IV. 1. 1. Du sème à l’isotopie.

La terminologie de Greimas, identifiant et explorant la composante morphologique des discours, sert à saisir les enjeux de notre objet d’étude. Elle invite, par ailleurs, à l’investir en sociologie pragmatique pour comprendre dans quelle mesure et à quel niveau elle trouve son pendant chez Boltanski et Thévenot.

Le sème, pour le sémioticien, est l’unité minimale de base sémantique. Il se définit dans la relation aux autres sèmes, sa dépendance insiste sur une définition dans l’écart. Cet écart se construit par rapport à trois modalités : la contradiction, la contrariété et l’implication. Ces trois modalités correspondent aux relations constitutives du carré sémiotique. Ainsi, si nous reprenons le carré véridictoire qui est avant tout un carré sémiotique, on comprend que l’être contredit le paraître, contrarie le non-être et implique le non-paraître. Ces trois modalités relationnelles déterminent le sème et le rendent opératoire. Le sème est donc une unité minimale non atomique et non autonome. Pourtant, ce caractère minimal doit être relativisé selon le sémioticien. Si l’analyse, dont l’objectif serait d’embrasser un minimalisme absolu dans l’identification des sèmes primitifs d’une langue, semble imaginable, à défaut tout champ d’investigation plus restreint ferait perdre l’opérativité de cette catégorie sémantique qu’est le sème. Ainsi, Greimas insiste sur un caractère minimal lui-même relationnel, c'est-à-dire fondé sur le champ d’investigation qui le fait exister.

‘« Le caractère minimal du sème (qui, ne l’oublions pas, est une entité construite) est donc relatif et repose sur le critère de la pertinence de la description. 511 »’

Cette précision a son importance dans notre recherche ; le caractère minimal des sèmes tient à notre prisme d’observation et au découpage de notre corpus. L’ordre de notre objet établit son caractère minimal ; non pas celui absolu de la langue, mais celui restreint, fondé dans son intériorité.

Deux types de sème cohabitent dans le discours : le sème nucléaire et le classème. Ces deux sèmes sont constitutifs, au niveau de la manifestation, du sémème. Le sémème est le sens particulier, l’acception d’un mot512. Ce mot pouvant être compris comme le lexème, c'est-à-dire comme un signifiant pouvant contenir différents signifiés une fois inscrit dans l’énoncé. Le lexème « livre » comporte différents sémèmes reconnaissables dans les phrases : « ‘ elle feuillette un livre ’ », « ‘ elle livre un témoignage poignant ’ », « ‘ ça coûte une livre ’ », «‘  il y a trois livres de farine ’ », etc. Le lexème est le résultat de tous ces sémèmes, il est le produit de l’histoire d’une langue comme de son usage. C’est une unité qui, grâce à sa couverture par un formant unique, peut donner naissance – une fois inscrite dans l’énoncé – à une ou plusieurs unités de contenu appelées sémèmes. Le sémème, on le voit, est donc le sens particulier d’un lexème ; il n’est saisissable qu’au niveau de la manifestation, il émerge dans le déploiement du lexème sur l’axe syntagmatique permettant de saisir son sens et d’arrêter précisément la chaine flottante du sens ou des sémèmes513.

Pourtant, il y a deux types de sèmes ; deux types constitutifs de la réalisation du sémème au niveau de la manifestation. Le sémème se compose dans la réunion d’une figure sémique et d’une base classématique.

Sémème = figure sémique + base classématique.

La figure sémique correspond, au niveau de la manifestation, aux sèmes nucléaires tandis que la base classématique au débrayement des sèmes contextuels ou classèmes. La figure sémique c’est le noyau, ce que le sémème possède en propre, sa partie invariable. La base classématique relève du mot en contexte.

