l’action, mais pourtant elle se situe à un niveau plus spécifique en tant qu’elle ne prend pas en compte la performance (qu’elle définit par la suite dans une logique à rebours) et à un niveau plus large car elle n’est pas focalisée sur un actant mais sur l’action.

L’action est donc au cœur de la sociologie pragmatique et de la sémiotique narrative. Sa définition est construite au fil des ces pages avec le souci de saisir et d’intégrer tous les éléments nécessaires à sa compréhension dans notre logique interdisciplinaire, de l’éprouver au travers des deux approches théoriques que nous mobilisons pour cette recherche. Exercice abstrait et pourtant primordial parce qu’il pose les principaux points constitutifs de ces deux courants et de notre recherche, mais aussi parce qu’il nous a permis de tracer la compatibilité entre sociologie pragmatique et sémiotique greimassienne. Pourtant, ce premier chapitre qui pense la pertinence et la possibilité de notre interdisciplinaire pour l’étude de la peopolisation ne peut se clore ici. Le fil que nous avons commencé à dérouler pour aborder le processus de peopolisation doit justement être rapproché de notre objet. Si nous nous apprêtons à resserrer nos considérations autour de la peopolisation, l’exercice de reconstitution de la démarche des auteurs mobilisés et d’explicitation de la manière dont ils posent les fondements de leurs approches et dont nous nous les réapproprions, s’étendra à de nouveaux éléments qui interrogeront la pertinence d’une telle considération interdisciplinaire au regard de notre objet et investiront les critiques et le renouvellement de la sémiotique narrative, proposés par Greimas et d’autres théoriciens.

Notes
72.

LITS, M., Du récit au récit médiatique, Bruxelles : Ed. De Boeck, 2008, p. 56.

73.

RICŒUR, P., Temps et récit. Tome I: L'intrigue et le récit historique, Paris : Le Seuil, 1983, p. 192.

74.

DODIER, 1990. ‘ op. cit. ’ p.115.

75.

THEVENOT, 2006. ‘ op. cit ’. p. 100.

76.

Ibid. ’ p. 99-101.

77.

THEVENOT, 2006. ‘ op. cit ’. p. 180.

78.

NACHI, 2006. ‘ op. cit. ’p. 57.

79.

Ce schéma est le nôtre, né de la volonté de récapituler notre propos sur l’action comme terme intégré et intégrateur, et ce dans la convergence de la sociologie pragmatique et de la sémiotique greimassienne.