La deuxième variable d’identification du récit people repose sur un jeu entre ordinaire et extraordinaire. La presse people met en scène des personnages plus que des actions. Elle « ‘ personnifie tout, ’[elle] ‘ doit toujours passer par le prisme d’une personnalité, d’un personnage, d’un individu ’ »341. Un jeu entre les caractères – ordinaire et extraordinaire –, comme des qualités désignant les êtres de papier et les actants de communication, institue la légitimité et la consistance de ces êtres mis en scène dans les récits et définit la place de l’expert, les contrats d’identification qui sont proposés aux destinataires et les propriétés des grandeurs nécessaires pour la médiatisation des êtres et actions de papier.
Le concept « ordinaire » renvoie, selon ‘ Le petit Robert ’, à une « ‘ qualité qui ne dépasse pas le niveau moyen le plus courant, qui n'a aucun caractère spécial ’ », qui s’oppose donc à « extraordinaire » comme étant ce « ‘ qui étonne, suscite la surprise ou l'admiration par sa rareté, sa singularité ’ » 342. La tension entre ces deux termes distingue les qualités des êtres de papier et des destinataires des récits : elle est un jeu entre le petit et le grand du monde de l’opinion.
‘« Etre petit dans la logique de l’opinion, c’est être banal.343 »’Il y a les êtres de papier, ceux dont on parle dans la presse people, des êtres visibles, connus et reconnus et il y a les destinataires des récits, les lecteurs, inconnus et invisibles. La presse people présente des êtres jugés assez extraordinaires pour mériter d’être mis en scène dans les récits médiatiques mais aussi devenant extraordinaires parce qu’ils sont, justement, visibles, connus et reconnus du fait de leur médiatisation. Mais le caractère heuristique des notions « ordinaire » et « extraordinaire » ne se contente pas de distinguer le personnage people du lecteur à partir de la médiatisation du premier et de l’invisibilité du second. Cette dichotomie met en perspective l’identité même des êtres de papier de la presse people ; ils sont des êtres mixtes, « ‘ des entités à double-face ’ »344 :
‘« Les nouveaux olympiens sont à la fois aimantés sur l’imaginaire et sur le réel, à la fois idéaux inimitables et modèles imitables ; leur double nature est analogue à la double nature théologique du héros-dieu de la religion chrétienne : olympiennes et olympiens sont surhumains dans le rôle qu’ils incarnent, humains dans l’existence privée qu’ils vivent. La presse de masse, en même temps qu’elle investit les olympiens d’un rôle mythologique plonge dans leur vie privée pour en extraire la substance humaine qui permet leur identification. 345 »’Les personnages de la presse people sont donc, à la fois, ordinaires et extraordinaires. Cette double identité est mise en scène dans la presse people, au travers de différentes stratégies de présentation et de re-présentation. Leur caractère extraordinaire les projette dans un « ‘ au- ’ ‘ delà ou en-dehors des contingences communes ’ »346 ; ces personnages sont caractérisés par un statut social qui les rend inaccessibles347.
‘« Les célébrités sont racontées comme étant des créatures hors du commun évoluant sur des tapis rouges. 348 »’La mise en lumière de ce caractère extraordinaire crée une rupture franche entre ceux qui apparaissent dans cette presse et ceux qui la lisent, ce qui « ‘ souligne la disparité des conditions de vie entre les célébrités et le commun des mortels : « ’Pendant que vous ramez, les stars, elles, sont à la plage‘ » rappelle, par exemple, ’Public‘ aux usagers du métro parisien, durant l’été 2006 ’»349. Sous cet aspect s’établit un mouvement de projection du lecteur comme une mise en parenthèse de sa propre vie dans une logique d’évasion et de divertissement. C’est le processus par lequel « ‘ l’individu rejette sur le personnage ou sur l’objet des traits et des pulsions qu’il porte en lui, selon un principe analogue à la ’catharsis‘ aristotélicienne ’ »350. Pour reprendre l’expression d’Eric Macé, il y a « ‘ un syncrétisme original sous la forme de mythes proposant une résolution des tensions offertes par les contradictions de la vie sociale et de ses représentations ’ » 351. La presse people articule ainsi imaginaire et réel, en activant ce que Marc Lits désigne comme la libido dominandi : ce qui « ‘ permet de vivre par procuration l’existence qu’on rêve de connaître ’ »352.
