I. 2. 2. Le récit de la peopolisation

Greimas définit le récit comme tout « ‘ discours narratif de caractère figuratif comportant des personnages qui accomplissent des actions ’ »91. Or la narrativité d’un texte tient justement au fait qu’elle décrit une action, c'est-à-dire la transformation d’états rapportée à des sujets. Nous pouvons nous rendre compte, dès les premières évocations de la définition du récit, de son lien fort avec le concept d’action. Mais, dans un souci de clarté, essayons pour l’instant de ne traiter que de la peopolisation comme récit. Le récit est avant tout une histoire racontée, à l’écrit, à l’oral ou par l’image. Nous retrouvons la distinction opérée par Gérard Genette entre récit, histoire et narration en tant que le premier est le discours, oral ou écrit, qui raconte le second, c'est-à-dire l’ensemble des évènements racontés et le dernier, l’acte narratif producteur, l’acte réel ou fictif, qui produit le premier92. Dans cette perspective et dans celle de Greimas, le récit (discours) est signifié par une histoire (une représentation d’évènements comportant des sujets qui accomplissent des actions) narrativisée (style énonciatif partant d’une situation initiale vers une situation finale). Ainsi, le récit consiste-t-il en un type de discours déterminé par son contenu et sa forme, la distinction entre récit et discours comme deux classes autonomes étant reniée. Dans son ouvrage ‘ Du récit au récit médiatique ’, Marc Lits limite cette position en la jugeant peut-être trop facile.

‘« Une position confortable consisterait donc à dire que récit est synonyme de discours, de texte, ou d’énoncé, comme Genette s’y autorise, mais cela ressemble trop à une échappatoire.93 »’

Pourtant, au regard de ce que nous venons de dire, il nous semble que cela reste à nuancer. En effet, il n’est pas un synonyme mais un niveau inférieur. Greimas va plus loin dans cette distinction en attribuant au discours, le niveau de l’énonciation et au récit, le niveau du narré, de l’énoncé94. Plus tard, dans l’ouvrage de Lits, nous trouvons la définition que celui-ci fait des traits minimaux du récit :

‘« Un récit comprend une situation minimale, une phase de transformation centrale et une situation finale, et il met en scène un renversement de l’effet des actions d’un personnage (indispensable dans tout récit). Il agence des éléments hétérogènes selon une causalité propre. Il peut se résumer par un thème. Il est guidé par l’attente d’une conclusion qui propose aussi un point de vue sur les évènements. Enfin, il n’existe que lorsqu’il est lu par quelqu’un.95 »’

Il reprend, dans cette définition, les éléments mis à jour par Annick Dubied96 dans sa lecture de ‘ Temps et Récits ’ de Ricœur. Or cela ne semble pas contredire la thèse de Greimas ou de Genette que la citation dénonçait plus haut. Il y ajoute cependant la réception comme étant une part importante de ce qui fait le récit. C’est dans la lecture que se réalise le récit selon Ricœur et selon Lits à sa suite, ce que Greimas remet en cause en indiquant que la lecture, si elle est un acte important, n’opère pas de changement quant au texte lui-même :

‘«Les lectures possibles peuvent en effet être en nombre infini, mais ces variations relèvent uniquement de la performance des lecteurs sans pour autant détruire ou déstructurer le texte.97 »’

Arrêtons-nous quelque peu sur cette distinction entre Ricœur et Greimas. Cette confrontation nous semble importante car elle fut le fruit d’une longue réflexion dans les œuvres de ces deux théoriciens. Pour Greimas, le sens est l'aboutissement du parcours génératif et est donc un déjà-là, inscrit dans des structures a priori de la signification. Pour Ricœur, le sens ne se construit pas au niveau du système langagier mais dans la référence et la communication et finalement, dans la compréhension de ‘ soi-même comme un autre98. Le ‘ muthos ’, concept repris par Ricœur à Aristote, désigne le ‘ quoi ’ de la représentation, son objet, et nous aide ainsi à considérer l’acte de raconter comme une mise en ordre du réel. Il présente le caractère d’un discours signifiant irréductible à la compréhension méthodique et réflexive des signes. Il est l’activité organisatrice qui va de la précompréhension, de la préfiguration de l’action vers sa refiguration par la lecture. Cette considération nous amène à comprendre que, chez Ricœur, la narrativité ne peut se saisir à un autre niveau que celui de la manifestation. Or la sémiotique greimassienne est un parcours allant du niveau immanent au niveau de surface et installe, plus loin, le récit comme ce parcours. Pour Ricœur, le muthos – la mise en intrigue – relève du niveau de la manifestation et serait antérieure au parcours99. Si Ricœur admet la possibilité d'une lecture achronique (logique, sémiotique), supposant un niveau autonome d'analyse des textes, il n'en soutient pas moins que ceux-ci ne sauraient prendre sens que par le jeu entre un temps « agi et vécu » et un « temps de la lecture ». Car, pour le philosophe, la médiation du récit entre niveau profond et niveau de surface n’est pas seulement logique mais avant tout historique. Or, l’irréductibilité temporelle du récit constitue un résidu insaisissable au niveau profond. La « rencontre improbable », pour reprendre l’expression de Louis Panier, entre Ricœur et Greimas, semble se confirmer plus que jamais100.

