III.3.2.2. L’identité des acteurs dans les récits : entre personne réelle et être de papier.

Si Boltanski revient quelque peu sur l’identité fluctuante et plurielle des êtres qu’il étudie, c’est par le concept de « désignateur rigide » de Kripke qu’il accorde une fixité à l’identité476. Le nom propre ne sert donc qu’à instituer la reconnaissance d’un corps propre à deux êtres qui par leurs désignations et leurs rôles auraient pu passer pour deux individus ou objets distincts.

‘« La façon dont la vie sociale façonne la condition humaine consiste dans un va-et-vient constant entre la généralisation et la singularisation : l’appartenance d’être à l’humanité est reconnue ; ils sont rapprochés dans des classes d’équivalence, selon des traits, explicites ou implicites, susceptibles de faire surgir entre eux des ressemblances telles que, saisis sous un certain rapport, ils puissent être considérés comme relativement substituables ; mais ils sont aussi, et par la même opération, singularisés, de sorte que chacun d’eux, en tant qu’il est lui-même, ne puisse être remplacé par aucun autre. 477 »’

Nous voyons ici précisément l’enjeu du propos de Boltanski : la potentialité de chacun à être un individu singularisé dans le monde social. Pourtant, le monde social n’est point notre objet d’investigation. L’unicité de chaque être dans le récit est le résultat de l’individuation. Si l’individuation est ce qui le fait un, elle n’est pas ce qui lui donne une cohérence ou une permanence. Elle est induite par des attributs relatifs à son être et son faire et permet de l’incarner au travers de la réunion, à un moment donné du parcours génératif, de propriétés structurelle d’ordre syntaxique et sémantique. L’identité, de l’autre côté, « ‘ sert à désigner le principe de permanence qui permet à l’individu de rester ’« le même‘  », de ’« persister dans son être‘  » tout au long de son existence narrative ’ »478. Existence dans le monde social pour Boltanski et existence narrative pour Greimas : la différence n’est pas moindre. Or, si le nom propre est inhérent à la vie sociale, il ne « ‘ constitue pas la condition sine qua non ’ »479 de l’existence narrative d’un acteur. Mais alors, si le nom ne sert pas à signifier l’unicité et la persistance de l’être, qu’est-ce qui le permet ? Nous nous rendons compte avec l’exemple d’Anne Fulda que le nom propre peut ne pas être cité. Est-ce pour autant que l’acteur désigné comme la « maitresse » ou l’ « amie » ne peut être doté d’une identité ou persister dans son être ? Avant d’appréhender les différentes procédures par lesquelles il est possible de reconnaître un acteur à tous les instants de son existence narrative, attardons-nous sur la fonction du nom-propre dans le récit.

L’onomastique consiste, dans la sémiotique du discontinu, en une sous-composante de l’actorialisation ; elle permet d’ancrer le texte dans le réel et constitue un simulacre d’un référent externe. Elle renvoie au monde naturel, c’est-à-dire au «‘ paraître selon lequel l’univers se présente à l’homme comme un ensemble de qualités sensibles, doté d’une certaine organisation qui le fait parfois désigner comme ’ ‘ le monde du sens commun »480. ’Le monde naturel est « ‘ une structure discursive car il est l’énoncé construit par le sujet humain et déchiffrable par lui ’ »481. Pour Greimas, plus que d’octroyer une identité fixe à l’acteur, le nom l’ancre dans un temps historique et dans le réel.

‘« Censée conférer au texte le degré souhaitable de la reproduction du réel, la composante onomastique permet un ancrage historique visant à constituer le simulacre d’un référent externe et à produire l’effet de sens « réalité ».482 »’

Ainsi, chaque individu dans le monde social est porteur d’un nom propre, ce qui permet à Boltanski de lui reconnaître un corps propre et de réfléchir sa singularité dans le monde social pour penser, plus loin, la pluralisation des mondes qu’un même individu va ou peut traverser. Pourtant, l’évidence et l’inéluctabilité du nom propre dans le récit n’est pas. « ‘ L’individuation d’un acteur est souvent marquée par l’attribution d’un nom propre ’ »483 mais son absence ne nie pas son unicité et son individualité, et celle-ci n’intervient qu’au niveau discursif. L’acteur du récit, comme le personnage décrit par Lits, sont avant tout des effets du réel, une illusion anthropomorphique, n’ayant d’existence que dans le monde fictionnel.

‘« Le personnage permet d’ancrer le texte dans le réel, parce qu’il est le pilier de l’illusion réaliste, ce qui va favoriser l’investissement du lecteur. 484 »’

Le nom sert une prétention de véridiction et de reproduction du réel plus qu’il n’est une condition d’individualité ou d’identité. Nous approchons une question essentielle pour notre réflexion : si le nom propre sert la confirmation d’une réalité, comment le considérer quand il est un nom à notoriété ?

Notes
476.

Ibid. p. 58.

477.

Ibid. p. 58.

478.

GREIMAS & COURTES, 1993, op. cit. p. 178.

479.

Ibid. p. 7.

480.

Ibid .p.233.

481.

Ibid. p. 233.

482.

Ibid. p. 261.

483.

GREIMAS & COURTES, 1993, op. cit. p. 7.

484.

LITS, 2008, op. cit. p. 139.