III.3.2.1. La question de la dénomination

La question de la dénomination et du nom constitue un des éléments de désaccord entre Lits et Greimas. Pour le premier, le nom est condition d’accès à la vie. Alors que du côté de la sémiotique narrative, « ‘ le nom ne constitue pas la condition sine qua non de son existence ’ »466, l’acteur peut exister au travers d’un rôle thématique, comme ce fut le cas, dans la presse quotidienne nationale, en juin 2006, lors de la première réconciliation de Nicolas et Cécilia Sarkozy, d’Anne Fulda qui n’était jamais désignée par son nom propre mais uniquement par son rôle thématique « la maitresse » ou « l’amie ». Nous comprenons que, chez Greimas, l’onomastique, science du nom propre, est un complément de l’actorialisation mais qu’elle n’est pas nécessaire467. Rappelons-nous qu’autant du côté de la sociologie pragmatique que de la sémiotique du discontinu, la personne n’est personne en dehors de son action ou du récit qui la met en scène. Pourtant, nous avions précisé, dans une note de bas de page, que, face aux critiques, Boltanski avait concédé, dans ‘ La condition fœtale ’, une identité fixe aux personnes à travers leur nom propre pour permettre leur reconnaissance quand elles passent d’un monde à un autre.

‘« On considère qu’il s’agit bien des mêmes personnes mais saisies sous des qualifications ou dans des états différents, et alors il faut s’interroger sur la façon dont s’établit cette ipséité (ce qui fait qu’un être est lui-même et non un autre) minimale absolument nécessaire à la cohérence du modèle. 468 »’

La rigidité accordée à l’identité d’un être de papier par le nom propre révèle un questionnement épistémologique quant à l’investissement sémantique qu’on lui donne. Or, deux écoles de pensées s’affrontent depuis la fin du 19ème siècle quant à cela. La première largement inspirée des travaux de John Stuart Mill dévoile le nom propre comme une marque distinctive particularisante mais vide de sens, c’est « ‘ un pur désignateur qui ne nous dit rien ’ ‘ de l’objet auquel il permet de faire référence  ’» 469. Le nom est une simple marque qui distingue un objet des autres mais sans dire pourquoi celui-ci est différent. La seconde école, avec Michel Bréal, fondateur de la sémantique, fait du nom propre une marque distinctive propre, celui-ci étant le mot « ‘ le plus significatif car le plus individuel de tous ’ »470.

Dans les années 1970, le débat est réinvesti par Saul Kripke à partir du concept de « rigidité ». Kripke introduit ce concept et dévoile le nom propre comme un désignateur rigide, c’est-à-dire comme une dénomination dont la dénotation ne varie jamais, elle désigne toujours le même objet et renvoie au monde réel471. A contrario, le désignateur accidentel est une expression dont la dénotation varie selon le monde de référence : elle renvoie à différents objets possibles. Si nous reprenons l’exemple d’Anne Fulda, nous comprenons que la désignation « Anne Fulda » dénote un individu mais ne connote rien. A l’inverse, l’utilisation du rôle thématique « la maitresse » ou « l’amie » appelle l’investissement dans un monde de référence ; il peut désigner différents objets selon le monde possible désigné. Le nom de cette dernière n’étant pas cité dans les articles, c’est au travers d’un processus de référentialisation que nous sommes capables de dire « ‘ c’est Anne Fulda ! ’ » ; référentialisation opérée à l’aide d’autres récits médiatiques qui auraient pu la citer et lui assigner parallèlement le même rôle thématique. Un lecteur, n’ayant pas cette connaissance, pourrait assigner une autre personne à ce rôle thématique, voire laisser ce rôle vide de personnalisation. C’est justement sur cet argument de possible que Kripke construit son concept de « rigidité ». Une description définie472, c'est-à-dire une désignation par le rôle thématique, ne peut être rigide car sa dénotation reste incertaine, ce qui n’est pas le cas pour le nom propre qui n’est pas soumis au changement de monde de référence et qui ne dépend pas de la permanence des rôles. Ainsi, « ‘ un nom propre fonctionne comme désignateur rigide, précisément en ce qu’il n’est pas réductible à un ensemble quelconque de descriptions définies qui le caractérisent ’ »473. Parallèlement, c’est justement sur la question de permanence que réside le deuxième principe de considération de la rigidité : une description définie est affectée par des variations non seulement sur l’axe de l’actorialisation mais aussi dans la lecture qui peut en être faite, et plus loin, dans le monde réel à laquelle elle renvoie ou que le lecteur croit qu’elle renvoie. Dès lors, une description définie peut servir à représenter un individu ou un objet mais ne peut désigner ce même individu ou objet de manière permanente ou invariante.