Avant de poursuivre notre réflexion sur la distinction entre Ricœur et Greimas, retrouvons quelques instants nos intérêts pour notre approche à la frontière de la sociologie pragmatique et de la sémiotique greimassienne. Le récit est aussi objet d’étude de la sociologie pragmatique. En effet, dans un article de 1990, Dodier présente son travail en s’attribuant, entre autres, une attitude herméneutique dans le sens où il s’intéresse aux discours des personnes sur leurs propres actes, sur leurs intentions, leurs raisons, les circonstances et les motifs qu’ils imputent à eux-mêmes et aux êtres engagés dans l’action101. Dans la même logique, Boltanski s’intéresse aux « ‘ récits que les personnes livrent de leur vie, quand, la mettant en intrigue – pour reprendre la formulation de Paul Ricœur – elles s’interrogent sur les intentions et les motifs qui ont été les leurs dans l’action  ’»102. Plus qu’un simple discours, ces sociologues s’intéressent aux paroles, textes ou inscriptions où l’acteur instaure une rupture dans le déroulement de l’action et la configure en récit, où l’acteur crée des associations entre des entités hétérogènes et met en intrigue des transformations103. Le récit, dans les ouvrages de style pragmatique, n’est que très peu théorisé. Tantôt formalisé comme une mise en intrigue de l’action qui se retrouve close au moment de sa narration, tantôt dévoilé comme un énoncé consistant en une opération de traduction, c'est-à-dire en l’établissement d’une mise en relation d’éléments hétérogènes impliquant toujours une transformation, le concept de récit, peu rationnalisé mais souvent évoqué, est inspiré des ouvrages de Ricœur104. Or, la conception du récit chez Ricœur est-elle compatible avec nos intérêts greimassiens ? Comment appréhender l’emprunt fait à Ricœur par la sociologie pragmatique ? Comment comprendre que les sociologues de style pragmatique adoptent le concept de mise-en-intrigue « ‘ pour reconnaitre aux acteurs une compétence légitime à rendre compte de leurs actions ’ »105? L’enjeu ne porte-t-il pas sur la conditionnalité de la narrativité ? La narrativité déduite de Propp est-elle présupposée comme le soutient Greimas ou comme l’affirme Ricœur, présupposante, c’est-à-dire tributaire d’une « intelligence narrative », laquelle doit être portée au crédit du sujet ? Finalement, ce qui est sous-tendu, c’est une critique du principe d’immanence que nous avons présenté plus haut. L’énonciation peut-elle être appréhendée dans le texte et uniquement dans le texte ? L’attention portée prioritairement au système langagier n’empêche-t-il pas de saisir la communication dans son caractère multimodal, dans son aller-retour constant entre émetteur et récepteur ? Refuser toute dimension exogène au texte n’amène-t-il pas à postuler d’une interprétation unique ? Un détour par la notion d’énonciation en sémiotique greimassienne et les critiques qui lui ont été opposées semble nécessaire pour répondre à ces interrogations.

Notes
91.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 307.

92.

GENETTE, G.,  Discours du Récit, Paris : Edition du Seuil, 2007, (Ce volume regroupe « Discours du Récit » publié initialement dans Figure III (1972) et Nouveau discours du récit (1983)), p. 297.

93.

LITS, 2008. ‘ op. cit. ’p. 73.

94.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 248.

95.

LITS, 2008, ‘ op. cit. ’p. 84-85.

96.

DUBIED, A., « Le récit médiatique. Un objet complexe en quête de définition. », Communication, 19, 1999.

97.

GREIMAS, A., ‘ Essais de sémiotique poétique ’, Paris : Larousse, 1972, p. 18.

98.

RICŒUR, P., Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris : Le Seuil, 1986, p. 31.

99.

RICŒUR, P., Temps et récit. Tome II : La configuration dans le récit de fiction, Paris : Le Seuil, 1984, p. 85.

100.

PANIER, 2008, ‘ op. cit. ’ p. 305.

101.

DODIER, 1990, ‘ op. cit. ’ p. 117.

102.

BOLTANSKI, L., La condition fœtale : une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris : Gallimard, 2004, p. 17.

103.

LATOUR, 2007, ‘ op. cit. ’ p. 69 et 157.

104.

F. Dosse dévoile que la sociologie de style pragmatique fait écho à l’œuvre de Ricœur. Cf. DOSSE, F., Paul Ricœur. Le sens d’une vie, Paris : La Découverte, 1997.

105.

CORCUFF, P., « Figures de l’individualité, de Marx aux sociologies contemporaines », EspacesTemps.net, 2005, [en ligne : http://espacestemps.net/document1390.html]