II.2.1.1. Espace privé et espace public.

Selon Jürgen Habermas, l’espace public émerge de la naissance au 18ème siècle d’une sphère publique littéraire. Cette sphère se manifeste à travers les journaux, les salons, les clubs et a pour enjeu la critique littéraire, picturale et musicale. C’est une sphère dédiée au commentaire – à l’analyse – des œuvres d’art. La discussion qui la fonde est indépendante du marché. Si les œuvres culturelles sont des biens de consommation, la discussion qui s’effectue à leur propos est le fait de personnes privées rassemblées en public. Or, parce que cette sphère est un lieu où le privé sort du privé, les personnes qui y participent sont libérées du souci des nécessités économiques. La sphère publique littéraire est donc le lieu d’expression des subjectivités détachées des impératifs des lois du marché. Ainsi, logique de l’échange et égalité de nature des personnes211 permettent à l’espace public d’émerger au 18ème siècle. Cette naissance est accompagnée, selon Habermas, d’une nouvelle forme de publicité, comprise comme l’usage public de la raison, non plus seulement accessible à l’Etat mais aussi et désormais aux personnes privées. La sphère publique littéraire constitue finalement un lieu d’élaboration et d’expérimentation d’une sociabilité démocratique, d’apprentissage du raisonnement politique et constitue ainsi la base de l’émergence de l’espace public. Habermas donne à la discussion et à l’échange communicationnel un rôle central dans le mode d’organisation politique d’une société. L’espace public est fondé sur un savoir et des aspirations qui ont été élaborées‘ ’dans le milieu rationnel de la discussion collective ; il résulte d’un processus opéré par une société civile devenue consciente d’elle-même comme du présent historique et raisonnant sur lui. Conceptualisé par Habermas, l’espace public renvoie à l’activité d’une élite ; il inclut des cercles bourgeois et reste fondamentalement bourgeois. Il exclut, par ailleurs, ceux qui n’ont pas la compétence de la critique littéraire ou politique212. Caractérisé par les débats et les écrits des hommes de lettres, l’espace public bourgeois atteint son apogée entre le début et le milieu du 19ème siècle. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, l’industrialisation, l’alphabétisation et les progrès de la presse populaire contribuent au déclin de l’espace public bourgeois. L’opinion publique n’est plus alors le produit du discours rationnel. La publicité prend un aspect manipulatoire et sert désormais à rendre public des intérêts concurrents : elle perd son caractère heuristique. Sous l'influence d'un Etat interventionniste et administratif, qui brouille les frontières entre domaine privé et domaine public et subvertit le principe de publicité, l'espace public se transforme en un lieu de propagande politique où les médias de masse créent une loyauté de masse. De fait, à la lumière de la description idéelle par Habermas de l’espace public bourgeois, ce nouvel espace public apparait comme une sphère amorphe dominée par des médias de masse qui relaient les intérêts des systèmes étatiques et économiques.

Deux éléments nous semblent importants dans cette très rapide évocation de la définition habermassienne de l’espace public. Le premier nous montre qu’il y a un jeu entre espace public et espace privé qui oblige à considérer l’un pour appréhender l’autre. Le second insiste sur l’évolution de ces espaces avec celle des médias et de la communication dans notre société. Or, le phénomène que nous étudions est précisément le fruit de ce changement. Ces deux éléments méritent donc de nous attarder sur quelques autres définitions pour en extraire l’accord émergeant.

La séparation entre espace privé et espace public est donc une réalité historique qui résulte d’un découpage, lui-même changeant, de l’activité humaine entre ces deux espaces213. Leurs définitions relèvent de questions liées aux mœurs et à la vie quotidienne et sont changeantes et fluides214. Hannah Arendt identifie deux temps dans l’évolution de la sphère privée. Dans la Grèce antique, s’opposent le politique et le privé ; le premier étant le domaine de l’action, le second de la parole. La sphère privée révèle alors une privation qui tient de l’absence de l’autre. Pourtant, l’avènement du christianisme modifie l’espace privé, qui passe du lieu où l’on se privait des autres au lieu où l’on se cache des autres215 : il devient un lieu obscur. Enfin, l’apparition de la Cité entraine l’avènement du social qui perturbe alors la distinction entre espace public et espace privé, entrainant le dépérissement du public « ‘ devenu une fonction du privé et le privé la seule et unique préoccupation commune ’»216.