‘« Par cette forme tout fait singulière de nomination que constitue le nom propre se trouve instituée une identité sociale constante et durable qui garantit l’identité de l’individu biologique dans tous les champs possibles où il intervient en tant qu’agent, c’est-à-dire dans toutes ses histoires de vie possibles. (…) Le nom propre est l’attestation visible de l’identité de son porteur à travers les temps et les espaces sociaux, le fondement de l’unité de ses manifestations successives et de la possibilité socialement reconnue de totaliser ces manifestations dans des enregistrements officiels, curriculum vitae, cursus honorum, casier judiciaire, nécrologie ou biographie, qui constituent la vie en totalité finie par le verdict porté sur un bilan provisoire ou définitif. Désignateur rigide, le nom propre est la forme par excellence d’imposition arbitraire qu’opèrent les rites d’institution : la nomination et la classification introduisent des divisions tranchées absolues, indifférentes aux particularités circonstancielles et aux accidents individuels dans le flou et le flux des réalités biologiques et sociales. Ainsi, s’explique que le nom propre ne puisse pas décrire des propriétés et qu’il ne véhicule aucune information sur ce il nomme du fait que ce qu’il désigne n’est jamais qu’une rhapsodie composite et disparate de propriétés biologiques et sociales en changement constant, toutes les descriptions seraient valables seulement dans les limites d’un stade ou d’un espace.474 »’

Dans cette perspective, Boltanski concède une identité fixe aux personnes. Le nom propre ne véhicule qu’une seule information : celle d’un corps propre. Finalement, le nom propre permet la singularisation qui permet elle-même la pluralisation des mondes, selon Boltanski.

‘« Sans cette singularisation, il serait en effet impossible de reconnaitre que c’est le même humain qui agit ici en tant qu’homme, là en tant que guerrier, là en tant qu’appartenant à telle ou telle lignée, etc. (…) On s’étonnerait que tel être ne participe pas au festin, sans reconnaitre qu’il ne peut le faire ayant été tué, quelques heures auparavant, quelques mètres plus loin, dans une situation différente où il se serait manifesté sous un autre rapport.475 »’

La nécessité de l’ipséité minimale (ce qui fait qu’un être est lui-même et non un autre) semble claire. Pourtant, cette nécessité se maintient-elle quand on ne traite que d’êtres de papier ? Plus loin, dans un récit, la reconnaissance d’un même individu porteur de deux rôles différents à deux moments du récit importe-t-elle ? N’existe-t-elle que dans et par le nom propre ?

Notes
466.

GREIMAS & COURTES, 1993. op. cit. p. 7.

467.

Ibid. p. 261.

468.

BOLTANSKI, 2004. op. cit. p. 84.

469.

MILL, J., Système de logique déductive et inductive, [Ed. originale anglaise : 1843], Paris: Alcan, 1896, p. 35.

470.

BREAL, M., Essai de sémantique, Paris : Hachette, 1897, p. 198.

471.

KRIPKE, S., La logique des noms propres, [Conférences prononcées en 1970 et publiée, pour la première fois en langue anglaise en 1980], Paris : Minuit, 1982.

472.

L’expression « description définie » est introduite par Russel pour désigner une expression qui peut, sans modification de sa signification, être paraphrasée comme « l’objet x qui détient la propriété p » (RUSSEL, B., Logic and knowledge, Londres : Allen and Unwin, 1958)

473.

MOLINO, J., « Le nom propre dans la langue », Langages, 16, 66, 1982, p. 14.

474.

BOURDIEU, P., « L'illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1986, 62-63, p. 70.

475.

BOLTANSKI, 2004, op. cit. p. 63.