‘« Nous le savons déjà, les figures n’apparaissent jamais isolées les unes des autres (…) Ces sèmes [contextuels] n’appartiennent pas au noyau stable des figures. Mais en se révélant dans et par le contexte, ils indiquent l’appartenance des figures à une classe plus générale définissant un ensemble de contextes possibles. 514 »’

Dans notre recherche, nous considérons les trois mondes comme des classèmes ou sèmes contextuels, c’est-à-dire ceux qui sont récurrents et repérables comme des faisceaux de sens. Le classème existe, à la fois, au niveau syntagmatique, parce qu’il se repère et se définit dans la récurrence et, donc, ‘ in praesentia ’, mais aussi, et surtout, au niveau paradigmatique, en tant qu’il est une unité sémantique fondée, ‘ in absentia ’, sur ce qu’elle contredit, contrarie ou implique. Concevoir l’axe paradigmatique des récits décrivant et faisant la peopolisation réinvestit l’intériorité du phénomène, comme ce faisceau de sens et d’unités qui permet de le reconnaitre et donc de communiquer à son propos. Chacun des trois mondes devient alors une unité minimale de la quiddité de la peopolisation, un minimalisme non pas absolu mais fondé précisément dans et par notre objet. En tant que sème contextuel ou classème, les trois mondes sont au niveau profond du parcours génératif. Au niveau de surface, ce sème contextuel devient une base classématique, permettant alors la réalisation d’un sémème au niveau discursif.

Observons le lexème « public » et accordons-nous à comprendre deux des sémèmes qu’il contient : il peut désigner un groupe de destinataires d’un discours politique (les électeurs), ou un groupe de destinataires d’un discours médiatique (l’audience). La figure sémique comme cette partie invariable est, ici, « groupe de destinataires ». La base classématique varie : monde civique ou monde de l’opinion.

Electeurs = « groupe de destinataires » + monde civique.
Audience = « groupe de destinataires » + monde de l’opinion.

Dans cette logique, on voit émerger, dans notre corpus, deux types de sémèmes autour du lexème « famille ». La figure sémique est un « groupe de personnes ayant des traits communs ». La base classématique, constituée de sèmes contextuels, va permettre de signifier des sens différents. La première base classématique est le monde domestique : ce qui nous renvoie vers la famille comme un groupe de personnes partageant des traits communs en fonction de la filiation, d’une relation maritale, du biologique ou d’une même domiciliation.

‘« Au début des années soixante, après de nombreux déménagements au gré des affectations du militaire, la famille se fixe à Chamagne, un village des Vosges, fief paternel. »
« Dans la famille, les tâches ménagères se répartissent équitablement. »515

La seconde relève de la base classématique : monde civique, et renvoie à la « famille politique » comme ce groupe de personnes partageant convictions politiques et adhérant à un même parti.

‘« Nicolas Sarkozy à l’inverse, est entré dans la famille gaulliste, qu’il n’a jamais quittée. »
« La famille est donc à nouveau réunie mais l’UMP ironise sur une candidate qui « fait du neuf avec du vieux», et veut croire que le retour des éléphants déplaira à l’opinion. »516

Nous comprenons que chaque monde, comme espace de signification, est un sème contextuel à partir duquel vont se réaliser, au niveau de manifestation, des parcours sémémiques. Mais plus loin, la distinction entre sémème et lexème « ‘ libère l’analyse sémantique des contraintes du signe et permet de retrouver, sous des couvertures lexématiques différentes, des contenus sémémiques similaires ou comparables ’ »517. Ainsi, dans notre corpus, nous pourrons considérer des lexèmes différents mais relevant d’un même sémème, ce qui nous permettra de penser alors la synonymie.

Enfin, aux côtés du sème, unité minimale au niveau profond nous permettant d’appréhender les traits fédérateurs des récits sur la peopolisation à son débrayage et du sémème au niveau discursif, le concept d’isotopie élargit notre réflexion, rendant compte non plus des unités élémentaires de signification mais de l’homogénéité du discours pour l’énonciataire.

