II.2.2.2. Les différents espaces dans le récit.

Ainsi, dans notre recherche, l’espace représente non seulement le lieu de traduction d’un actant ou d’une action mais intervient aussi comme le résultat de la mise en place syntagmatique de lieux différents. En effet, le porte-parole parle « au nom des autres », il donne sens et commente. Dans notre étude, avons-nous dit, l’énonciateur prend la fonction de porte-parole ; il traduit les entités hétérogènes et donc, porte et transporte leurs paroles et leurs actions ; il crée des associations et donc, trace et retrace les frontières des actions et des identités et, finalement, rend intelligible le réseau, au sens d’organisation rassemblant des humains et non-humains qui agissent les uns sur les autres. Dans la sémiotique du discontinu, Greimas distingue deux types d’espace, repérables au niveau discursif. Ces espaces relèvent de la procédure de débrayage, inscrivant les programmes narratifs à l’intérieur d’unités spatiales et temporelles données : les localisations spatio-temporelles279. Cette procédure de débrayage peut installer alors deux espaces : les espaces énoncifs et les espaces énonciatifs. Les espaces énoncifs sont des espaces produits et consommés par l’instance d’énonciation tandis que les espaces énonciatifs sont les espaces que l’énonciateur fait produire et consommer par les actants de narration. En effet, Greimas nous invite à considérer le sujet comme producteur et consommateur d’espaces280. Ainsi, si nous reprenons notre opération de dédoublement de l’énonciateur des récits médiatiques de notre corpus, celui-ci, en tant que narrateur, fait produire et consommer des espaces énonciatifs aux actants de narration. Ici, l’énonciateur est narrateur, l’homme politique et tous les actants de narration devenant des nomades de papier. Mais, avons-nous dit plus tôt, l’énoncé englobe l’énoncé-énoncé (qui correspond au narré) et l’énonciation-énoncée (qui est la façon de présenter ce narré). C’est dans cette seconde acception, que l’énonciateur comme narrateur, produit et consomme un autre type d’espace : les espaces énoncifs281. Ainsi, quand François Bayrou est mis en scène dans son berceau béarnais, c’est le cas d’un espace énonciatif :

‘« C’est dans cette grande bâtisse blanche, achetée en 1978, que le candidat vient chercher la paix. La demeure se situe au cœur du village de Bordères »282

Quand le narrateur se met lui-même en scène dans le berceau béarnais de François Bayrou, c’est un espace énoncif.

‘« VSD s’est rendu à Bordères, Pyrénées-Atlantiques »283

Le narrateur des récits est lui aussi nomade, au même titre que les narrataires du récit. La notion de nomade dévoile un voyageur dont la mobilité produit les espaces qu’ils traversent comme ceux-ci le façonnent284. Le voyageur mis en scène par Thévenot rejoint donc directement l’appréciation de l’espace par De Certeau, signifiée par sa pratique, sa production et sa consommation.

Parallèlement, en rendant intelligible le réseau, le porte-parole agit sur la controverse, résout les incertitudes et doit être compris comme un acteur. Mais, parce qu’il porte la parole des autres, les définit et les signifie, il nous permet d’appréhender une version de ce qui est contenu dans la controverse. Dans notre corpus de récits médiatiques se trouvent des espaces qui « vont de soi », qui relèvent du monde naturel, comme l’exemple de Bordères ci-dessus. Ce qualificatif « naturel » renvoie, pour Greimas, au « ‘ paraitre selon lequel le monde se présente à l’homme comme un ensemble de données sensibles ’ »285. Mais nous pouvons trouver par ailleurs, des espaces sans aucune autre prétention que de relever de l’interprétation et de la représentation. Que ces espaces soient issus du monde naturel ou du registre idéel, ils sont avant tout le fruit d’une traduction, d’une négociation et d’une interprétation de l’énonciateur du récit médiatique qui les met en scène et les décrit. Dans la sémiotique du discontinu, nous trouvons une troisième considération de l’espace, l’« ‘ espace cognitif ’ », que le sémioticien définit comme l’espace où sont situées les relations cognitives entre les sujets et entre les sujets et les objets286. Cet espace se situe au niveau de représentations abstraites, liées entre elles par « ‘ un tissu de présupposés et un réseau d’implications ’ »287.

‘« On peut dire (…) en prenant en considération le parcours génératif du discours, que ces relations cognitives se trouvent, à un moment donné, spatialisées, qu’elles constituent entre les différents sujets des espaces proxémiques qui ne sont que des représentations spatiales, des espaces cognitifs.288»’

Il y a donc ici moins une conception spatiale qu’une conception idéelle de l’espace : l’adjectif cognitif renvoie en sémiotique à « ‘ diverses formes d’articulation – production, manipulation, organisation, réception, assomption – du savoir ’ »289. Notre propos sur le concept d’épreuve, dans le premier chapitre, s’était attardé sur la nécessité d’une capacité cognitive d’un actant pour dépasser le moment d’incertitude. L’acteur cognitif, comme détenteur du système axiologique du récit, agit, avons-nous dit, sur la valeur de l’action, en mobilisant des équipements mentaux spécifiques et mettant en place un système de valeurs. Depuis, la fonction de l’énonciateur du discours a été augmentée par notre considération de celui-ci comme un acteur, performant la peopolisation. Le producteur du discours est donc le narrateur, détenant une fonction de manipulation ou de sanction, un savoir ou un « croire », et donc de manière plus générale, le système axiologique, dont il peut déléguer une partie à un Destinateur installé dans le récit. Ainsi, que cette capacité cognitive soit déléguée ou pas à un actant de narration, le producteur du récit comme narrateur installe, au travers des espaces cognitifs, une relation entre l’énonciateur et l’énonciataire caractérisée par un savoir généralisé sur les actions décrites ou un savoir partiel détenu par l’énonciateur que celui-ci partage alors progressivement avec l’énonciataire.

‘« La confrontation des points de vue et, singulièrement, la topologie du savoir et du croire s’insèrent dans une logique des ensembles où les espaces cognitifs – disjoints, tangents, sécants, confondus – se distribuent et se négocient.290»’

Dans la réalisation de ce contrat entre l’énonciateur et l’énonciataire du récit, le producteur du discours est aussi acteur de la peopolisation, car en diffusant son savoir et son croire sur une action peopolisante, il performe la peopolisation. Il lui donne une forme et une consistance, propose sa propre théorie sur celle-ci et dévoile une de ses formes d’existence et ses effets, tout en s’engageant dans la critique d’autres formes et d’autres théories. Chaque espace cognitif installé dans un récit est un point de vue, un discours argumenté, persuasif, interprétatif.

Notes
279.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 214.

280.

Ibid. ’ p. 133.

281.

L’ « ailleurs » de l’espace énoncif et l’ « ici » de l’espace énonciatif sont des positions spatiales zéros, « ‘ des points de départ pour la mise en place de la catégorie topologique tridimensionnelle qui dégage les axes de l’horizontalité, de la verticalité et de la prospectivité ’ » (GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 215.)

282.

Gala 720.

283.

VSD 1523.

284.

Voir Chap. II. 1.

285.

GREIMAS & COURTES, 1993. ‘ op. cit. ’ p. 233.

286.

Ibid. p. 41

287.

ROUSSEAU, A. « Espace, référence, représentation. Réflexions que quelques conceptualisation de l’espace », Faits de Langues, 1, 1993, p.158.

288.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit. ’ p. 41.

289.

Ibid. ’ p. 40.

290.

QUERE, H., « “Parlez-vous perroquet ?”. Notes sur le contractuel et le polémique », Actes sémiotiques, 30, 1984, p. 26.