La coupure est un événement qui créé de la discontinuité et, à ce titre, instaure du changement. L’indétermination propre à l’action humaine, décrite par Hannah Arendt, dans ‘ La condition de l’homme moderne ’, fait de la rupture l’annonce d’un futur incertain que le passage par la notion d’étape symbolise193. L’étape est ce lieu de règlement de ce qui fait problème, pose question, met à l’épreuve et, en même temps, joint une ligne de vie, lui redonne sa cohérence. La coupure est donc, tout à la fois, un gond (une articulation) et un gong (le gong pouvant être sonné au début et la fin de chaque reprise à la boxe). Pour nous tenir à notre démarche interdisciplinaire, nous allons nous intéresser à la rupture, telle qu’elle est pensée en sociologie de style pragmatique et en sémiotique greimassienne, pour conclure sur notre considération du mouvement.
‘« Le mouvement est mouvement et opère comme mouvement, en tant qu'il est en relation avec des choses qui en sont privées (…) Le mouvement doit être rapporté à un corps immobile.194 »’Trois notions issues de la sociologie de ‘ style ’ pragmatique permettent de considérer le mouvement en le figeant pour un temps. C’est dans la rupture et dans la discontinuité que le mouvement retrouve son dynamisme.
Le concept d’état apparaît dès la première phrase de ‘ De la justification. Les économies de la grandeur ’ pour signifier que les propriétés ne sont plus attachées en permanence à l’être mais se révèlent dans le cours de l’action, dans la réalisation de l’épreuve. Or précisément, l’épreuve constitue la possibilité d’un changement d’état. Elle est donc l’expression d’un moment d’incertitude car « ‘ s’il n’y a pas d’incertitude, il n’y a pas d’épreuve possible ’ »195. On comprend dès lors que le mouvement se saisit dans la discontinuité, dans le changement et nécessite une incertitude quant au devenir de l’état. Mais parallèlement, l’épreuve demande une certaine stabilité. « ‘ Dans un monde totalement incertain, l’épreuve serait chaotique ’ »196. Le mouvement se saisit donc dans le changement d’un état en un autre et nécessite un point de rupture dans l’action.
On retrouve ce point de rupture dans le mouvement de la narrativité et de la traduction et que Callon désigne comme le point de passage obligé (PPO), c'est-à-dire un lieu ou un énoncé incontournable dans la controverse. Callon découpe le processus de traduction en quatre phases. Lorsqu’il étudie l’histoire de la coquille Saint-Jacques, il évoque une première phase dite de ‘ problématisation. ’ Elle consiste à définir précisément les acteurs en présence. Il s’agit de figurer les actants. Une fois cela mis en place, se profilent des points de passages obligés qui montrent à tous les actants l’intérêt de participer au programme de recherche proposé. Dans ce cas précis, la question « ‘ Pecten Maximus se fixe-t-il ? ’ »197 est la question qui incite les êtres engagés à trouver une réponse en participant activement. C’est un point de passage et, il est obligé, dans le sens où tous les individus qui participent à la traduction passent forcément par ce dernier. Ensuite, il convient de suivre les dispositifs d’‘ intéressement ’ qui sont définis par l’auteur comme « ‘ l’ensemble des actions par lesquelles une entité s’efforce d’imposer et de stabiliser l’identité des autres acteurs qu’elle a définie par sa problématisation ’ »198. Il convient, ici, de capter l’attention de tous les partenaires pour les intéresser uniquement au PPO et les détourner d’autres intéressements éventuels, d’autres attaches qui les détourneraient du problème initial posé par les chercheurs. Vient alors l’‘ enrôlement ’ qui peut se définir comme l’aboutissement de l’intéressement. L’auteur l’explique d’ailleurs ainsi : « ‘ l’enrôlement est un intéressement réussi ’ »199. Dans cette phase, se définissent des rôles nouveaux pour les acteurs qui ont été intéressés, des rôles redéfinis à l’aune de la situation. Les acteurs définissent en partie et surtout acceptent implicitement leur rôle en s’y conformant. On pourrait avancer que nous sommes là dans une phase de clarification des procédés, mais cela va plus loin avec le dernier aspect, et non des moindres, qu’est la ‘ mobilisation des alliés ’.
Dans l’article « Les investissements de forme », Thévenot est à la recherche d’un concept d’investissement susceptible de couvrir « ‘ la gamme la plus complète des ressources de l’entreprise ’ »200, c'est-à-dire de pouvoir rendre compte de la « ‘ variété d’êtres très étendue qui comprennent non seulement des catégories cognitives ou des outils de classement mais également des êtres sociaux, coutumes, représentations sociales, personnes collectives ’»201. Il définit, alors, ce concept d’investissement de forme en tant qu’il sert à « ‘ l’établissement, coûteux, d’une relation stable pour une certaine durée ’ » d’une part, et à un accroissement de généralité d’autre part, lorsqu’il « ‘ sert d’instrument d’équivalence ’ »202. Cette approche permet de réduire la complexité (due à la variété et l’hétérogénéité de partenaires, de données et d’intermédiaires) et à la rendre saisissable203. Ainsi, il faut voir ici le travail des acteurs-traducteurs pour substituer à des entités nombreuses et difficilement manipulable, un ensemble d’intermédiaires qui permettra alors de rendre la complexité plus simple, plus saisissable. Ce sont les investissements de formes204 qui faciliteront alors l’intéressement, l’enrôlement et la mobilisation des alliés. Cette notion instaure une rupture dans la controverse ou la traduction en tant qu’elle clôt pour un temps la discussion et sert d’instrument pour la suite.