L’isotopie peut être définie comme un plan commun qui rend possible la cohérence d’un propos. Aux deux types de sèmes précédemment identifiés correspondent deux types d’isotopies. L’isotopie sémantique correspond à la redondance, au niveau discursif des classèmes ou sèmes contextuels ; l’isotopie sémiologique est assurée par la permanence et la répétition de sèmes nucléaires.

La figure « famille » nous aide à comprendre le phénomène d’isotopie. La figure sémique : « groupe de personne ayant des traits commun » est composée de plusieurs sèmes nucléaires : /relationnel/ + /ressemblance/. On a vu que celle-ci, selon sa mise en contexte, peut aussi bien figurer, dans un article, comme la famille politique ou comme la famille biologique ou maritale. La redondance du classème met à jour l’isotopie sémantique. Ainsi, dans un énoncé, les termes « mère », « foyer », « éducation », « frères », « cuisine » installent le classème /monde domestique/, sa redondance institue l’isotopie sémantique et amène le lecteur à comprendre que le terme « famille » est celui pris dans le /monde domestique/. A l’inverse, l’enchainement des termes « parti », « politique », « conviction », « programme », « mentor » dévoile une redondance du classème /monde civique/, la « famille » est celle du /monde civique/. L’isotopie sémantique permet donc de désambiguïser l’énoncé.

‘« Les figures n’apparaissent jamais isolées (sinon dans le dictionnaire). Elles sont toujours mises en contexte et rapportées les unes aux autres.518 »’

Si, plus loin, dans l’article, on peut lire « ‘ Ses proches le soutiennent ’ », le destinataire du récit saura si ces « proches » sont des collaborateurs ou des membres de la famille, tels qu’enfants, conjoint, etc., selon l’isotopie sémantique détectée par la redondance. Ainsi, l’isotopie est une « ‘ grille de lecture qui rend homogène la surface du texte ’ »519.

Dans notre posture de recherche fondée sur l’incertitude, nous postulons de la quiddité du phénomène de peopolisation afin de pouvoir le reconnaître et composer notre corpus d’investigation. Ce postulat nous amène à envisager trois classèmes comme révélateur de notre objet. Cependant, nous restons dans l’incertitude quant à leurs mobilisations et à la manière dont ils sont mobilisés. Mais chaque classème, dans sa répétition et sa permanence au sein d’un récit, établit une isotopie, c'est-à-dire une homogénéité. Ainsi, avant de voir comment l’hétérogénéité s’organise et construit le phénomène de peopolisation, nous nous intéressons à l’homogénéité que chacun de ces espaces signifiants peut apporter, c’est-à-dire la possibilité que chacun a de réfréner une incertitude anarchique des figures. Chacun des mondes, comme isotopie sémantique, dresse une sorte de plan homogène (= isotopie) possible, établissant un sens particulier à l’intérieur du récit : c’est sous cette acception que nous isolons chacun des lexèmes de notre corpus afin de concevoir leurs différents parcours sémémiques et donc de les catégoriser dans chacun des mondes retenus.

Notes
511.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit ’. p.333.

512.

Ibid. p.334.

513.

Nous ne citons pas toujours l’origine de ces définitions, omniprésentes et transversales à l’œuvre de Greimas. Pourtant, nos définitions ne sont que des traductions, que nous tentons de proposer le plus fidèlement, de sa théorie et de ses notions.

514.

GROUPE D’ENTREVERNES, 1979, op. cit. p. 121.

515.

VSD ’1548, ‘ Gala ’ 717.

516.

Gala ’ 722, ‘ VSD ’ 1540.

517.

GREIMAS & COURTES, 1993, ‘ op. cit ’. p.335.

518.

GROUPE D’ENTREVERNES, 1979, op. cit.p. 121.

519.

GREIMAS & COURTES, 1993. ‘ op. cit. ’ p. 199.