IV. 2. 1. L’/incarnation/ des êtres de papier à la croisée des mondes.

L’isotopie de l’incarnation est la première variable révélée par les termes complexes. Elle est ce qui permet l’identification des êtres et renvoie à la question du corps. Chacun des trois mondes définit l’incarnation de ces êtres en fonction d’un principe supérieur commun. Dans le monde domestique, la question de la génération, de la tradition et de la hiérarchie, distingue les êtres entre eux. L’âge, le sexe, la place dans la famille et l’appréciation, par les grands de ce monde, au regard du respect de la tradition, organisent les êtres dans un rapport de grandeur : la grandeur est relationnelle.

[Figure 27 : L'incarnation dans le monde domestique
[Figure 27 : L'incarnation dans le monde domestique Tous ces termes sont issus du répertoire élaboré à partir de notre corpus. ]

Ainsi, quand Ségolène Royal est installée dans un programme narratif comme la mère de quatre enfants, c’est son être du monde domestique qui est manifesté, effaçant son être du monde civique ou du monde de l’opinion. Ces figures se construisent à la fois en fonction des autres êtres en présence dans les récits, construisant la grandeur relationnelle, mais aussi à partir de cérémonies typiques du monde domestique, que l’on retrouve dans notre répertoire avec les termes « ‘ mariage ’ », « ‘ séparation  ’», « ‘ divorce ’ », « ‘ union  ’», « ‘ fiançailles ’ », « ‘ naissance ’ », « ‘ remariage » ’, « ‘ décès ’ ».

Dans le monde civique, les êtres sont incarnés comme représentant d’un collectif, la manifestation d’une telle incarnation passe donc par le statut de l’être énoncé ou par son appartenance à un collectif. Le « frontiste » est désigné, par exemple, par son adhésion au Front National. C’est le caractère collectif qui prime, la singularité ne peut exister qu’idéellement dans la représentativité.  « ‘ Un magistrat n’a pas de corps ’ »539 : le monde civique est donc basé sur le mode de la représentation au sens symbolique. Le corps, entendu comme partie matérielle d’un être animé, n’existe pas. C’est l’espace d’indistinction des sujets. Seule l’énonciation par le statut ou le collectif permet cette incarnation représentative, comme si seuls comptaient la fonction, le parti représenté et l’adhésion des citoyens. L’incarnation du monde civique prend aussi en compte les catégories socioprofessionnelles des citoyens, souvent mobilisé, dans le monde civique, comme un segment de la population, un segment de l’électorat, découvrant des groupes homogènes pour les prévisions de vote et les attentes.

L’incarnation, dans ce monde, n’est manifestée que par des descriptions définies ou accidentelles, pour reprendre la terminologie de Russel et de Kripke. Ces termes servent à représenter un individu ou un objet à partir de propriétés collectives mais ne peuvent désigner ce même individu ou objet de manière permanente ou invariante540.

[Figure 28 : L'incarnation dans le monde civique
[Figure 28 : L'incarnation dans le monde civique Tous ces termes sont issus du répertoire élaboré à partir de notre corpus. ]

La mise en abîme du monde de l’opinion questionne la possibilité d’une manifestation pure du monde civique. La mise en visibilité des êtres qui incarnent ces fonctions est inhérente aux lieux de production de nos récits. Elle les installe dans un processus de reconnaissance au creux du mouvement d’intertextualité et des déictiques. Par ailleurs, le genre people, objet de nos analyses, se fonde sur une logique autopoïétique de la visibilité et de la célébrité. Ainsi, rares sont les désignations uniquement prises dans le monde civique. Elles sont souvent accolées à un nom propre, soit directement, soit dans un mouvement syntagmatique. Or le nom est une identité particulière qui distingue les individus entre eux, les projetant hors du monde civique.

‘« Un nom propre fonctionne comme désignateur rigide, précisément en ce qu’il n’est pas réductible à un ensemble quelconque de descriptions définies qui le caractérisent.542 »’

Peut-on s’autoriser pour autant à considérer la cohabitation d’un nom et d’une fonction politique comme une forme de compromis entre monde civique et monde de l’opinion ?

