II. 1. 2. Le mouvement en sociologie pragmatique.

II.1.2.1. Penser le processus de traduction.

‘« Dire, c’est dire autrement. Autrement dit, c’est traduire »156

Rapidement défini pour considérer le récit, le processus de traduction est une considération importante dans la sociologie de l’acteur-réseau et de la sociologie de la traduction, comme le prouve l’appellation de cette dernière. C’est donc plus spécifiquement du coté de Latour et Callon que cette notion va être interrogée. La première étape de cette considération repose sur un article de Callon qui fonde, pour une partie, la sociologie désignée comme « sociologie de la traduction » que l’on attribue à Callon et Latour. Cet article interroge « ‘ la constitution progressive, au long des années 70, d’un savoir « scientifique » sur les coquilles Saint-Jacques ’»157.

Le point de départ fixé par Callon dans cette étude est le voyage de trois chercheurs du Centre National d’Exploitation des Océans au Japon au cours duquel ils observent la culture intensive des coquilles Saint-Jacques158.A cet élément, il ajoute la méconnaissance des mécanismes de croissance de ce mollusque en France et une activité de pêche intensive sur les côtes bretonnes. Le point d’arrivée de l’étude (dix ans plus tard) investit trois éléments : l’existence d’un groupe social uni autour de la culture de la coquille Saint-Jacques mais aussi celle d’une communauté de spécialistes dans l’étude et la promotion de la coquille Saint-Jacques et enfin, des connaissances scientifiques stables sur ce mollusque. De ce bref résumé, nous retenons une question centrale : ‘ Comment décrire le passage du point de départ au point d’arrivée ? ’ L’auteur va donc chercher par quel processus s’agrègent différents éléments qui donnent naissance et constituent un problème qui va concerner aussi bien la communauté de spécialistes, les marins pêcheurs de la baie de Saint-Brieuc et les coquilles Saint-Jacques159 de cette même baie. Ce passage est précisément ce que Callon désigne comme le processus de traduction : c'est-à-dire, le processus par lequel les acteurs (individuel et collectif, humain et non-humains) travaillent à traduire leurs langages, leurs problèmes, leurs identités ou leurs intérêts dans ceux des autres : processus qui construit et déconstruit, stabilise et déstabilise le monde160. La traduction est donc ce qui englobe toutes les opérations et les interactions par lesquels les acteurs (ici, les trois chercheurs revenant du Japon) définissent, déplacent et détournent celles d’autres acteurs. Elle doit se comprendre comme la transformation, dans le langage de l’acteur qui fait, de ce que les autres sont, disent et veulent. La traduction est le déplacement des entités dans des lieux qu’elles n’auraient pu atteindre par elles-mêmes. Ce processus, en tant qu’il établit un lien entre des activités hétérogènes et rend le réseau intelligible, met en place une figure que nous jugeons essentielle dans nos considérations : celle du porte-parole. Callon le définit comme une entité qui parle « au nom des autres », qui donne sens et qui commente. Nous pouvons entendre ce terme de « porte-parole » en deux sens. C’est d’abord celui qui supporte la parole, qui condense la parole de tous ceux qu’il représente en un seul corps ; mais c’est aussi celui qui porte la parole en tant qu’il la déplace, la mène dans d’autres lieux où elle ne pourrait aller sans cet intermédiaire161. Si nous reprenons l’exemple exploité par Callon, nous pouvons comprendre que les trois chercheurs revenus du Japon sont les porte-parole à la fois de la coquille Saint-Jacques, des marins-pêcheurs mais aussi de la communauté de spécialistes et traduisent ainsi leurs identités, leurs intérêts et leurs activités.

La sociologie de la traduction est fondée sur un double rejet : celui des considérations classiques de l’épistémologie des sciences et celui des modèles de l’innovation : cela a amené les auteurs à formuler une nouvelle conception, autant méthodologique que théorique, selon laquelle la science est socialement construite ; c'est-à-dire à comprendre la dimension pragmatique qui unit les scientifiques à la science et donc à étudier comment les scientifiques font la science. Finalement l’étude du processus de traduction saisi par Callon dans l’exemple de l’évolution du savoir sur la coquille Saint-Jacques, est construite sur un point de départ, un point d’arrivée et l’identification d’un porte-parole, choisis par le chercheur. Elle s’inscrit dans une volonté de suivre des acteurs au moment « ‘ où ils se frayent un chemin à travers les choses qu’ils ont dû ajouter aux compétences sociales de base afin de rendre plus durable des interactions constamment fluctuantes ’ »162.

Ainsi, nous pouvons considérer le journaliste comme un porte-parole en tant qu’il traduit les entités hétérogènes et donc qu’il porte et transporte leurs paroles et leurs actions mais aussi qu’il crée des associations. Le porte-parole trace et retrace les frontières des actions et des identités et finalement rend intelligible le réseau, au sens d’organisation rassemblant des humains et non-humains qui agissent les uns sur les autres. En rendant intelligible le réseau, le porte-parole agit sur la controverse, résout les incertitudes et doit être compris comme un acteur. Mais parallèlement, parce qu’il porte la parole des autres, les définit et les signifie, il donne une prise à ce qui est contenu dans la controverse. On retrouve ainsi la double fonction acteur et narrateur. Pourtant, la notion de traduction nous apporte un nouvel élément : le mouvement. Parce que finalement la traduction désigne moins la présentation de l’hétérogénéité que le processus qui consiste à relier des éléments et des enjeux hétérogènes.

Notes
156.

LATOUR, 1984, op. cit. p.202.

157.

CALLON, 1986, op. cit. p. 169-208.

158.

Ce point de départ intervient comme un point de méthode qui consiste à suivre un acteur en particulier tout au long de son implication dans le processus de construction d’un savoir : Callon a, ici, fait le choix de suivre les trois chercheurs revenus du Japon.

159.

Callon et Latour refusent la tradition sociologique qui nie le rôle des objets pour la raison qu’ils ne seraient pas doués d’intentionnalité ou d’intelligence. Pour eux, ‘ « toute chose qui vient modifier une situation donnée en y introduisant une différence devient un acteur ’ » (LATOUR, 2007, op. cit. p. 103) L’objet est donc un acteur au même titre qu’un humain, même si la relation entre humain et non-humain n’est pas symétrique.

160.

CORCUFF, P., Les Nouvelles Sociologies - Entre le collectif et l'individuel, Paris : Armand Colin, collection "128", 2007, 2e édition refondée, p. 65.

161.

Nous reviendrons particulièrement sur cette double fonction du porte-parole dans la seconde partie de ce chapitre.

162.

LATOUR, 2007, op. cit. p. 99.