III. 1. 2. Les médias comme moyens de visibilité et la question du secret

La nature des médias est de dévoiler un objet ou un sujet sur la place publique, de le rendre visible. Les médias de masse ont étendu l’angle de « ‘ ce qui peut-être vu ’ ».

‘« Acteurs et évènements deviennent visibles en dehors des espaces immédiats d’interaction.298 »

Avec le développement des médias de masse, le dispositif médiatique soumet désormais les acteurs politiques au regard de tous, alors que ces derniers ne peuvent plus, sauf exception, voir le public299. En effet, les acteurs « ‘ parviennent à se rendre visibles et à observer autrui non seulement dans la coprésence physique mais également par l’intermédiaire de multiples médiations ’ »300, telles que la télévision, la presse écrite, la radio et Internet.

La visibilité ne consiste pas seulement à être perceptible par les autres mais demande en plus une identification.

‘« Les nobles s’autorisaient à se dévêtir devant les domestiques parce qu’en un certain sens, ceux-ci étaient tout simplement absents. 301 »’

La visibilité requiert de connaître ce que nous percevons, en cela, il faut entendre que nous identifions ce que nous percevons302.

‘« La visibilité désigne bien plus que la perceptibilité parce qu’elle implique une capacité d’identification individuelle élémentaire.303 »’

Comprendre le processus de peopolisation par le concept de visibilité revient à s’intéresser à la « ‘ constitution du spectre de visibilité ’ », c'est-à-dire se pencher sur les multiples dispositifs médiatiques impliquant une compréhension des médias de communication comme producteurs d’une intelligibilité, organisant l’attention du public et appelant sans cesse des manières de voir et de reconnaitre ce qui est exposé304.

‘« Les organisations médiatiques sont devenues les principales productrices de visibilité médiatisée dans les sociétés contemporaines, ordonnant les manières de voir sur la base de catégories d’appréciation et d’opérations d’identification ancrées dans des pratiques institutionnelles et professionnelles spécifiques. 305 »’

Pourtant, l’injonction à la visibilité dans le métier du politique pose parallèlement la question de l’invisible.

‘« L’invisible, c’est ce qui est dérobé à la vue, mystère et tabou. A l’opposé de la visibilité, il y a l’opacité, le secret, le caché, le censuré, l’interdit. 306 »’

Le secret est au cœur de notre thèse : il est la formule d’investissement pour atteindre la grandeur dans le monde de l’opinion, il est le propos de la presse people307, il est ce qui échappe dans une certaine mesure à l’espace public. Mais comment parler de secret et de médias alors que le propre du secret est d’échapper à l’espace de communication ?

‘« Le secret peut se définir comme une information qui ne fait pas l’objet d’une diffusion dans l’espace public.308»’

Le secret suppose des personnes qui possèdent une information et ne la laissent pas connaître à d’autres. Le secret doit être connu au moins par un individu et caché à un autre. Le secret doit se comprendre dans et par le conflit309, c'est-à-dire qu’il est une information dissimulée à quelqu’un dont on se protège et qui est un concurrent ou une menace s’il connaissait cette information. Le secret puise son existence dans l’évaluation d’un risque si l’autre venait à le connaître. Ainsi, comprenons le secret comme une information dont le contenu est connu par au moins un individu qui estime que sa connaissance par un autre individu constitue une menace ou un risque. A cela s’ajoute une autre variable : celle de la dissimulation. Celui qui détient le secret doit user de stratégies afin de garder le secret. Il se peut que l’existence même du secret soit inconnue des autres. Le silence suffit donc à conserver le secret, cependant le détenteur du secret se place dans des stratégies d’abstention310 telles que ‘ ne pas dire ’, ‘ ne pas trahir ’, ‘ ne pas laisser filtrer d’indices ’, etc. Le secret place l’individu qui le détient dans une communication contrainte. Il est ce qui est séparé de l’espace de communication et ce qui sépare les individus dans ce même espace de communication.

Pour que nous puissions parler de secret, il faut que l’individu choisisse de garder éloignées de l’espace public certaines informations dont il considère que leurs connaissances par d’autres pourraient menacer sa dignité. Il use ainsi de stratégies de dissimulation pour que ce qui est secret le reste. Boltanski et Thévenot présentent le monde de l’opinion avec une formule d’investissement qu’est le renoncement au secret, en tant que les informations d’ordre privé et jugées comme devant le rester par les grands de ce monde sont exposées sur la scène publique. « ‘ Pour être connu, il faut accepter de tout révéler sans rien cacher à son public ’ »311. Ainsi, pour atteindre l’état de grandeur dans le monde de l’opinion, le sujet accepte de renoncer au secret. Une telle affirmation nous semble contradictoire car on ne peut renoncer au secret ; le terme même de « secret » n’a plus de valeur dans le cadre d’une information qu’on accepte de dévoiler. Ce qui varie profondément dans la question du secret entre le grand du monde de l’opinion et l’anonyme, c’est que la pression par rapport au secret est différente et que les stratégies de dissimulation et les risques appréhendés n’auront pas la même importance. La menace de révélation par autrui y est plus forte, cependant le secret ne reste pas impossible et le grand du monde du renom n’y renonce pas pour autant. Appréhender, en tant que chercheur, la possibilité d’un personnage public à avoir des secrets est impossible. Seul ce personnage, détenteur de secrets, a la capacité de le dire mais cela reviendrait à dévoiler une partie de son secret et donc à trahir une stratégie d’abstention inhérente au secret. Ainsi, nous comprenons la formule d’investissement du monde de l’opinion comme une nécessaire transparence, une transparence nullement incompatible avec la capacité des individus transparents de conserver certains secrets.