‘« Elle s’est ensuite rendue en Israël afin de s’entretenir avec le premier ministre Ehoud Olmert»543

Cet énoncé décrit un dispositif d’êtres et d’objets pris dans le monde civique et qui ne semble pas souffrir de tensions avec un autre monde. Pourtant, le nom propre du premier ministre est énoncé. Dans quelle mesure la personnification de la fonction peut-elle restée dans le monde civique ? C’est l’ouvrage de Kantorowicz qui permet une réponse. Cet auteur étudie la fiction des « Deux Corps du Roi » dans une trame complexe de théologie politique à l’époque médiéviste. Sans ignorer le travail d’historien de cette œuvre, nous ne retenons que les principes qu’il décèle à propos de la double incarnation du roi. Selon Kantorowicz, le roi possèderait deux corps : un naturel et mortel, l’autre immortel, surnaturel, incarnant le royaume et le peuple. Le roi ne serait que « ‘ la juxtaposition étrange d’un corps en décomposition et d’une dignité immortelle ’ »544.

‘« Son corps naturel, considéré en lui-même est un corps mortel, sujet à toutes les infirmités qui surviennent par Nature ou Accident, à la faiblesse de l’enfance ou de la vieillesse, et aux déficiences semblables à celle qui arrivent aux corps naturels des autres genres. Mais son corps politique est un Corps qui ne peut-être vu ni touché, consistant en une société politique et un gouvernement, et constitué pour la direction du peuple et la gestion du bien public, et ce corps est entièrement dépourvu d’enfance, de vieillesse et de toutes les autres faiblesses et défauts naturels auxquels est exposé le Corps naturel.545»’

De cette distinction émerge celle produite, dans notre étude, entre monde domestique et monde civique, imposant alors de considérer le roi à partir d’une « ‘ contradiction entre le caractère transitoire de la chair ’»546 et de la génération, telle qu’elle s’impose dans le monde domestique, et « ‘ la splendeur immortelle d’une dignité que cette chair est censée représentée ’ »547, renvoyant, ici, à l’espace d’indistinction qu’est le monde civique.

Mais à cela, nous ajoutons une troisième voie, issue du travail de Louis Marin sur la représentation, c’est-à-dire le portrait du roi.

‘« Le portrait imite le roi comme le roi imite le portrait et dans ce jeu de double imitation, finalement, le réel a disparu (…) Le roi n'est qu'un portrait, mais c'est un portrait qui fait croire. C'est là le fondement parfaitement arbitraire de la légitimité royale.548»’

Selon Marin, il y aurait un « ‘ corps sacramentel sémiotique ’ » qui permettrait l’échange entre le corps politique et le corps physique.

‘« Représentation et pouvoir sont de même nature. Que dit-on lorsque l’on dit pouvoir ? Pouvoir, c’est d’abord être en état d’exercer une action sur quelque chose ou quelqu’un ; non pas agir ou faire, mais en avoir la puissance, avoir cette force de faire ou d’agir. Puissance, le pouvoir est également et de surcroît valorisation de cette puissance comme contrainte obligatoire, génératrice de devoirs comme loi. En ce sens, pouvoir, c’est instituer comme loi la puissance elle-même conçue comme possibilité et capacité de force. Et c’est ici que la représentation joue son rôle en ce qu’elle est à la fois le moyen de la puissance et sa fondation. Le dispositif représentatif opère la transformation de la force en puissance, de la force en pouvoir, et cela deux fois, d’une part en modalisant la force en puissance et d’autre part en valorisant la puissance en état légitime et obligatoire, en la justifiant.549»’

Les images, qu’elles soient écrites ou figuratives, sont des signes de la réalité royale.

