III. 3. 1. L’incarnation de l’acteur en sémiotique.

Notre étude est peuplée d’êtres de papier. Les récits les présentent et les mettent en scène : ils sont le « ‘ lieu de fabrication et de diffusion de l’identité ’» de ces êtres454. Comment considérer l’individuation et l’identification des êtres à partir des théories greimassiennes qui structurent notre travail ?

Dans la sémiotique du discontinu, l’acteur se comprend comme « ‘ le lieu de convergence et d’investissement des deux composantes, syntaxique et morphologique ’ »455 ; il est investi à la fois d’un rôle thématique et d’un rôle actantiel et ne peut se saisir qu’au niveau de surface. Le rôle actantiel se définit en fonction de la position de l’actant à l’intérieur du parcours narratif et de l’investissement modal qu’il prend en charge. L’acteur est donc déterminé par un contenu modal (dans la composante morphologique) et une position dans le programme narratif (dans la composante syntaxique)456. Mais parallèlement, le passage de l’actant à l’acteur se réalise par la représentation sous la forme actantielle d’un thème ou d’un parcours thématique : ici, c’est le rôle thématique457. Plus clairement, nous pouvons comprendre que l’incarnation d’un actant en acteur est un glissement du niveau le plus abstrait jusqu’à la manifestation discursive. Son positionnement dans un parcours narratif et son investissement modal le hisse au niveau sémio-narratif de surface, mais c’est finalement son investissement dans un rôle thématique qui va glisser cette incarnation jusqu’au niveau discursif et qui va permettre alors sa pleine réalisation. L’acteur peut donc être défini comme « ‘ le point de rencontre et de croisement des structures narratives où des programmes narratifs mettent en rapport des rôles actantiels, avec les structures discursives où des parcours figuratifs sont réductibles à des rôles thématiques ’ »458, incarnant à la fois un ‘ modus operandi ’et un ‘ modus essendi ’. En d’autres termes, l’incarnation de l’acteur ne peut se saisir qu’au travers du parcours génératif que nous avons présenté plus haut459. Au niveau sémio-narratif profond, on conçoit les structures élémentaires des relations et des opérations qui sont converties dans les formes syntaxiques et sémantiques de la narrativité au niveau sémio-narratif de surface : on y trouve alors les schémas narratifs, les rôles actantiels et les structures modales. Pourtant, c’est au niveau discursif que l’incarnation de l’acteur s’opère avec son investissement sur un plan thématique et figuratif460.

Suivons l’exemple de Ségolène Royal dans l’article « Le style Ségolène »461 dans lequel nous trouvons deux programmes narratifs.

PN 1 : Séduire
PN 2 : Se battre

Attachons-nous au second PN, quelques instants. Ségolène Royal est instituée comme un acteur dans le récit car dotée d’un rôle actantiel et d’un rôle thématique.

[Tableau 5 : L'incarnation d'un acteur - Ségolène Royal dans
[Tableau 5 : L'incarnation d'un acteur - Ségolène Royal dans Gala 671]

Dans le PN 2, nous repérons le parcours figuratif du combat. Nous pouvons réduire ce parcours figuratif à un rôle thématique qui constitue comme un condensé, un résumé de tout le parcours : ce rôle est donc celui de la combattante.

Parallèlement, au niveau discursif, nous retrouvons trois sous-composantes, déjà abordées dans notre second chapitre : la spatialisation, la temporalisation et l’actorialisation. Ces trois éléments – acteur, temps et espace – sont susceptibles de donner l’impression d’une référence hors du texte, en projetant dans le monde la figure qu’elle est susceptible de représenter462. Par l’actorialisation, au niveau discursif, l’actant se voit octroyer un contenu sémantique propre qui le fait apparaitre comme une figure autonome de l’univers sémiotique : c’est le processus d’individuation selon Greimas. L’acteur se comprend donc comme la réunion de propriétés structurelles d’ordre syntaxique et sémantique : il est défini par un ensemble de traits relatifs à son être et à son faire qui permettent de le distinguer des autres acteurs. Cependant, pour le sémioticien, le processus d’individuation se saisit à un moment donné dans le parcours génératif, il n’est pas constant tout au long du récit. Dans le même article de ‘ Gala ’, on remarque que Ségolène Royal, sujet opérateur du PN 1, est doté du rôle thématique de la femme séduisante, au travers du contenu sémantique : « ‘ la ménagère raisonnable ’ », « ‘ Ségolène en conquérante coquette ’ », « ‘ La belle des champs ’ », « ‘ La rayonnante ’ », etc. Ainsi, le processus d’individuation fait apparaitre Ségolène Royal dans un premier temps comme une femme séduisante et, dans un second temps, comme une combattante : l’individuation de Ségolène Royale oscille donc entre deux rôles thématiques. Elle est un « ‘ effet de sens reflétant une structure discriminatoire sous-jacente ’ », construite en fonction des autres acteurs présents dans le même programme narratif relatif463. L’individuation consiste donc, selon Greimas, en un processus qui rend compte de l’unicité de l’acteur mais non de sa permanence ou de sa cohérence. C’est le principe d’identité qui permet de le reconnaitre tout au long du discours malgré les transformations actantielles et thématiques que celui-ci peut subir. Si nous reviendrons plus tard sur la distinction entre individuation et identité chez Greimas, il nous faut avant cela, comprendre comment se construit l’unicité de l’acteur dans le récit et penser son rapport avec le nom propre et la dénomination.

Notes
454.

COLLOVALD, A., « Identités Stratégiques », Actes de la recherche en sciences sociales, 73-1,1988, p. 40.

455.

GREIMAS & COURTES, 1993, op.cit. p. 8.

456.

GREIMAS & COURTES, 1993, op.cit. p. 4.

457.

Ibid.p. 393

458.

GROUPE D’ENTREVERNES, Analyse sémiotique des textes, Lyon : PUL, 1979. p. 99.

459.

Cf. Chap. II. 1.1.

460.

Nous reviendrons en détail sur la thématisation et la figurativisation au début de notre prochain chapitre.

461.

« Le style Ségolène », Gala 671, paru le 10/05/2006.

462.

PANIER, L., « Discours, cohérence, énonciation : une approche de sémiotique discursive », CALAS, Frédéric (dir.), Cohérence et Discours, Paris : PUPS, 2006, p. 109.

463.

GREIMAS & COURTES, 1993, op. cit. p. 186.