II.1.2.2. Traduire la circulation entre des espaces de signification

Considérer notre étude comme un découpage du découpage nous a permis de considérer une double fonction du narrateur du récit : acteur et énonciateur de la peopolisation163. Reprenons donc le fil de cette réflexion au regard de cette dernière notion ici exposée, mais toujours avec cette volonté, somme toute contradictoire, de ne vouloir considérer la peopolisation que dans un caractère indéterminé. Nous nous contenterons ainsi de garder à l’esprit la définition provisoire et approximative de la peopolisation qui est de la concevoir comme un processus symbolique qui met en scène une hétérogénéité d’êtres qui la construisent, et l’incertitude et la tension pour qualifier leur cohabitation. Pourtant, dans la nécessité de la sélection d’un corpus, il nous a fallu désigner certains des êtres qui la peuplaient : le narrateur du récit médiatique est le premier ; l’homme politique, candidat à l’élection présidentielle de 2007, est le second, variable incontournable pour considérer la peopolisation. Le choix enfin d’étudier les récits médiatiques intervient comme le choix du chercheur, à l’instar de Callon et sa décision de suivre les trois scientifiques revenus du Japon dans la construction d’un savoir sur la coquille Saint-Jacques. En nous concentrant sur les récits médiatiques dans la presse écrite française, le découpage du découpage est devenu notre découpage de celui opéré par l’énonciateur des récits médiatiques – le journaliste –, à la fois, narrateur et acteur de la peopolisation. Dans notre corpus, l’homme politique ne pourra être considéré que comme un actant incarné dans le récit. Il n’est jamais le destinateur du récit ; c’est le journaliste qui détient ce rôle, il est alors son porte-parole164.

En tant que porte-parole, l’énonciateur des récits travaille à traduire les langages, les problèmes, les identités ou les intérêts dans ceux des candidats à l’élection présidentielle et des autres êtres engagés dans l’action décrite mais aussi à construire et déconstruire ce qu’est la peopolisation. Le second déplacement est là. Il est le processus de traduction. Ce processus n’est saisissable que dans son résultat, chaque récit intervenant comme le résultat d’une traduction. Et pourtant, dans un changement de l’échelle d’observation, c'est-à-dire non plus dans la logique interne du récit mais dans une perspective plus globale, nous pourrons envisager le continu à partir d’un même titre de presse ou, plus loin, dans un même type de presse, et ainsi observer le mouvement qu’est la traduction, en observant ces différents résultats dans le temps, au travers de différents récits. C’est donc toujours dans une logique immanente que nous le saisirons : même si le continu n’est plus un simple récit mais un ensemble de récits, nous n’appréhenderons aucune qualité extérieure à ceux-ci. L’investigation portera donc sur la manière dont le narrateur d’un récit ou de plusieurs issus d’un même titre de presse ou d’un même type de presse ont porté et transporté la parole, les actions et les identités165. Cette investigation ne pourra être opérée que dans la comparaison, le mouvement ne pouvant être appréhendé, à ce niveau, que dans la différence. Finalement, le changement d’échelle d’observation permettra de saisir les différences qui se maintiennent ou non dans l’extension du continu et donc le changement des niveaux de continu et de discrétion.

‘« L’implicite d’un énoncé est éclairé par d’autres qui convergent vers la même position, ceux-ci tendant à expliciter le sens de certains mots, ou les présupposés concernant certains maillons de jugement, qui n’avaient pas été développés dans le premier énoncé. L’implicite d’un énoncé est également clarifié par les énoncés antagonistes. Ceux-ci font notamment apparaître le fragment limité du monde que le premier a pris en comparaison, ou sa focalisation (…). On trouve là une manière d’aborder le fameux problème de l’incomplétude des explicitations attachées à chaque énoncé. Il est possible en effet de dépasser cette incomplétude en identifiant progressivement l’espace formé par l’ensemble des énoncés portant dans une arène, sur une question saillante. (…) Cette herméneutique des opérations est donc, en même temps, l’identification d’un espace de prises de positions.166 »

Le deuxième mouvement est celui opéré par le narrateur, appréhendable dans une variation des échelles d’analyse, qui constitue le troisième mouvement, celui du chercheur, pour interroger le corpus.

Notes
163.

Cf. Chapitre I. 3. 4.

164.

Dans la notion de porte-parole, la question de l’institution nous paraît fondamentale. Et pourtant, nous prenons le parti, ici, de l’ignorer. Cette posture tient deux réflexions en son creux. La première relève de la mise en abîme du monde de l’opinion (que nous investirons au chap. III). La seconde dépend de notre approche par l’incertitude de ce qu’il en est de ce qu’il est : en découvrant la peopolisation en train de se faire, l’institution se découvrira dans les formes de ce phénomène. En effet, nous reviendrons en conclusion sur l’institution et son identification comme un résultat de notre observation, pour comprendre finalement, où est l’institution dans notre objet et quel est le rapport de l’institution au journaliste comme porte-parole. (A noter que nous reprenons la définition de l’institution telle qu’elle est pensée par Boltanski (2009) qui s’affranchit de la définition bourdieusienne, distinction dont nous rendrons compte.)

165.

La conjugaison au passé souligne que nous ne pouvons observer que les résultats d’une traduction : les récits.

166.

DODIER, N., « L’espace et le mouvement du sens critique », Annales. Histoire, Sciences sociales, 1,2005, p. 27.