II.1.2.3. L’homme nomade

Le processus de traduction rejoint directement la considération d’un de nos postulats sociologiques que nous avions évoqué au début de notre écrit. Celui-ci, disions-nous, nous invite à appréhender la pluralité des modes d’engagement que l’homme politique éprouve dans sa réalité quotidienne. Ici, c’est la théorie de l’‘ homme nomade167 ’qui nous intéresse particulièrement, approche qui considère l’individu comme porteur d’une identité plurielle, actualisée par la dynamique du rapport entre cet être et les différents environnements dans lesquels il circule. Ce postulat théorique nous permet de penser la possibilité du narrateur de faire circuler les actants, une fois figurativisés, dans différents lieux et de créer des associations.

Dans l’ouvrage ‘ L’action au pluriel ’, Thévenot cherche à mettre en évidence la manière dont une personne façonne son environnement, qui le façonne parallèlement. Il s’intéresse ainsi « ‘ aux engagements qui donnent consistance à la personne  ’»168 reniant le principe qui ‘ « fixe la personne dans une détermination permanente en empêchant de suivre la variation de ses ’ ‘ engagements qu’il ’ [lui] ‘ importe précisément d’analyser  ’»169. De ce fait, il considère la personne comme un ‘ homme nomade ’, c'est-à-dire un « ‘ homme qui circule sans attache d’un lieu à l’autre (…) dans le cours d’une vie tout en flexibilité ’ »170.

On retrouve, ici, les intérêts de Bernard Lahire qui saisit l’individu comme porteur d'une pluralité de dispositions, de façons de voir, de sentir et d'agir, constitutives des expériences socialisatrices hétérogènes que les hommes vivent simultanément et successivement au cours de leur vie ou dans des temps plus courts171. Les fondements de l’identité plurielle reposent sur des principes de socialisation différenciés (voire parfois contradictoires) dans une pluralité de contextes sociaux. Ainsi, dans une journée, un même individu peut être, successivement et/ou simultanément, père, employé, lecteur, fils, époux, consommateur, etc. Pourtant, il existe une différence majeure entre les théories de ces deux sociologues. De l’identité plurielle au nomadisme, il y a convergence mais aussi changement de focale. A la fin de son dernier ouvrage, Thévenot se pose la question de savoir si la théorie de l’homme pluriel de Lahire ne permettrait pas justement de réconcilier Bourdieu d’un coté, et Boltanski et Thévenot de l’autre. En effet, Lahire se donne pour objectif de dépasser l’unicité bourdieusienne de l’acteur. Car, si la notion d’individu, de son point de vue étymologique, tend à se comprendre dans son indivisibilité, dans son unicité, il présente ce point justement comme une illusion : « ‘ Tout se passe comme s’il y avait un profit symbolique et moral (comme le rappellent les termes d’inconstance, de versatilité ou d’infidélité à soi même) spécifique à se penser « identique » ou « fidèle » à soi-même en tout temps et en tout lieu, quels que soient les évènements vécus et les épreuves traversées ’ »172. L’illusion de l’unicité de soi cache donc une identité parcellée, une identité qu’il tente, par là même, de saisir « ‘ sans avoir besoin de postuler une logique de la discontinuité absolue en présupposant que ces contextes sont radicalement différents les uns des autres, et que les acteurs sautent à chaque instant d’une interaction à l’autre, d’une situation à l’autre, d’un univers social à l’autre, d’un domaine d’existence à l’autre sans aucun sentiment de continuité ’ »173. Cette recherche de la continuité dans l’identité plurielle est une critique adressée à l’encontre de la théorie des ‘ Economies de la Grandeur ’ de Boltanski et Thévenot. Lahire propose donc une forme de synthèse qui permettrait de dépasser, à son sens, les limites de chacun des sociologues mobilisés ici. Mais finalement, Thévenot constate que la théorie de l’homme pluriel réduit la différenciation des régimes au processus de socialisation ; reproche partagé par Corcuff :

‘« La sociologie dispositionnelle de Lahire apparaît (…), plus ouverte aux variations contextuelles, mais toujours dans la logique de l’activation d’un passé incorporé « déterminant ». 174»

Partant, nous comprenons que Lahire dresse le portrait d’un homme pluriel ; de son coté, Thévenot s’intéresse moins à une identité qu’aux dynamiques de déplacement au travers de modes divers d’engagement. Considérer un homme nomade plutôt qu’un homme pluriel invite à ne pas s’intéresser seulement aux « ‘ représentations de l’être humain et de son identité » ’mais aussi à ‘ « ses capacité d’agir, ses façons d’éprouver le monde en rapport avec ses interventions. L’engagement dans le monde est mouvementé. Son mouvement affecte profondément l’appréhension de ce monde mais aussi celle des personnes engagées ’ »175. A la logique d’un passé incorporé déterminant, largement explicite dans la définition que fait Lahire de la ‘ disposition ’, s’oppose l’approche de Thévenot qui ne veut pas rendre compte‘ « d’un ordre établi ou reproduit, mais d’une mise en ordre restant douteuse et problématique ’ »176. La théorie de l’homme nomade n’est pas l’objet de son ouvrage mais un postulat pour considérer l’action comme un engagement et fonder ainsi trois régimes d’engagement dans lesquelles une réalité différente est expérimentée par l’acteur. Pourtant, ici, nous ne nous intéressons qu’à la théorie de l’homme nomade parce qu’elle nous permet justement de considérer la pluralité d’un individu dans ses déplacements avant de considérer les espaces qu’il traverse. Le concept de nomade nous invite à considérer la mobilité ‘ « comme activité productive et comme exploitation des ressources plus que comme simple déplacement ’»177. Le nomade n’est pas simple voyageur : il ne s’adapte pas aux lieux qu’il traverse mais les façonne en même temps que ceux-ci le façonnent. La notion d’espace, pendant de celle de mouvement, ne peut donc être saisie sans la compréhension de la coordination de l’acteur et de son environnement.

‘« La division spatiale des modes d’engagement nous intéresse, mais on ne peut l’aborder qu’en ayant pris soin au préalable de concevoir ces modes d’engagement autrement qu’en termes d’espaces. C’est pourquoi nous avons suivi une démarche attentive aux activités plutôt qu’aux frontières séparant des lieux.178 »’

A ce stade de notre propos, nous retiendrons, dans l’approche de Thévenot, cette invitation à nous attarder sur les déplacements, le mouvement, pour penser, par la suite, les espaces de significations. Et c’est là notre quatrième mouvement.

Notes
167.

THEVENOT, 2006, op. cit. p. 23-53.

168.

THEVENOT, 2006, op. cit. p.30.

169.

Ibid. ’ p.46.

170.

Ibid. ’ p.23.

171.

Lahire entend disposition au sens de présence « déterminante » du passé incorporé au cœur du présent.

172.

LAHIRE, B., L'Homme pluriel: les ressorts de l'action, Paris : Nathan, 1998, p. 35.

173.

LAHIRE, 1998,‘ op. cit. ’ p. 36.

174.

CORCUFF, 2005, ‘ op. cit. ’[en ligne]

175.

THEVENOT, 2006, op. cit. p. 23.

176.

Ibid. ’ p. 12.

177.

JOSEPH, I., « Le nomade, la gare et la maison vue de toutes parts », Communications, 73-1, 2002, p. 151.

178.

THEVENOT, 2006, op. cit. p. 25.