II.2.1.4. Des espaces de signification a priori ?

‘«Il n’est pas d’œuvre, de création de l’esprit qui n’entre en rapport, de façon ou d’autre, avec le monde de l’espace et ne cherche à s’y installer comme à demeure.242»’

Les mondes présentés sont des idéaux-types ; ils sont des espaces que nous choisissons de signifier pour saisir notre objet de recherche. Avant de comprendre leur intérêt et leur opérationnalité dans notre étude, un petit détour par les implicites d’une telle catégorisation s’impose. En tant qu’espaces de signification, ces espaces sont des lieux de production du sens – des actions, des situations ou des dispositifs. Ils nous permettent d’observer comment les narrateurs des récits médiatiques produisent du sens, justifient et ordonnent la peopolisation et finalement, comment ce phénomène médiatique prend sens dans la presse écrite française243. Dans la perspective d’une sociologie pragmatique, nous partons d’une incertitude quant à ‘ ce qu’il en est de ce qu’il est ’ et nous laissons les acteurs faire le travail d’association et de définition. Notre devoir, nous dit Latour, « ‘ ne consiste pas à imposer un ordre, à limiter le spectre des entités acceptables, à enseigner aux acteurs ce qu’ils sont ou à ajouter de la réflexivité à leurs pratiques aveugles  ’»244. Il convient alors de questionner ce que nous faisons de nos observations, de nos lectures, de nos analyses des récits médiatiques. La typologie proposée par Boltanski et Thévenot, investie comme une extension des espaces privé et public, suppose de postuler de mondes communs dont les conventions générales sont stables et préexistantes aux situations observées. Ces mondes sont des extensions des cités qui sont des modèles formels construits à partir de textes majeurs de philosophie politique, considérés comme constitutifs de la tradition propre à nos sociétés modernes. Les auteurs postulent donc d’une commune humanité (contrainte d’égalité) et d’une hiérarchie situationnelle (contrainte d’ordre)245. Il y a donc, dans l’ouvrage ‘ De La Justification ’, un « ‘ cadre général comprenant une liste d’états et de processus possibles ’ »246. Or, Latour et Callon affirment « ‘ l’impossibilité de prendre appui sur de telles conventions. Les sciences et les techniques en train de se faire exigeraient, pour être analysées et décrites de façon symétrique, un principe d’irréductibilité, principe par nature contradictoire avec l’idée de l’existence préalable de conventions communément admises sur ce qui compose le monde, sur ce qui peut être valablement associé ou dissocié ’ »247. Ces mondes sont des catégories fondamentales pour l’analyse de notre objet d’étude – la peopolisation ; et cela justifie l’éviction des trois autres mondes théorisés par Boltanski et Thévenot. La sélection de « nos » mondes est pensée dans un rapport concret avec l’objet mais ne postule en rien de ‘ ce qu’il est ’ ou de ‘ ce qu’il en est de ce qu’il est ’. « ‘ En proposant une typologie des mondes et des cités, des objets et des arguments, le modèle est structuré par les contraintes de la pensée typologique, qui oblige à se préoccuper du problème des frontières et celui des relations entre les types ’ » explique Philippe Juhem248. Or précisément, la peopolisation est un processus qui joue avec les frontières, les relations et l’ordre entre ces mondes ; cela constitue le caractère irréductible de notre objet d’analyse. Nous saisissons donc les trois mondes proposés par Boltanski et Thévenot comme des espaces de description. Pourtant ne sommes-nous pas déjà dans un cadre explicatif ?

‘« « Mon Royaume pour un cadre explicatif » C’est très émouvant (…) L’ANT [Actor Network Theory] est parfaitement inutile pour cela. Elle a pour principe que ce sont les acteurs eux-mêmes qui font tout, même leurs propres théories, leurs propres contextes, leurs propres métaphysiques et même leurs propres ontologies…249 »’

L’objectif de Latour est de rendre compte de la manière dont « ‘ la science en action  ’» apparait aux yeux d’un observateur poursuivant une visée explicative. Quéré explique une telle posture comme l’objectivation d’une dynamique attribuée de l’extérieur et insiste sur la nécessité d’accéder à la ‘ « dynamique interne du phénomène en tant, à la fois, qu’elle est réalisée par les acteurs et qu’elle constitue le cadre effectif d’agencement de leurs pratiques et de leurs discours »250. Cette considération est reprise par Boltanski dans son dernier ouvrage251 lorsque celui-ci revient justement sur la dialectique extériorité/intériorité comme logique fondatrice des courants sociologiques252. La description, selon cet auteur, nécessite obligatoirement une extériorité ; il faut être en dehors du cadre pour pouvoir saisir l’objet et le décrire. Il montre, plus loin, que les théories de la domination, comme la théorie critique bourdieusienne, s’installent dans une extériorité complexe en investissant un premier niveau, celui de la description, et un second niveau que nécessite le ‘ « jugement sur la valeur de l’ordre social qui fait l’objet de la description »253. Il revient alors sur la théorie élaborée avec Thévenot en explicitant son enjeu : celui, « ‘ une fois reconnu que les ’extériorités‘ dont se réclament les sociologies critiques sont toujours incomplètement extérieures, d’explorer la possibilité d’une ’intériorité complexe‘ , comportant outre la sortie du cadre et de sa critique, un troisième mouvement visant à intégrer ce que la critique externe doit encore au cadre qu’elle critique ’ »254.

