I.2.1.1. L’immanence et la dialectique continu/discontinu

« ‘ Hors du texte, point de salut ! ’ » En quelques mots, Greimas signe l’un des principes fondateur de la sémiotique du discontinu : celui de l’immanence. Ce principe confine les textes dans leurs logiques internes et les empêche d’accéder à une quelconque détermination exogène.

Greimas distingue deux niveaux de représentations et d’analyses : un niveau de manifestation soumis aux exigences spécifiques du langage choisi et un niveau immanent où la narrativité se trouve située et organisée antérieurement à sa manifestation. Parce que les structures narratives sont antérieures aux structures linguistiques du récit, il faut comprendre son organisation comme une entité autonome, comme un tout de signification. Or le projet de Greimas est justement destiné à explorer la narrativité comme un principe organisateur de tout discours et libérée des formes linguistiques. Nul besoin, alors, de situer l’univers sémantique de la manifestation (ordre culturel ou personnel) ; la signification est contenue dans le texte et seulement dans le texte. Si le principe d’immanence ainsi développé par Greimas se comprend facilement dans des interrogations autour d’un discours, qu’en est-il des questions relatives à l’action de la sociologie pragmatique ?

L’originalité de la sociologie pragmatique et le tournant qu’elle amorce dès les années 1980 consistent en la transformation de la qualification de l’objet sociologique. L’action n’est plus investie comme l’exécution d’un programme préexistant et intériorisé que seul le sociologue saurait mettre à jour : l’intérêt consiste désormais à voir chaque action comme un évènement particulier où l’acteur adopte une posture réflexive, cherchant à justifier son faire ; le sociologue ne détenant pas une intelligibilité supérieure à celle de l’acteur. L’émergence de la sociologie pragmatique doit ainsi se penser comme le passage d’une sociologie critique à une sociologie de la critique81. Dodier, souhaitant présenter l’objet de la sociologie pragmatique, opère une comparaison entre trois types de sociologues82 : le premier, sociologue des champs, étudie la biographie de l’acteur, l’identifiant à partir de catégories sociologiques, puis dévoile un portrait opératoire qui lui permet de dégager les traits pertinents de l’action. Le second, sociologue des organisations, investit préalablement les structures hiérarchique, fonctionnelle et relationnelle dans lesquelles se meut l’acteur, pour enfin comprendre ses stratégies et ses jeux d’action au sein même de ces structures. Enfin, le sociologue pragmatique ne vise aucune détermination exogène ; point de variable explicative inconsciente et/ou extérieure à l’action. A partir des ressources utilisées par l’acteur, il cherche à décrire l’action en train de se faire, l’acteur n’étant personne en dehors de son action. Ce sociologue sacrifie les dimensions exogènes  pour être attentif à la suite de séquences, éprouvant différentes opérations de qualification, de critique et de justification et définissant la situation. La sociologie pragmatique est donc construite dans une logique immanente, c'est-à-dire à partir de principes explicatifs contenus dans l’action même ou dans le discours de l’acteur sur l’action.

‘« Le contexte est comme l'éther des physiciens, c'est une hypothèse superflue.83 »’

Nous comprenons, ici, qu’autant du côté de la sociologie pragmatique que de la sémiotique narrative, les êtres qui peuplent notre recherche ne peuvent être définis a priori. Mais qu’en est-il de la peopolisation, ce tout qui englobe, construit et meut les êtres de cette étude ? Le principe d’immanence répond à cela en posant la dialectique continu/discontinu. En effet, il nous permet de penser un tout de signification dans lequel sont investies des unités discrètes qui permettent de définir les déterminations de la peopolisation. Le discours (ou l’action) est un continu présupposé qu’on ne saurait considérer sans investir l’univers du discret qui le construit84 ; telle est la détermination de l’objet d’étude. Pourtant, parler de continu et de discret pour identifier un objet, invite à se poser la question des frontières : où commence et où s’arrête cet objet ? Faut-il appréhender un article d’une rubrique comme un objet autonome, un tout de signification, ou, au contraire, le comprendre dans cet ensemble qu’est la rubrique, voire même le numéro de la revue, et dont finalement l’article ne serait qu’un élément constituant ? Faut-il considérer un changement d’état comme un tout de signification ou le re-situer avec l’épreuve dans l’action et le concevoir finalement comme une unité discrète permettant de signifier ce qui le subsume ? Cette question n’a de réponse qu’au regard de la problématique du chercheur et de son renoncement du substantiel au profit du relationnel. Ce qui est continu à un niveau ne l’est plus à un autre. Ainsi, (1) l’objet d’étude – c'est-à-dire la peopolisation – est saisi selon une logique immanente : (2) il se conçoit comme un continu présupposé, (3) constitué d’unités discrètes qu’il subsume (4) sur lesquelles nous nous proposons de travailler (5) pour finalement accéder à l’intelligibilité du continu.

Pour définir la peopolisation, il nous faut donc étudier et définir les unités qui la composent. Pourtant, toujours dans cette logique immanente qui nie l’explication d’un objet par des qualités exogènes, il faut comprendre que nous nous abstenons d’établir a priori quelles sont ces unités, leurs places et leurs fonctions. Notre ambition est de mettre à jour celles mobilisées par le narrateur et finalement, de suivre les acteurs en train de construire cette définition.

Notes
81.

BENATOUÏL, T., « Critique et Pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture. », ‘ Annales HSS ’, 2, 1999, p. 281-317.

82.

DODIER, 1991, op. cit. p. 436-441.

83.

LATOUR, B., « Petite Philosophie de l’énonciation », Texto !, 2002, [en ligne : http://www.revue-texto.net/index.php?id=596]

84.

Rappelons que l’action est à la fois intégrée et intégrante : Cf. Figure n°4, Chap. I. 1. 6.