II.2.1.3. Définitions des trois mondes.

Si Boltanski et Thévenot présentent une typologie de six mondes, nous n’en sélectionnons que trois qui semblent pertinents dans notre étude : le monde domestique, le monde civique et le monde de l’opinion234. En effet, grâce à l’apport de Quéré dans une prise en compte des espaces public et privé, nous déplaçons notre intérêt d’une dyade vers une triade pour saisir, non seulement, la complexité d’un phénomène en train de se faire mais, aussi, un monde social complexe que ce phénomène tend à modifier.

Dans le monde domestique, la figure de référence est la famille et ce qui prédomine relève du registre de la tradition. L’accent est mis sur les relations entre les gens, des relations qui s’organisent autour du respect de la hiérarchie (et surtout du père et de l’ancêtre), sur la confiance et la permanence. La grandeur des êtres repose sur les relations entretenues avec les autres, sur la position dans la hiérarchie, sur leur aisance, leur autorité, leur responsabilité, leur bon sens, leur serviabilité et leur gentillesse. Dans le monde domestique, les êtres ont des devoirs dirigés vers les autres pour apporter l’harmonie au sein du foyer. Boltanski et Thévenot nous préviennent que « ‘ le monde domestique ne se déploie pas seulement dans le cercle des relations familiales, surtout dans la conception restreinte et détachée de toute référence à l’ordre politique qui est aujourd’hui admis dans notre société. Il apparaît chaque fois que la recherche de ce qui est juste met l’accent sur les relations personnelles entre les gens ’ »235. L’efficacité domestique réside dans la capacité à suivre l’exemple des anciens. Ce monde dessine dont une domination à caractère traditionnel qui repose « ‘ sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps  ’»236. La légitimité de celui qui détient le pouvoir se fonde sur la tradition et le respect de cette tradition et donc sur la vertu de la transmission des règles et des conventions établies.

Dans le monde de l’opinion, ce qui prime est l’opinion des autres ou du public. Ce monde nous renvoie à la notion de charisme telle qu’elle est définie par Weber, c’est-à-dire comme « ‘ la qualité extraordinaire d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu, et en conséquence considéré comme un chef ’ »237. Les relations s’organisent autour de l’acte de persuader et se font principalement autour des appareils de communication. La reconnaissance du détenteur du pouvoir par ceux qui sont dominés est libre, « ‘ garantie par la confirmation née de l’abandon à la révélation, à la vénération (…) à la confiance ’ »238. Etre réputé, connu, considéré, accéder au succès ou au vedettariat, bénéficier d’un jugement positif de la part du plus grand nombre sont les ressorts de l’action ; seule la consécration du public importe dans le monde de l’opinion. La grandeur de chacun des êtres dépend de l’opinion que les autres en ont. La célébrité fait la grandeur de l’être et la légitimité est médiatique et s’appuie sur la reconnaissance.

‘« Ce qui importe seulement, c’est de savoir comment la [la qualité du détenteur du pouvoir] considèrent effectivement ceux qui sont dominés charismatiquement, les adeptes.239»’

Les sujets en place dans ce monde sont les vedettes et leurs publics auxquels s’ajoutent ce que nous désignerons comme « ‘ les magistrats chargés de faire valoir la grandeur de renommée ’ »240, c'est-à-dire les professionnels des médias (journalistes, attachés de presse, etc.). Le prix à payer pour accéder à la grandeur dans ce monde est le renoncement au secret, à sa vie privée.

Le monde civique ne s’attache pas à des personnes humaines mais à des personnes collectives qu’elles composent par leur réunion. L’intérêt collectif prime l’intérêt particulier. Ce monde s’organise autour de la loi et des notions d’équité, de liberté et de solidarité (le renoncement au particulier permet de dépasser les divisions qui séparent pour agir collectivement). Ainsi, « ‘ celui qui obéit n’obéit que comme membre du groupe et seulement au droit  ’»241 n’obéit pas à la personne détentrice du pouvoir mais à des règlements impersonnels. La grandeur d’un être dépend de la taille du collectif auquel il appartient, de sa représentativité, de comment il se fait l’expression de la volonté générale et, enfin, de son appartenance et de sa place dans l’espace public au sens où Habermas l’entendait. Les sujets de ce monde sont les personnes collectives et leurs représentants, c’est l’aspiration commune à l’union qui définit leur dignité à figurer dans l’espace du monde civique. Les relations entre les êtres s’organisent autour de l’adhésion, de la délégation et de l’association. Rationalité et légalité sont donc les caractères principaux des formes de domination en place dans ce monde. Les lois ont figure d’évidence tandis que le verdict du scrutin est sans appel.

[Tableau 2: Monde domestique, monde de l'opinion et monde civique]
[Tableau 2: Monde domestique, monde de l'opinion et monde civique]
Notes
234.

Nous éliminons trois mondes de la théorie de Boltanski et Thévenot : ‘ le monde inspiré, le monde industriel ’et ‘ le monde marchand ’. Si ces trois mondes peuvent être occasionnellement mobilisés dans les récits médiatiques de notre corpus, ils ne dévoilent pas la quiddité du phénomène de peopolisation (QUERE, 1989), point que nous approfondirons dans les prochaines pages.

235.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, ‘ op. cit. ’p. 206

236.

WEBER, 1995, ‘ op. cit. ’ p. 289.

237.

WEBER, 1995, ‘ op. cit. ’ p. 320.

238.

Ibid. ’ p. 321.

239.

Ibid. p. 321.

240.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 224.

241.

WEBER, 1995, ‘ op. cit. ’ p. 291.