II.2.1.2. Saisir la cohérence des mondes.

Dans leur ouvrage ‘ De la justification, ’ Boltanski et Thévenot présentent une typologie modélisante de six mondes régis par des cohérences qui mettent au premier plan des personnes, des objets, des représentations, des figures relationnelles, autant d’éléments permettant de dévoiler la nature du monde ; chacun des mondes étant une manière de définir la grandeur des personnes et des objets dans une société pluraliste et complexe226. Ces mondes n’ont d’existence que théorique ; ils sont des idéaux-types au sens wébérien. En conséquence, aucune situation ne se place qu’exclusivement dans un monde. Le concept de « monde » est fondamental dans la sociologie de Boltanski et Thévenot ; il renvoie à un lieu contenant des objets et des dispositifs permettant de confronter à l’épreuve de la réalité les principes de justices. Boltanski et Thévenot proposent une analyse poussée de ces modèles et une multitude d’indicateurs permettant d’identifier la nature du monde de l’objet étudié227. Ces indicateurs renvoient à des éléments pouvant jouer le rôle dans une argumentation de justification de la part de personnes en situations de controverses, disputes, critiques, conflits, dénonciations, etc. Les auteurs invitent à l’élucidation du sens moral de ces personnes qui mettent à l’épreuve des principes de justices et des éléments de ces principes qui leur semblent correspondre à la situation.

Le ‘ principe supérieur commun ’ renvoie à une instance qui permet au monde d’exister ; c’est « ‘ la condition ’sine qua non‘ d’existence d’un monde ’ »228. Ce principe est ce autour de quoi se réunissent des personnes dans un même monde ; il porte les valeurs du monde, des accords et des conventions et « ‘ assure une qualification des êtres, condition pour prendre la mesure des objets comme des sujets et déterminer la façon dont ils importent, objectivement, et valent au-delà des contingences ’ »229. ‘ L’état de grandeur ’ permet d’identifier ce qui est ‘ grand  ’et ce qui est ‘ petit ’  dans le monde étudié. En effet, face au ‘ principe supérieur commun ’, certaines actions et attitudes sont perçues comme valorisées, donc ‘ grandes, ’ et inversement pour ce qui est ‘ petit ’. Cependant, il faut rappeler le principe d’immanence fondateur de cette sociologie : les personnes ne sont justement personne en dehors de leurs actions ; l’‘ état de grandeur ’n’est donc pas rattaché de manière permanente aux personnes mais se déploie selon « ‘ la façon dont on exprime les autres, dont on les incarne, dont on les comprend ou encore dont on les représente (autant de modalités qui dépendent du monde considéré) ’ »230. C’est en fonction de l’accession à la ‘ dignité ’ que l’individu deviendra ‘ grand ’. Agir en fonction du principe de ‘ dignité ’ implique une ‘ formule d’investissement ’, c'est-à-dire un prix à payer. Puisque l’‘ état de ’ ‘ grandeur ’n’est pas rattaché aux personnes, leur grandeur se conçoit dans le sacrifice pour atteindre cette ‘ grandeur ’. Enfin, le ‘ rapport de grandeur ’s’évalue en fonction des justifications énoncées par les personnes sur la nature de leurs relations231 ; en d’autres termes sur ce qui motive leurs attitudes et actions face aux autres : il établit un ordre dans les relations entre les êtres. Les ‘ répertoires ’ permettent d’identifier les ‘ objets ’et les ‘ sujets ’ en place dans le monde. ‘ L’épreuve modèle ’, de son côté, est une forme d’épreuve, de situations valorisées dans le monde en place. Elle‘ ’se repère en tant qu’elle touche la pureté de la cohérence du monde, des sujets et des objets. La ‘ figure harmonieuse ’ est un arrêt sur image (symbolique) du monde. Elle représente et caractérise simultanément le monde et dévoile la ‘ forme de l’évidence ’ en place dans celui-ci. Dans ces ‘ figures harmonieuses ’ se développe une forme de ‘ relation naturelle ’ entre les êtres ; une relation qui stimule l’interaction entre les êtres et qui s’appuie sur le ‘ principe supérieur commun ’. Enfin, le ‘ mode d’expression du jugement ’ est un indicateur par lequel s’expriment les personnes émettant un avis sur ce qui se passe dans leur monde.

Pourtant, face à ces principes qui permettent de penser la cohérence de chacun des mondes, nous ajouterons deux nouvelles considérations : celle de l’autorité et de la domination d’un coté et celle de la question de la légitimité de l’autre. Nous nous tournons vers Max Weber et son ouvrage ‘ Economie et Société ’ pour comprendre les rapports de domination au sein de chacun des mondes. La domination correspond à « ‘ la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé ’ »232 ; elle est ‘ « liée à la présence actuelle d’un individu qui commande avec succès à d’autres  ’»233. Notre intérêt va être de saisir sur quoi repose les formes de domination dans chacun des trois mondes que nous mobiliserons, et donc, plus loin, de comprendre les principes autoritaires et la légitimité de cette autorité qui permet l’acceptation de la domination.

Notes
226.

On trouvera, dans Le nouvel esprit du capitalisme (BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999), une extension de cette typologie avec l’apport d’un septième monde dit connexionniste, qui se serait installé ces trente dernières années avec le capitalisme et le désarmement de la critique, nouveau monde organisé en réseau et fondé sur une logique par projets.

227.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p.177-181.

228.

NACHI, 2006, op. cit. p. 137.

229.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 177.

230.

BOLTANSKI, & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 167.

231.

AMBLARD, BERNOUX & al. 2005, op. cit. p. 85.

232.

WEBER, M., ‘ Economie et Société. ’ ‘ T.1 : Les catégories de la sociologie, ’ Paris : Pocket, 1995 [1ère édition originale 1956], p. 95

233.

Ibid. p. 96