Que ces notions dévoilent des coupures dans le mouvement de la narration, de la narrativité, de la traduction ou de celui du chercheur dans son découpage, on comprend que le mouvement ne peut se saisir que dans la relation à une coupure, un temps où le mouvement n’est plus et où nous pouvons observer une certaine stabilité, qu’elle soit au début, un final ou un moment de clôture du mouvement.
‘« Si je lève la main de A en B, ce mouvement m'apparaît à la fois sous deux aspects. Senti du dedans, c'est un acte simple, indivisible. Aperçu du dehors, c'est le parcours d'une certaine courbe AB. Dans cette ligne je distinguerai autant de positions que je voudrai, et la ligne elle-même pourra être définie une certaine coordination, de ces positions entre elles. Mais les positions en nombre infini, et l'ordre qui relie les positions les unes aux autres, sont sortis automatiquement de l'acte indivisible par lequel ma main est allée de A en B. Le mécanisme consisterait ici à ne voir que les positions. Le finalisme tiendrait compte de leur ordre. Mais mécanisme et finalisme passeraient, l'un et l'autre, à côté du mouvement, qui est la réalité même. En un certain sens, le mouvement est plus que les positions et que leur ordre, car il suffit de se le donner, dans sa simplicité indivisible, pour que l'infinité des positions successives ainsi que leur ordre soient donnés du même coup, avec, en plus quelque chose qui n'est ni ordre ni position mais qui est l'essentiel : la mobilité. Mais, en un autre sens, le mouvement est moins que la série des positions avec l'ordre qui les relie ; car, pour disposer des points dans un certain ordre, il faut d'abord se représenter l'ordre et ensuite le réaliser avec des points, il faut un travail d'assemblage et il faut de l'intelligence, au lieu que le mouvement simple de la main ne contient rien de tout cela. Il n'est pas intelligent, au sens humain du mot, et ce n'est pas un assemblage, car il n'est pas fait d'éléments.205 » ’On retrouve, dans cette citation, trois éléments déjà évoqués, qui nous semblent importants dans notre recherche : la référence à la directionnalité (à l’ordre), la référence aux positions et à l’espace et enfin « l’intelligence » de penser l’assemblage206. La directionnalité se trouve, l’avons-nous dit au niveau discursif, il en va de même pour la considération des positions qui devront être figurativisées pour se différencier. Nous retrouvons ici notre intérêt pour une considération relationnelle du continu et du discret en tant que ce sont les unités discrètes qui vont nous permettre de rendre intelligible le continu. C’est par le repérage des coupures que nous pourrons saisir le mouvement.
‘« Une unité discrète se caractérise par une rupture de continuité par rapport aux unités voisines ; elle peut, de ce fait, servir d’éléments constituant d’autres unités, etc.207 »’ARENDT, H., La condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Levy, 1994
GALILEE, ‘ Dialogues et lettres choisies ’. (Trad. P.H. Michel). Paris : Herman, 1966, p. 141.
NACHI, 2006, op. cit. p. 74.
‘ Ibid. ’ p. 64.
Pecten Maximus: nom latin des coquilles Saint-Jacques.
CALLON, 1986, op. cit. p. 185.
‘ Ibid. ’ p. 189.
THEVENOT, L., « Les investissements de forme », THEVENOT, L. (ed.), ‘ Conventions économiques ’, Paris : PUF, 1986, p. 21-71.
‘ Ibid. ’ p. 59.
‘ Ibid. ’ p. 28.
AMBLARD, H. et al., ‘ Les Nouvelles Approches Sociologiques des Organisations, ’ (troisième édition augmentée), Paris : Seuil, 2005, p. 160-161.
Cette notion peut être rattachée à la notion de « bien en soi » développée par Nicolas Dodier pour désigner une référence indiscutable, c'est-à-dire la référence à un bien qui se vaut en tant que tel. Le bien en soi clôt, pour un temps, le mouvement du sens critique et l’espace de la critique. (DODIER, 2005, op. cit. p. 22.)
BERGSON, H., ‘ L'évolution créatrice, ’ (1ère éd. 1907), Paris : PUF, 1998, p 91-92.
Nous partons, ici, du postulat que le mouvement dans le récit se distingue du mouvement simple de la main qu’illustre cette citation : on lui octroie une certaine intelligence sans que celle-ci soit forcément douée d’intention mais au moins d’intentionnalité (voir chap. 1-3 pour la distinction).
GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 106.