‘« La découverte moderne de l’intimité apparaît comme une évasion par rapport au monde extérieur, un refuge cherché dans la subjectivité de l’individu autrefois protégé, abrité par le domaine public.217»’

La sphère privée perdue serait donc remplacée par l’intime. Ce déplacement du privé vers l’intime qui constituerait le seul résidu face aux évolutions sociales se retrouve chez Dominique Mehl. En effet, Mehl repère un bouleversement dans les délimitations des espaces privé et public dans les années soixante-dix, démarcation temporelle détectée, par ailleurs, par Richard Sennett et Christopher Lasch. Mehl identifie les causes de ce changement – la télévision comme instrument de communication de masse et la montée de l’individualisme hédoniste – et la conséquence – la mise en scène de l’intimité –. Dans une même acception, l’espace privé est, selon Norbert Elias, le lieu où « ‘ l’individu pouvait, tout en restant soumis au contrôle de la loi, échapper jusqu’à un certain point au contrôle de la société ’ »218. Mais sa publicisation produit un effacement de l’espace géographique, d’un espace concrètement repérable. L’espace domestique comme lieu identifiable a perdu sa valeur d’espace privé ; il devient une « ‘ idée mouvante dont les limites sont tracées par chaque individu ’ »219, une construction théorique subjective de ce qui ne peut être dit ou montré publiquement. Ainsi, la place publique devient un lieu d’exposition des états d’âme et des difficultés psychologiques des acteurs220, en d’autres termes, l’espace public devient « ‘ l’espace d’échanges publics d’expériences privées ’ »221. Sennett décrit un déclin de la vie publique qui s’efface alors au profit de l’affichage des sentiments intimes, l’espace public prenant de plus en plus les formes de l’espace privé.

‘« Pour la première fois, il y a dans les cafés une grande quantité de gens qui se reposent, boivent et lisent, etc. mais séparés par d’invisibles cloisons.222 »’

Cette omniprésence de la vie privée dans l’espace public conduit, selon cet auteur, à une tyrannie destructrice de l’esprit critique ; il dénonce finalement le retour des émotions et des passions dans l’espace public. Cette nouvelle forme d’espace public installe la société dans une société intimiste, incivile, qui perd le sens des intérêts de groupe et qui vide la vie sociale de sa dimension politique223. Suivant cette même perspective, Lasch dégage le fait que le public se résorbe tandis que le privé se vide224. Mehl défend un point de vue plus nuancé et parle d’une reformulation de l’espace privé et d’un élargissement de l’espace public incluant de nouvelles thématiques et de nouveaux enjeux. Finalement, face à ce nouvel agencement de l’espace privé dû à son exposition sur la scène publique, nous pouvons nous demander s’il n’y aurait pas un effacement de cet espace dont le seul résidu constituerait l’intime, élément alors défini selon le libre-arbitre de chacun.