Cette acception du secret comme invisible pose la question du contenu du secret. L’espace privé est ce que l’individu décide de ne pas exposer sur la place publique, comme ce que l’individu choisit de ne pas partager avec les autres individus.

‘« En l’absence de toute définition positive de la vie privée, comment ne pas tenter de la définir par la négative ? La vie privée, c’est tout ce qui n’est la vie publique des individus. 312 »’

Pouvons-nous penser que ce qui n’est pas public relève du secret et donc que le secret et le privé se confondent et ce, plus particulièrement, à l’aune de la publicisation de la vie privée où celle-ci tend à relever uniquement de l’intimité ? Un secret peut contenir un aspect de la vie privée. Cependant, la notion de secret protège bien d’autres éléments que ceux d’une vie privée. Parallèlement, le contenu de la vie privée diffère en fonction de ce que l’individu s’est plus ou moins exposé à montrer. La vie privée est ce qui n’est pas exposé publiquement. Pourtant, elle n’est pas pour autant dissimulée à partir de stratégies et son dévoilement ne sera pas obligatoirement vécu comme une menace. Si la différence entre vie privée et secret reste très difficilement appréhendable, elle réside principalement dans la différenciation entre abstention et dissimulation, entre non-dit et caché. Cette question s’avère particulièrement importante dans notre considération de la presse people qui se définit dans une activité de la révélation des secrets.

Notes
298.

VOIROL, O., « Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, 129-130, 2005, p.14.

299.

Ibid. p. 73-75.

300.

Ibid. p. 28.

301.

HONNETH, A. « Invisibilité : sur l’épistémologie de la reconnaissance », Réseaux, 129-130, 2005, p. 42.

302.

L’espace public se constitue du visible mais ne peut se contenter de celui-ci en tant que le visible ne rend compte que de la forme première de la reconnaissance. L’objet ou le sujet doit être mis sur la scène du visible et enfin reconnu pour appartenir à l’espace public. Paul Ricœur définit la reconnaissance à partir de trois phases. La visibilité consiste en la première. Mais pour que la reconnaissance soit complète, il faut ensuite se reconnaître soi-même, c'est-à-dire conjurer le risque de cette autre méprise qu'est la méconnaissance de soi-même, laquelle consiste à se tromper soi-même, à se prendre pour ce que l'on n'est pas. « Il faut qu’il y ait d’abord et fondamentalement un sujet capable de dire “ je ” pour faire l’épreuve de la confrontation avec l’autre. » (RICOEUR, P., « Les paradoxes de l’identité », L’information psychiatrique, 3, 1996, p. 203.). Le troisième moment du parcours que propose Ricœur, est la reconnaissance mutuelle, la reconnaissance de l'autre dans son irréductible différence ; le risque n'étant plus ici celui de la méprise, mais du mépris. Il faut que les acteurs se reconnaissent mutuellement et reconnaissent la manifestation de leurs attentes face à l’autre. (RICOEUR, P., Parcours de la reconnaissance, Paris : Folio essais. 2004)

303.

HONNETH, 2005, op. cit. p. 43.

304.

VOIROL, 2005, op. cit. p. 20

305.

Ibid. p. 20.

306.

BARUS-MICHEL, J., « Une société sur écrans », Voir, être vu. L’injonction à la visibilité dans les sociétés contemporaines, Actes du colloque, Tomes I, ESCP-EAP, Novembre 2009, p. 7.

307.

Nous aborderons plus tard cette affirmation lors de la définition de la presse people.

308.

LAMIZET, B., « Sémiotique du secret », WUILLEME, T. (dir.) Autour des secrets, Paris : L’Harmattan, 2004, p. 11.

309.

HUYGHE, F-B, « Secret et conflit : De la ruse à l’infodominance », WUILLEME, T. (dir.) Autour des secrets, Paris : L’Harmattan, 2004, p. 23-33.

310.

Ibid. p. 29.

311.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991. op. cit. p. 226

312.

BADINTER, R., « Le droit au respect de la vie privée », JCP (jurisclasseur périodique), 1968, p. 2136.