IV.1.2.3. Le mouvement dans les termes.

Les autres termes révèlent, à l’inverse, une tension entre au moins deux mondes. Or « ‘ la tension entre plusieurs mondes est ce qui caractérise les situations critiques  ’»533. Cette tension peut être résolue par une forme de compromis ou conservée dans une forme de dénonciation. Il y a donc du mouvement au creux de ces termes, que celui-ci investisse une critique maintenue ou une critique apaisée. L’identification du mouvement consiste à repérer quel monde est l’objet de la critique et quel monde est celui qui dénonce la validité de l’épreuve, de l’objet ou de l’état des êtres ou entre quels mondes un équilibre a été trouvé pour former un accord autour de l’hétérogénéité.

[Figure 24 : Exemple d'un termedénonciation]
[Figure 24 : Exemple d'un termedénonciation]

Le premier mouvement consiste en une dénonciation. La cohabitation d’au moins deux mondes au sein d’un terme crée une situation critique par rapport au principe supérieur commun d’un des mondes concernés. Cette situation critique nie le principe sur lequel repose l’un des mondes suite à « la présence, dans la situation (…), d’êtres ne relevant pas du monde dans lequel l’épreuve doit être agencée pour être valable »534. La barre oblique entre deux chiffres marque, ainsi, une dénonciation entre deux mondes. Le terme « ‘ connivence ’ » est soumis à cette relation entre deux mondes. En effet, celui-ci est manifesté, dans nos récits, comme une situation critique fondée sur une relation du monde domestique dans le monde civique. Le premier chiffre indique le monde qui est dénoncé – ici, le monde domestique –, le second (après la barre oblique) celui d’où émerge la dénonciation – le monde civique –. Le rejet du particularisme du monde civique est suspendu dans le terme « connivence » par le dévoilement de lien de dépendances personnelles, niant le mode d’évaluation des êtres du monde civique fondé sur l’intérêt général.

Pourtant, certaines situations critiques peuvent trouver un accord : le différend est alors suspendu535. C’est la figure du compromis comme « ‘ principe capable de rendre compatibles des jugements s’appuyant sur des objets relevant de mondes différents. Il vise un bien commun qui dépasserait les deux formes de grandeur confrontées en les comprenant toutes les deux  ’»536.

[Figure 25 : Exemple d'un termecompromis.]
[Figure 25 : Exemple d'un termecompromis.]

Le tiret entre deux chiffres indique la forme de compromis entre les mondes désignés. C’est le cas du terme « écharpe ». En effet, celui-ci est toujours mobilisé comme le signe ostentatoire d’un statut institutionnel : c’est l’écharpe du maire. Ainsi, l’écharpe est un objet de communication qui instaure la visibilité et appelle à la reconnaissance : nous sommes alors dans le monde de l’opinion. Mais, par ailleurs, le signifié de cet objet de communication renvoie au monde civique et au statut de celui qui porte l’écharpe. Le terme n’a donc pas deux significations dépendant de deux bases classématiques différentes, mais un seul signifié pris dans un compromis entre les deux bases classématiques. Le terme se manifeste comme un compromis entre monde civique et monde de l’opinion.

Enfin, dans notre corpus, nous trouvons plusieurs chiffres séparés par des signes différents, ce qui renvoie à des mouvements complexes, dénonciation d’un compromis, dénonciation au nom d’un compromis, etc.

Dénonciation au nom d’un compromis = 1-(2/3)
Dénonciation d’un compromis = (1-2)/3
Compromis à partir d’une dénonciation = (1/2)-3
Compromis à partir d’un autre compromis = 1-(2-3)
Dénonciation par ou d’une autre dénonciation = 1/(2/3) ou (1/2)/3
[Figure 26 : Exemple d'un termecomplexe]
[Figure 26 : Exemple d'un termecomplexe]

Observons le terme « gommer » qui est un exemple d’un mouvement complexe. Celui-ci apparaît, dans notre corpus, pour désigner la disjonction d’une disjonction avec la visibilité. Ce mouvement contient un autre terme de notre répertoire, celui de « ‘ carrière ’ » ou de « ‘ trajectoire  ’»537. « ‘ Gommer  ’» consiste en la disjonction entre un évènement particulier dans le parcours d’un candidat et la visibilité. Or cet évènement particulier relève d’une dénonciation du monde domestique depuis le monde civique ; il décrit un dispositif qui concevrait un parcours individuel et particulier d’un représentant de parti et dénonce alors le particularisme du monde domestique dans le monde civique où celui-ci n’a pas sa place.

Cet exemple souligne bien, en outre, le rapport étroit de notre répertoire à notre corpus. Si le terme « gommer » peut revêtir bien d’autres significations et dévoiler d’autres mouvements à priori, il n’est utilisé, dans notre corpus, que dans le mouvement identifié.

Enfin, cette suite de chiffres et de signes peut aussi révéler plusieurs natures ou relations, la virgule servant alors à séparer une dénonciation d’un compromis ou d’une seule nature. La virgule est révélatrice de multiples manifestations dans notre corpus, soit relative à une synonymie, soit à des détournements des termes.

Ce répertoire est finalement l’occasion d’identifier la nature des mondes mais aussi ce qui est en jeu dans le mélange des mondes. Ainsi, en plus de dresser un portrait sémantique, à la croisée des mondes, de notre corpus, il illustre notre posture focalisée sur le mouvement, construisant des univers sémantiques dans leur rapport les uns aux autres. Mais, plus encore, une fois les différents mouvements et natures contenus dans les termes appréhendés, le repérage de ces termes complexes permet celui des figures sémiques, prises justement dans des dénonciations et des compromis. La focale de notre observation est, une fois encore, déplacée. Dans notre corpus, la plupart des termes complexes peuvent être regroupés en fonction de la figure sémique dont ils dépendent. Comprenons, le mouvement tel qu’il est identifié dans notre étude, repose sur trois bases classématiques qui se confrontent ou s’arrangent. Pourtant, la base classématique ne peut se concevoir sans la figure sémique du terme, sans son invariable. Le repérage de ces invariables indiquent que quatre figures sémiques dans notre recherche sont majoritairement soumise à un mouvement de leur bases classématiques : l’incarnation, la communication, le relationnel et celles transversales et relatives à la question de l’actualité. Ces quatre figures sémiques dévoilent des objets, des qualifications et des épreuves, qui empêchent un être de rester dans un monde ou d’ « ‘ être à ’ ‘ son affaire ’ », c'est-à-dire être dans une situation sans être distrait. Ces quatre figures sémiques révèlent une tension entre les mondes et vont occuper désormais notre propos.

Notes
533.

NACHI, 2006, op. cit. p. 147.

534.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 267.

535.

Nous reviendrons sur la figure du compromis en conclusion. Pour l’instant, cette définition, convient à notre propos.

536.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 338.

537.

Nous reviendrons, en détail, sur ces figures sémique dans les prochaines pages.