En conclusion de ce rapide état des recherches, notons qu’il y a, pour tous ces auteurs, une modification dans la définition de ces espaces, révélée, entre autres, par un entrelacement empêchant une distinction stabilisée et universelle de ces deux espaces. Dans les années 60-70, se dessine, selon ces auteurs, un double mouvement : celui de la publicisation de l’espace privé et celui de la privatisation de l’espace public. Or la peopolisation semble se construire dans le creux de ce double mouvement. Si pour l’instant, nous nous refusons à définir ce phénomène, nous comprenons que la considération des espaces public et privé est fondamentale tout autant que trop restrictive. Cette restriction se comprend sous deux aspects. Le premier empêche de considérer un processus incertain en termes d’espace : pour saisir ce phénomène médiatique en train de se faire, c’est le mouvement entre les espaces qui nous intéresse ; un mouvement qui tend ainsi à modifier les frontières des deux espaces définis ou, du moins, à en créer un troisième. Mais, par ailleurs, les définitions des espaces privé et public ont montré des frontières changeantes et soumises aux évolutions sociales : il y a une complexité du monde social que la dichotomie privé/public ne semble pas pouvoir embrasser dans son jeu avec l’évolution des médias et la culture de la communication qui en découle. Un propos de Louis Quéré permet d’étendre nos considérations par la possibilité de re-penser l’espace public à l’aune de l’injonction à la visibilité. Ce propos présente deux idées essentielles : l’espace public est, à la fois, une sphère publique de libre expression, de communication et de discussion et une sphère publique d’apparition et de représentation qui élèvent certains acteurs, actions, évènements ou problèmes sociaux au rang du connu et du reconnu225. L’apport de Quéré permet, alors, de déplacer nos considérations d’une dyade à une triade, déplacement qui prend toute son ampleur dans la théorie des mondes de Boltanski et Thévenot.

Notes
211.

Cette vision est contestée, entre autres, par Bernard Floris ou Nancy Fraser. Pour cette dernière, il y a illusion d’égalité dans l’accès à la parole et à l’information (FRASER, N., “Rethinking the Public Sphere: A Contribution to a Critique of Actually Existing Democracy”, CALHOUN, C. (Éd.), Habermas and the Public Sphere. Londres : Cambridge, p. 109-142). Pour le premier, « ‘ le public des personnes privées est toujours le produit d’une médiation (institutionnelle ou communicationnelle)» ’ ‘ (FLORIS, B., La communication managériale, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble,‘ 1996, p.124.)

212.

Le propos de l’historienne Arlette Farge est justement de remettre en cause cette vision élitiste. Dans l’introduction de son ouvrage Dire et mal dire, elle annonce son intention : retrouver un objet réputé introuvable, l’opinion « folle, impulsive, inepte », c’est-à-dire l’opinion populaire définie par Condorcet comme « celle de la partie du peuple la plus stupide et la plus misérable. » Elle explique que, face aux écrits de l’élite, qui forme un espace critique lettré et douée de raison (la sphère publique bourgeoise), il existe une sphère publique plébéienne. Arlette Farge étudie alors les chroniques, les journaux, lesmémoires, les procès verbaux de police, les archives de la Bastille, etc. L’espace public n’est donc pas né uniquement de la sphère publique littéraire comme l’affirme Habermas mais aussi de cette sphère publique plébéienne qu’Arlette Farge tente de retrouver et qui résonne, selon l’auteur, « ‘ deux ’ ‘ ’ ‘ siècles plus tard comme un écho lointain des protestations de la rue, ’ ‘ ’ ‘ des prisons, des groupes et des individus ’ ». (FARGE, A., Dire et mal dire : l’opinion publique au 18 ème siècle, Paris :Seuil, 1998.)

213.

PROST, A., « Frontières et espace du privé », ARIES, P. & DUBY, G.  Histoire de la vie privée. Tome 5 : De la première guerre mondiale à nos jours,  Paris : Seuil, Coll. Points Histoire, 1999.

214.

MEHL, D.,  La télévision de l’intimité, Paris : Seuil, Coll. Essai politique, 1996.

215.

ARENDT, 1961, op. cit. p. 74

216.

Ibid. p.80

217.

Ibid. p. 81

218.

ELIAS, N., La société de cour, Paris: Flammarion, 1995, p. 148.

219.

MEHL, 1996, op. cit. p.155.

220.

Ibid. p. 155.

221.

FERRY, J-M., « Les transformations de la publicité politique », Hermès, 4, 1989, p. 22.

222.

SENNETT, R., ‘ Les tyrannies de l’intimité ’. Paris. Seuil. 1979. p. 167.

223.

SENNETT, 1979, op. cit. p. 152.

224.

LASCH, C., Le complexe de Narcisse, Paris : Robert Laffont, 1980.

225.

QUERE, L., « L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique », ‘ Quaderni ’, 18, 1992, p. 77.