Cependant, les personnages people sont aussi présentés comme ordinaires : on les rattache à leur humanité comme à leur banalité : ils sont « ‘ des parents ordinaires, des amoureux déçus et des individus faisant leur course au supermarché ’ »353. La rubrique « ‘ Ils sont comme nous ’ » de ‘ Public ’ met, ainsi, en scène des personnes célèbres au supermarché, s’occupant de leurs enfants ou en train de manger. Mais plus loin, cette ré-ordinarisation peut se révéler agressive si elle devient une monstration des défauts, des travers et des malheurs des stars. La rubrique « ‘ VDM people ’ » de ‘ Public ’ illustre particulièrement cela354. Conçue en partenariat avec le site Internet ‘ viedemerde.fr ’ 355, la rubrique narre chaque semaine, des histoires personnelles, difficilement vérifiables. Dans le numéro 343, nous pouvions lire la VDM de Jessica Simpson : « ‘ Aujourd’hui, lors d’un rendez-vous d’affaire, confinée dans une pièce avec cinq ou six personnes, je n’ai pas réussi à me retenir et j’ai pété très bruyamment alors qu’il n’y avait pas un bruit. Au lieu de m’aider, ma mère, présente à la réunion, me l’a fait remarquer devant tout le monde… Je suis Jessica Simpson. VDM ’ »356. Ici, plus qu’un processus rendant ordinaires les personnages peoples, il y a un rabaissement de ceux-ci, qui permet non seulement aux lecteurs de s’identifier mais aussi de se consoler. Cette mise en scène des êtres de papier de la presse people active la ‘ libido sciendi ’, comme tendance voyeuriste à laquelle le lecteur cède en pénétrant, « ‘ quasiment par effraction, dans la chambre à coucher de ses vedettes préférées, pour les surprendre dans leur intimité ’ »357 et, plus loin, la ‘ libido sentiendi ’reposant essentiellement sur un jeu entre ‘ eros ’ et ‘ thanathos ’ 358. Cette mixité dans la présentation des personnages people dévoile un double mouvement comme contrat de lecture : celui de la projection et de l’identification.
Pourtant, le jeu sur l’ordinaire et l’extraordinaire permet de repérer un mouvement inverse, celui de l’extraordinarisation de l’ordinaire. En effet, certains titres de presse people rendent visibles des anonymes. ‘ Closer ’ consacre quatre à six pages, chaque semaine, à la médiatisation de récits de personnes « ordinaires », dans la rubrique « ‘ C’est leurs histoires… », France Dimanche ’fait de même avec la rubrique ‘ « Français vous êtes formidables ! » . ’L’extraordinarisation de l’ordinaire peut aller plus loin. Les personnes anonymes et ordinaires peuvent devenir juges et experts des histoires des personnages people. La rubrique « ‘ C’est aussi leur histoire ’ » de ‘ Closer ’ invite une personne ordinaire à endosser ce rôle et commenter la vie privée d’une célébrité. Dans son numéro 152, lorsque ‘ Closer ’ évoque la relation longue-distance de Garou et Lorie, Ophélie, 30 ans, témoigne, dans un encart sur la même page : « ‘ Nous aussi quand nous habitions loin de l’autre, nos retrouvailles étaient torrides ’». Dans le numéro 153, un article met en scène le mariage de Jeanne-Marie Martin, fille de Cecilia Albeniz ex-Sarkozy ; Boi-Thi, 30 ans, commente : « ‘ Choisir son beau-père comme témoin est un geste lourd de sens. Jeanne-Marie doit bien s’entendre avec Richard Attias (…) Comme pour Jeanne-Marie, ma famille recomposée a été de la fête. ’ ». Cette extraordinarisation de l’ordinaire renforce, par ailleurs, l’ordinarisation de l’extraordinaire en fonction du caractère relationnel de la grandeur de renom. Les personnes célèbres, dans leurs vies privées, sont des personnes ordinaires : une personne ordinaire – anonyme cette fois – peut donc les comprendre et les analyser.
