Greimas définit le récit comme tout « ‘ discours narratif de caractère figuratif comportant des personnages qui accomplissent des actions ’ »263. La narrativité d’un texte tient justement au fait qu’il décrit une action, c'est-à-dire la transformation d’états rapportée à des sujets. Or la narrativisation consiste en la mise en place syntagmatique des valeurs264. La syntagmatique se définit comme « ‘ une hiérarchie ’ 265 ‘ relationnelle disposée en niveaux de dérivation successif ’ »266, c'est-à-dire qu’elle établit ‘ « un réseau de relation de type “et… et…” » ’, elle installe un procès. L’exemple, « ‘ Le Président de la République ’ » est un ensemble de deux syntagmes autonomes que l’axe syntagmatique met en relation, « ‘ le président de l’UMP ’ » en est un autre267. La syntagmatique représente la « ‘ coprésence de grandeurs à l’intérieur d’un énoncé » ’ 268. Chaque syntagme est obtenu par la segmentation de l’axe syntagmatique. Cette segmentation du discours est à appréhender au niveau discursif ; elle permet de le découper en partie et dispose successivement les unités textuelles. L’axe syntagmatique est épuisé lorsque les éléments ultimes ne sont plus segmentables. L’analyse paradigmatique prend alors la relève. Ainsi, l’axe paradigmatique représente, à l’inverse, des corrélations et fonctionne comme un ensemble de disjonction logique de type « ou… ou… »269. Les éléments ainsi reconnus par ce principe de commutation entretiennent des relations d’opposition270. Ainsi, pour Saussure, le rapport syntagmatique fonctionne ‘ in praesentia ’, le rapport paradigmatique ‘ in absentia ’ 271. Cette dichotomie révèle précisément ce qui est en jeu dans ce chapitre et dans notre étude.
L’article de Christian Vandendorpe, intitulé « Paradigme et syntagme. De quelques idées vertes qui ont dormi furieusement »272, semble particulièrement pertinent pour notre réflexion. En effet, cet article revient sur l’état et l’évolution de la littérature sémiotique quant aux notions de paradigme et syntagme mais surtout établit un rapprochement entre paradigme, schéma et isotopie. Vandendorpe rappelle le caractère cognitif du paradigme et fait un premier lien vers la théorie des schémas, apparue dans les années 1970 dans l’univers de la psychologie. Elle doit se comprendre à partir du principe que nos connaissances sont regroupées dans des ensembles structurés et hiérarchisés : les schémas. Cette théorie se préoccupe de comprendre comment les informations sont organisées en mémoire et comment nous mobilisons des connaissances implicites pour agir sur le monde. De ce rapprochement, deux éléments paraissent majeurs. Le premier est la considération du paradigme comme construction théorique « ‘ visant à rendre compte des effets de structuration observés dans le domaine cognitif aussi bien que langagier ’ »273. Le second permet justement de revenir sur le concept de quiddité et sur l’intériorité de l’objet observé, explorés avec Boltanski et Quéré. Ainsi l’axe paradigmatique, fonctionnant sur le principe de commutation et ‘ in absentia ’, constitue un faisceau d’éléments mobilisables pour signifier l’objet narré. La théorie des schémas permet à Vandendorpe de concevoir le paradigme comme le pendant linguistique du schéma et donc comme « ‘ l’interface entre la conscience individuelle et la société, au moyen de laquelle les locuteurs réussissent à communiquer ’ »274. Concevoir l’axe paradigmatique des récits décrivant et faisant la peopolisation réinvestit l’intériorité du phénomène, sa quiddité, comme ce faisceau de sens et d’unités qui permet de le reconnaitre et donc de communiquer à son propos. Cet axe fonctionne sur le principe de commutation, mais dans une étude empirique, dans un objet particulier de description, ce faisceau de sens ne peut être infini. Il nécessite une certaine entente entre les actants d’énonciation sur les possibles de la commutation afin que l’objet décrit soit reconnu, identifié et donc que la communication soit réussie. Nous commençons ici à saisir de quelle manière notre triade des mondes domestique, civique et de l’opinion peut s’envisager comme ce faisceau de sens ; comme cette dynamique interne du phénomène de peopolisation.
