I. 2. 4. Analyser la peopolisation comme narration et action

En tant que procès, la peopolisation est à la fois narration et action. Elle est narration en tant qu’elle associe des éléments hétérogènes qu’elle ordonne dans la description d’une action particulière qui met en scène des personnages et qui part d’une situation initiale vers une situation finale. Pourtant, son étude ne peut se limiter à la description immanente des actions discursivisées, car par l’acte d’énonciation, la peopolisation est action en tant que telle. Cette dernière discussion va nous permettre de remonter le fil que nous venons de dérouler afin d’appréhender ce que nous annoncions dans l’introduction, c'est-à-dire la désintrication du rapport étroit entre récit, énonciation et action, pour enfin saisir la spécificité de notre objet d’étude et la pertinence d’une approche interdisciplinaire.

L’énonciateur des récits que nous étudions est porteur d’une double fonction. Il est le narrateur en tant qu’il produit par l’acte d’énonciation un discours représentant une action et les acteurs qui y sont engagés. Dans le récit, il produit des associations, il trace et retrace les frontières qui délimitent un groupe, il mobilise des acteurs et des objets qu’il choisit de mettre en place dans le récit et dans l’action discursivisée et arrête, pour un temps, la définition de la peopolisation en lui donnant une forme d’existence particulière : il est le destinateur en tant qu’il fait-faire. Ainsi, le narrateur engage et définit des acteurs dans la controverse et leur donne une visibilité, il « ‘ définit ce qu’ils sont, ce qu’ils devraient être ou ce qu’ils ont été ’ »141. En comprenant le narrateur des récits comme celui qui énonce la peopolisation, nous nous intéressons à la structure du texte, à ce qu’il fait agir, ce qu’il fait être. Ici, le récit est le lieu dans lequel se constitue (et se manifeste) la peopolisation mettant en scène des associations et des transformations constitutives de la peopolisation et finalement, présentant une forme d’existence particulière de celle-ci. La sémiotique greimassienne du discontinu dans son immanentisme révèle ainsi sa pertinence pour saisir les associations et plus loin, la dynamique conflictuelle de la peopolisation et ainsi considérer ce qu’elle met en tension et la manière dont les acteurs engagent un débat à propos d’options et de formes d’existence. Dans cette logique, nos analyses s’intéresseront aux récits, en tant qu’ils créent des associations, font et défont des regroupements, règlent les incertitudes face à une activité ou une identité.

Mais la peopolisation est aussi une action. C’est une action symbolique : elle consiste justement en l’énonciation et n’existe que dans le discours. En produisant un récit sur une action à la frontière du privé et du public concernant un homme politique, l’énonciateur fait la peopolisation. La peopolisation est un objet particulier qui renverse le principe austinien devenant ainsi : Quand faire, c’est dire. Nous retrouvons ici l’idée de performativité de l’organisation des récits évoquée par Michel De Certeau dans ‘ L’invention du quotidien ’.

‘« Dans cette organisation, le récit a un rôle décisif. Certes, il « décrit ». Mais  toute description est plus qu’une fixation, c’est un « acte culturellement créateur ». Elle a même pouvoir distributif et force performative.142 »’