L’axe ordinaire-extraordinaire entraine, enfin, une dernière réflexion sur le fonctionnement et la définition de la presse people. Une figure nouvelle de la notoriété se construit sur cet axe. La médiatisation et la visibilité rendent une personne ordinaire extraordinaire et, parce que cette personne est extraordinaire, la presse people la médiatise et la rend visible : « ‘ toute médiatisation people n’est autre que l’évaluation d’une performance de célébrité ’»359. Cette performance se saisit et se mesure précisément à la capacité à se montrer ordinaire, par une mise en scène récurrente de l’extimité. Ainsi, la presse people surinvestit la célébrité, c’est-à-dire qu’elle redouble l’intérêt « ‘ accordé à des individus n’ayant aucun talent professionnel particulier, avant tout célèbres… pour leur célébrité ’ »360. La réputation et la reconnaissance sont les critères de grandeur dans le monde de l’opinion ; selon Boltanski et Thévenot, cette variable est exacerbée dans la presse people. La raison suprême de cette notoriété consiste en la notoriété : c’est donc une grandeur autopoïétique des êtres de papier de la presse people. Cette idéologie de la célébrité implique deux conséquences en creux. La première est qu’une telle idéologie octroie à cette presse un grand pouvoir de faire et défaire les réputations. La seconde repose sur la construction d’une connivence entre le narrateur et le lecteur sur le savoir à propos des êtres de papier. Les personnages people mis en scène ne sont que peu présentés : le destinataire les connaît puisqu’ils sont médiatisés dans une presse où il faut être connu pour être médiatisé. La logique autopoïétique s’étend donc au contrat de lecture, ancré dans un accord tacite entre le lecteur et le narrateur : ‘ on vous parle de personnes connues, vous les connaissez, point besoin de vous les présenter ’. Cette connivence crée une complicité entre l’énonciateur et l’énonciataire ; le lecteur peu habitué des personnages people peut, au contraire, se sentir très vite dépassé par ces visages et ces noms qu’il ne connaît pas ou peu et qu’on ne présente pas.
DUFRESNE, D., « Entretien : Pourquoi vouloir être reconnu ? », Mediamorphoses, 8, 2003, p. 32
Le Petit Robert 2010.
BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 230.
DUBIED, A., « L’information-people. Entre rhétorique du cas particulier et récits de l’intimité », Communication, 27, 1, 2009, p. 55.
MORIN, E., L’esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris : Ed. Grasset, 1962, p. 123.
DUBIED, 2009, op. cit. p. 55
DAKHLIA, 2008 (b), op.cit. p. 33.
DUBIED, 2009, op. cit. p. 55.
DAKHLIA, J. « Du populaire au populisme ? Idéologie et négociation des valeurs dans la presse people française », Communication, 27, 1, 2009, p. 72
DAKHLIA, J. « L'image en échos : formes et contenus du récit people », Réseaux, 132, 2005, p. 80.
MACÉ, É., « Sociologie de la culture de masse : avatars du social et vertigo de la méthode », Cahiers internationaux de sociologie, CXII, 2002, p.45-72.
LITS, M., « La construction du personnage dans la presse people », Communication, 27, 1, 2009, p. 132.
DUBIED, 2009, op. cit. p. 55
Public présente cette rubrique sur son site Internet : « Et si les people racontaient eux aussi leur VDM (Vie de Merde) ça donnerait quoi ? Petites et grosses gaffes, journées noires : les people ont eux aussi leur mot à dire! Alors, envie de rire du malheur des autres ? Dans ce dossier, retrouvez toutes les VDM people ! »
Présentation du site « Le site contient des petites anecdotes du quotidien qui pourraient nous arriver à tous. Ces histoires, proposées par les visiteurs du site, ont la particularité de commencer par "Aujourd'hui" et de se terminer par "VDM", les initiales de VieDeMerde. VDM est un grand défouloir qui se veut drôle et amusant à lire, tous les jours. Vous ne vous sentirez plus jamais seul(e) dans vos petits malheurs. » Slogan du site : « Ma vie c’est de la merde et je vous emmerde ! »
Public 343 du 05/02/2010.
LITS, 2009, op. cit. p. 131.
‘ Ibid. ’ p. 132.
DAKHLIA, 2009, op. cit. p. 74.
‘ Ibid. ’ p. 74.