II. 1. Du mouvement dans le récit

II. 1. 1. La narrativité comme mouvement

Le premier mouvement présent dans notre étude se repère dans la structure même du récit. Le récit n’est pas une « ‘ simple concaténation de phrases ’[dont]‘ le sens qu’il véhicule n’est dû qu’à des enchainements plus ou moins hasardeux ’ » mais « ‘ un tout de signification, une acte de langage sensé et comportant sa propre organisation ’ »149. Or, cette organisation présupposée par une compétence narrative permet de penser la relation entre les niveaux du récit. La narrativité, au sens de Greimas et Courtés, doit être comprise ici, en son sens large, c'est-à-dire non pas comme relevant uniquement de l’ordre du narré mais comme prise aussi au niveau des structures discursives. La narrativité est le principe organisateur de tout discours150.

Nous avons, jusqu’à présent, pensé les conditions de la narrativité et expliqué plusieurs aspects de l’organisation narrative en discontinu, c'est-à-dire présenté les structures narratives (ou mieux sémio-narratives) au travers de ses deux niveaux dans notre partie sur l’action, puis évoqué les structures discursives dans notre propos sur le récit et l’énonciation. Il est temps désormais de les saisir comme un tout de signification pour interroger la narrativité comme mouvement.

[Figure : Le Parcours Génératif]
[Figure : Le Parcours Génératif]

Ce tableau nous montre les deux niveaux de l’organisation du récit151. Les structures sémio-narratives révèlent le niveau le plus abstrait du récit, c’est-à-dire les structures sémiotiques les plus profondes. Ces dernières régissent les structures discursives qui sont, quant à elles, chargées de la mise en discours et relèvent de l’instance d’énonciation. Le parcours génératif de la signification est donc cette représentation qui permet de disposer les résultats de l'analyse, des plus simples aux plus complexes, et surtout des plus abstraits aux plus concrets. Il permet de saisir le processus d’engendrement du discours. Les deux niveaux du parcours génératif sont respectivement présupposé et présupposant, et le passage de l'un à  l'autre est appelé une conversion. La notion de « parcours » souligne l’aspect dynamique de la démarche.

‘« Le terme de parcours (…) implique non seulement une disposition linéaire et ordonnée des éléments entre lesquels il s’effectue mais aussi une perspective dynamique suggérant une progression d’un point à un autre, grâce à des instances intermédiaires.152 »’

Le mouvement de la narrativité intervient dans un déplacement de l’abstrait vers le concret. Ainsi, l’approche générative de Greimas dévoile un objet sémiotique par son mode de production. Ce qu’il faut entendre ici, c’est que l’organisation de l’objet sémiotique doit être interprétée, en premier lieu, en faisant abstraction de son contenu visant à rendre compte de l’univers des possibles ; l’interprétation sémantique ne venant que dans un second temps.

‘« Concevoir la théorie sémiotique sous la forme d’un parcours consiste alors à l’imaginer comme un cheminement marqué de jalons, certes, mais surtout comme un écoulement coagulant du sens, comme son épaississement continuel, partant du flou originel et potentiel, pour aboutir, à travers sa virtualisation et son actualisation, jusqu’au stade de la réalisation, en passant par des préconditions épistémologiques aux manifestations discursives.153» ’

Le parcours génératif connut deux temps dans son élaboration. Le premier, à ses débuts, lui donnait avant tout une visée explicative ; le second, avec l’ouvrage ‘ Sémiotique des passions ’, s’attacha plus à l’enrichissement de sens que le parcours montrait au fil de son déroulement. Greimas et Fontanille s’attachèrent alors en 1991 à introduire la « senteur » du discours au niveau discursif. Ils ajoutent pour cela un troisième niveau, celui des préconditions. Le parcours génératif perd alors sa linéarité et devient triangulaire. Le passage d’un niveau à un autre, désignée comme conversion, ne s’opère plus qu’entre le niveau sémio-narratif et celui des préconditions. De son coté, le niveau discursif « ‘ n’invente plus rien ’ », il ne fait plus que « ‘ convoquer par des opérations spécifiques de la mise en discours ce que les deux autres instances auraient engendrés ’ »154. Ainsi, la sémiotique renouvelée cherche à ‘ « imaginer comment le réel émouvant « sensibilisé » prend forme et sens, valeur et directionnalité dans l’expérience perceptive du vécu quotidien ’ »155. Pourtant, sans en ignorer certains apports, notre recherche revient aux actions de papier, elle investit moins la problématique de l’énonciation que celle de la narration, l’énonciation étant interrogée dans un second temps comme une action, une action en cours : ‘ quand faire, c’est dire ’.

Le mouvement de la narrativité est donc double : il est celui du chercheur qui va pouvoir mettre à jour les règles permettant d’engendrer des discours mais aussi analyser et comparer différents énoncés sur un même sujet et considérer les différentes figurativisations et discursivisations. Mais il est aussi celui du narrateur qui choisit un possible de mise en scène au niveau discursif. Nous verrons que ce premier mouvement nous permettra plus loin de considérer celui contenu dans la narration, mais avant, notre réflexion se poursuit afin de saisir en quoi la sociologie pragmatique enrichit notre considération sémiotique des récits médiatiques et plus précisément, la question du mouvement dans le récit.

Notes
149.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 248.

150.

Ibid. ’ p. 249.

151.

Nous pouvons considérer ce qui pourrait constituer un troisième niveau : la textualisation, qui correspond à la mise en texte. Nous nous éloignons de la question de la narrativité car, ‘ « en tant que représentations sémantiques, le texte est indifférent aux modes de manifestations sémiotiques qui lui sont logiquement ultérieurs. Ainsi, par exemple, le texte d’une bande dessinées revêtira la forme soit de légende soit de vignettes » ( ’GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 391)‘ . ’« Il semble donc que pour Greimas le texte soit en même temps le tout (l’objet sémiotique construit en fonction de la pertinence qu’on se donne dans le projet descriptif) et sa part (la manifestation expressive concrète, la fin de la génération du sens, le résultat d’un mariage entre le plan de l’expression et le plan du contenu). » (MARRONE, G., « L'invention du texte », ‘ Nouveaux Actes Sémiotiques ’, 2008, [en ligne : http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=2636]). Nous sommes ici à l’orée du parcours génératif car la manifestation expressive d’un énoncé est une sorte d’état final de la progressive génération du sens sans être l’aboutissement du parcours génératif, la textualisation pouvant intervenir à tout moment dans le parcours allant de l’abstrait vers le concret.

152.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 269.

153.

GREIMAS, A., « Introduction », GREIMAS & FONTANILLE, 1991, op. cit.

154.

GREIMAS & FONTANILLE, 1991, op. cit. p. 76.

155.

HENAULT, 1994, op. cit. p. 7.