Ainsi, et enfin, dans cette recherche, il nous faut comprendre que les récits médiatiques sont des points de passage de la peopolisation: ils définissent les contours de celle-ci et la construisent dans une forme d’existence particulière en faisant agir les acteurs engagés dans la peopolisation et en mettant en scène l’action de la peopolisation comme dislocale, c'est-à-dire fragmentée. Par exemple, un récit sur la mobilisation de Thomas Hollande dans la campagne de sa mère, Ségolène Royal, présente une forme d’existence particulière de la peopolisation. Le récit met en scène une « action de papier », une action discursivisée mais qui n’est pas le continu que nous souhaitons rendre intelligible. Ce récit, toujours dans notre exemple, est une prise qui nous permettra de saisir le travail d’association et de définition opéré par le narrateur. Or un des reproches adressés à la sémiotique est de chercher dans le texte et son système langagier la cohérence des actions mises en discours, ce qui était réducteur selon les critiques. Si nous opérons cela, nous le dépassons en voulant considérer la peopolisation à travers les associations et les traductions de fragments de la peopolisation tels qu’ils sont signifiés dans les récits et finalement, en considérant l’énonciateur comme un acteur de la peopolisation et non comme un simple narrateur. Dans cette logique, nous comprenons que les récits sont eux-mêmes des fragments de l’action de la peopolisation et que l’acte d’énonciation doit être compris dans un continu plus large qu’est la peopolisation mais aussi dans la résolution de la controverse. L’énonciateur devient ainsi un acteur en donnant une forme et une consistance à la peopolisation, en proposant sa propre théorie sur celle-ci, en dévoilant une de ses formes d’existence et ses effets et en s’engageant dans la critique d’autres formes et d’autres théories.

‘« Plus précisément, cette démarche [sémiotique greimassienne] consisterait à traiter les récits comme les lieux dans lesquels se constitue (et se manifeste) la définition des problèmes, l’identification des acteurs chargés d’élaborer un programme de résolution, et la désignation des acteurs dotés des compétences nécessaires pour le mener à bien. Pour aller vite, ce mode d’analyse reviendrait à considérer que les récits contribuent de manière décisive à l’orientation des controverses, notamment parce qu’ils imposent un schéma narratif dans la perspective duquel la définition des problèmes et des programmes susceptibles de les résoudre paraît infalsifiable. »143

Etudier les récits médiatiques pour comprendre la peopolisation nous permet de ‘ « laisser les acteurs (…) faire le travail de composition du social à notre place ’ »144 et donc de saisir la peopolisation en train de se faire. Cette compréhension de l’énonciateur comme acteur nous permettra alors, dans la conclusion de notre thèse, de proposer une lecture continue de nos analyses pour déplacer notre échelle d’observation et ainsi de défocaliser notre regard du récit vers l’ensemble des récits comme autant de prises qui nous permettront non seulement de définir la peopolisation mais surtout d’embrasser son évolution et son installation ou non dans l’espace public français. Ainsi, notre prisme de réflexion se déplacera de la considération d’« actions de papier », objet de la sémiotique greimassienne, jusqu’à l’action de la peopolisation en tant que telle.

Nous considèrerons ainsi la peopolisation au travers de la logique continu-discontinu. Ce qui est continu à un niveau ne l’est plus à un autre. Chaque récit sera considéré comme un continu afin de signifier les associations, les actions de papier et les qualifications des êtres qui peuplent la peopolisation et des formes d’existence de celle-ci. Mais chaque récit sera considéré comme une unité discrète de la peopolisation, comme à la fois une prise de ce qu’elle est et fait mais aussi comme un acte qui permet de l’installer dans l’opinion publique française. Notre objet d’étude consiste donc bien en une action en tant que telle, constituée de fragments d’action – les récits – sur lesquels nous travaillerons de manière immanente afin de rendre intelligible ce continu qu’est la peopolisation. La peopolisation est donc un phénomène, à la fois, narratif et social. Nous avons fait le choix de nous focaliser sur des récits médiatiques issus de la presse écrite française ; les narrateurs des récits qui performent la peopolisation, dans notre étude, sont donc les journalistes, les hommes politiques n’étant que des êtres de papier145.

Notes
141.

LATOUR, 2007, op. cit. p. 48.

142.

DE CERTEAU, M., ‘ L’invention du quotidien. Arts de faire ’, Paris : Folio essais, 1990, p. 181.

143.

TERZI, C. & BOVET, A., « La composante narrative des controverses politiques et médiatiques », Réseaux 4, 132, 2005, p. 111-132.

144.

LATOUR, 2007, op. cit. p. 46.

145.

Un horizon de recherche s’ouvre ici, cette étude pouvant être continuée en considérant non plus les discours des journalistes mais les discours des hommes politiques qui seraient alors les acteurs de la peopolisation.