Partant, nous postulons un ordre interne au phénomène qui permet son identification et sa reconnaissance. La peopolisation saisie comme une controverse nécessite de partir de son caractère minimal, indéterminé, avons-nous expliqué. Pour cela, nous avons dégagé des définitions existantes la part qui nous semblait irréductible dans ce phénomène : l’hétérogénéité des êtres qui la construisent et la difficulté de qualifier leur cohabitation : une hétérogénéité identifiable à partir de la dialectique privé/public, même si celle-ci semble ne pas la considérer pleinement. Finalement, dans un deuxième temps, des définitions des espaces privé et public, d’un état des lieux de la littérature existante sur ce sujet et de l’adaptation de ces définitions à notre objet, nous avons étendu la dyade privé/public à une triade de mondes domestique/civique/de l’opinion. Ces espaces de signification correspondent alors à un principe de structuration interne de notre objet et permettent de le reconnaitre, de l’identifier et de le différencier d’autres.

‘« Comment les personnes pourraient-elles se mettre dans la disposition requise et orienter leur regard dans le sens voulu, comment pourraient-elles même viser un ordre parmi la multiplicité chaotique des rapprochements possibles, si elles n’étaient pas guidées par des principes de cohérence, présents non seulement en elles-mêmes, sous des formes de schèmes mentaux, mais aussi dans la disposition des êtres à portée, objets, personnes, dispositifs pré-agencés, etc. ? 255 »’

Quéré reprend à Garfinkel un concept qu’il réintroduit dans le débat et qui semble particulièrement intéressant, car il nous permet de comprendre dans quelle perspective nous utilisons les trois mondes élaborés par Boltanski et Thévenot et de quelle manière nous nous éloignons justement de ces auteurs en n’en sélectionnant que trois sur les six proposés256. Ce concept est celui de ‘ quiddité ’, ce qui fait qu’un être est ce qu’il est. Ces espaces dévoilent donc la ‘ quiddité ’ du phénomène, c'est-à-dire ce qui fait que ce phénomène est celui de la peopolisation et pas un autre. Nous les saisissons comme la logique interne du phénomène qui permet aux acteurs de l’identifier et de produire des définitions et des théories, même si nous ne nions pas que celui-ci soit justement structuré contextuellement dans une société et un temps donné. Plus loin, ces espaces sont aussi ce qui permet la constitution de notre corpus. L’enjeu empirique de notre recherche implique, en effet, d’établir une définition minimale afin de pouvoir justement sélectionner puis analyser les opérations de définitions et de production de sens quant à la peopolisation.

‘« L’ANT est une méthode, et une méthode essentiellement négative ; elle ne dit rien sur la forme de ce qu’elle permet de décrire.257 »’

Pourtant, il semble qu’elle nécessite un minimum de considérations de ce que nous allons décrire pour justement pouvoir le décrire.

‘« Aussi, la véritable définition de la quiddité de chaque être est-elle celle qui exprime sa nature, mais dans laquelle ne figure pas cet être lui-même.258 »’

Finalement, nous postulons la quiddité du phénomène sans pour autant stipuler de son eccéité (son être-là). Trois mondes incontournables sont présents, cependant c’est la manière dont on fait tenir le tout qui nous intéresse : nous étudions la « colle » et la composition du collage.

Notes
242.

CASSIRER, E., La philosophie des formes symboliques, Tome 3, Paris : Les Editions de Minuit, 1988. p. 174.

243.

Il est important de souligner la dernière partie de la phrase « ‘ dans la presse écrite française ’ » car cette étude ne considère pas le phénomène de peopolisation dans son ensemble mais ne l’observe et ne l’appréhende que sous un angle, celui des énonciateurs des récits, et que dans un type de médias particuliers, la presse écrite.

244.

LATOUR, 2007, ‘ op. cit. ’ p. 18.

245.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’ ‘ p. 52

246.

CHATEAUREYNAUD, F., « Forces et faiblesses de la nouvelle anthropologie des sciences », ‘ Critique ’, 529-530, 1991, p.471.

247.

Ibid. p. 465.

248.

JUHEM, P., « Un nouveau paradigme sociologique ? A propos des ‘ Economies de la grandeur ’ de Luc Boltanski et Laurent Thévenot », ‘ Scalpel ’, 1, 1994, p. 89.

249.

LATOUR, 2007, ‘ op. cit. ’ p. 213.

250.

QUERE, L., « Les boites noires de B. Latour ou le bien social dans la machine. », ‘ Réseaux ’, 36, 1989, p. 114.

251.

BOLTANSKI, L‘ ., De la critique, Précis de Sociologie de l’émancipation ’, Paris : Gallimard, 2009.

252.

Nous retrouvons cette considération chez Boltanski. Cependant, il donne la paternité de cette réflexion dans une note de fin de document à Cyril Lemieux (‘ Le devoir et la grâce, ’2009) et non à Louis Quéré.

253.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’ ‘ p. 25.

254.

Ibid. ’ ‘ p. 50.

255.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991,‘ op. cit. ’p. 182.

256.

QUERE, 1989, ‘ op. cit. ’ p. 115.

257.

LATOUR, 2007, ‘ op. cit. ’ p. 207.

258.

ARISTOTE, ‘ Métaphysique ’. T. 1, Paris : Librairies Philosophique J. Vrin, 1991, p. 246.