‘« Envisagé synchroniquement comme une totalité, il [le paradigme] doit être pensé comme un « espace » où se trouvent colocalisées des valeurs positionnelles.275 »’Vanderdorpe déplace ensuite sa réflexion de l’axe paradigmatique au paradigme pour l’envisager comme une isotopie, principe qui rejoint nos considérations et que nous développerons plus particulièrement dans le chapitre IV de cet écrit. Nous l’évoquons dès maintenant car il nous permet de saisir chaque paradigme comme un espace de signification. L’isotopie correspond, pour Greimas, à « ‘ la récurrence de catégories sémiques que celles-ci soient thématiques ou figuratives ’ »276. Les isotopies sémantiques, situées au niveau sémio-narratif du parcours génératif, sont abstraites. Elles constituent la manifestation disséminée d’un thème. Plus encore, les isotopies révèlent une « ‘ grille de lecture qui rend homogène la surface du texte ’ », nous dit Greimas277. Précisément, nous retrouvons les trois mondes comme révélateurs de la quiddité de la peopolisation sous cet aspect : ils sont des espaces de signification, des isotopies sémantiques, qui instituent une identification et une reconnaissance du phénomène de peopolisation et, plus loin, ils permettent de saisir sa traduction et son interprétation par le narrateur du récit. C’est donc au travers de la notion d’isotopie que l’opérationnalisation des mondes se conçoit : des espaces considérés au prisme du mouvement qui se déploie en leur sein ; un mouvement de disjonction sur l’axe paradigmatique et un mouvement de conjonction quand les actions révèleront une coprésence de grandeurs sur l’axe syntagmatique278.
GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 307.
GREIMAS, 1983, ‘ op. cit. ’ p 27.
Le terme de hiérarchie est entendu par Greimas comme le principe d’organisation formelle permettant de penser la logique de présupposition, considération qui est à distinguer de l’emploi de ce terme dans le sens commun à partir de la dialectique inférieur/supérieur.
GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 376.
Dans cet exemple simpliste, les deux syntagmes sont nominaux. Dans le cadre d’une phrase, se succèderont syntagmes nominaux, syntagmes verbaux, adverbiaux, etc.
GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 376.
Dans le cadre de notre exemple, on voit que « UMP » ou « République » sont deux alternatives, fonctionnant sur le mode « ou… ou… ». L’axe paradigmatique nous permet de considérer, par exemple, un récit sur Ségolène qui peut être qualifiée de « mère de quatre enfants » ou « candidate » ou « socialiste » ou « femme politique », etc. Les différentes alternatives représentent le choix des possibles sur l’axe paradigmatique.
GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 266-267.
SAUSSURE, F., ‘ Cours de linguistique générale ’ [1ère ed. 1916], Paris : Payot, 1972, p. 171.
VANDENDORPE, C.,« Paradigme et syntagme. De quelques idées vertes qui ont dormi furieusement », ‘ Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée ’, 1990, 9-3, p. 169-193.
VANDENDORPE, 1990, ‘ op. cit. ’p. 178.
‘ Ibid. ’p. 178.
PETITOT, J. in GREIMAS, A. & COURTES, J., ‘ Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Vol. II, ’ Paris : Hachette, 1986, p. 161.
GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 198.
‘ Ibid. ’ p. 199.
Cette réflexion sera appliquée à notre objet dans le chapitre IV. En isolant chacun des termes de notre corpus, nous considérerons les trois modes comme trois isotopies sémantiques, trois grilles de lecture. Nous verrons, par exemple que le terme « camarade » relève d’une ambigüité, il peut désigner un camarade d’école ou un camarade politique. L’isotopie sémantique du récit, constituée soit du monde civique, soit du monde domestique, intervient alors comme une grille de lecture, qui permet de désambigüiser le terme et de savoir de quel type de camarade il est question dans le récit. Nous reviendrons donc en détail sur cette réflexion et sa pertinence pour notre objet.