‘« La représentation comme pouvoir, le pouvoir comme représentation sont l’un et l’autre un sacrement dans l’image et un « monument » dans le langage, où, échangeant leurs effets, le regard ébloui et la lecture admirative consomment le corps éclatant du monarque, l’un en récitant son histoire dans son portrait, l’autre en contemplant une de ses perfections dans le récit qui en éternise la manifestation.550»’

Ainsi, selon la logique de Kantorowicz et de Marin, le roi est une image, ou plutôt la réunion de deux images, l’image d’un corps naturel et l’image d’un corps politique. C’est au cœur de la contradiction de ces corps que notre propos sur l’incarnation s’inscrit puisque, en son sein « s’est caché un problème de continuité »551. Cette continuité est repérable, dans notre répertoire, au travers des termes « actuel », « ancien », « successeur » et « prédécesseur ». Ces termes sont issus à la fois du monde domestique, avec son intérêt particulier à la génération, et du monde civique, en insistant sur le caractère éphémère des personnes et sur la persistance des offices. Dans notre étude, le répertoire permet de distinguer des qualifications de chacun de ces corps, mais nous ne pouvons ignorer qu’ils sont justement des mots manifestés dans des portraits du roi, ou plutôt des candidats, à la fois, être domestique, être renommé et être politique. Le portrait médiatique unifie la personne, amplifiant la confusion entre l’office (corps politique) et son titulaire.

A l’incarnation domestique fondée sur la place dans la famille, entre autres, à partir de l’âge et du sexe et de l’état relationnel en contexte de l’être de papier et à celle du corps idéel de représentation construite sur le collectif et l’adhésion, s’ajoute celle du monde de l’opinion, à partir de la reconnaissance. Les grands sont les reconnus, les petits, ceux qui reconnaissent. Un troisième type d’êtres cohabite dans le monde de l’opinion : ils sont ceux qui permettent la reconnaissance : les magistrats chargés de faire valoir la notoriété. Dans notre corpus, ce sont les « chroniqueurs », « journalistes », « observateurs », « photographes », les « publicitaires », les « reporters » mais aussi les « médias », la « radio », la « télévision », les « hebdomadaires », « magazines », etc. Si nous avons ignoré, dans le répertoire tous les noms propres, nous ne pouvons ignorer que ceux-ci sont des termes révélateurs de la nature du monde de l’opinion, installant l’être désigné dans un rapport à la visibilité et à la reconnaissance. Le nom propre est donc le premier terme permettant l’incarnation dans le monde de l’opinion. Et pourtant, si l’absence de tout autre renseignement sur cette incarnation installe la reconnaissance de manière forte, comme si seul le nom suffisait à la re-nommée552, sa présence, au milieu d’objets du monde domestique ou civique, n’oblige pas son déplacement dans le monde de l’opinion : il ne peut être qu’un signe de pouvoir. C’est donc l’observation du contexte discursif de l’incarnation qui nous permettra de considérer si un mouvement vers le monde de l’opinion trouve place553.

[Figure 29 : L'incarnation dans le monde de l'opinion
[Figure 29 : L'incarnation dans le monde de l'opinion Tous ces termes sont issus du répertoire élaboré à partir de notre corpus. ]

Cette séparation des incarnations est à l’origine de nombreux termes complexes qui puisent leur ambiguïté dans l’illusion de l’unicité de soi, dans la recherche d’une cohérence entre les différentes incarnations d’un personnage. Sans aller plus loin dans la réflexion, à ce stade du propos, le parcours de l’ambition et de ses objets se révèle dans le mélange des mondes, comme soumise à l’ambigüité d’incarnations multiples. Ainsi, nous repérons une dénonciation du monde civique par le monde de l’opinion au travers des termes suivants.

Ambition, Ascension, Carrière, Autorité, CV, Propulser

Parallèlement, les métaphores guerrières ou sportives, qui servent à manifester la campagne présidentielle et ses êtres, amplifient cette ambigüité de l’incarnation en focalisant la compétence des gouvernants sur le corps physique et sur les aptitudes viriles, sportives ou combattantes à faire et endurer la campagne, effaçant le corps idéel du représentant du collectif. Certains termes sont mobilisés comme le compromis entre les incarnations permettant à l’être de papier de passer d’une incarnation à l’autre tout en maintenant l’illusion de son unicité. C’est le cas de « ‘ bottes ’ », « ‘ endosser ’ », « ‘ habit ’ », « ‘ masque  ’» « ‘ stature ’ » et bien sûr, « ‘ incarner ’ » et l’expression « ‘ corps et âme ». ’Ces termes contiennent le mouvement en permettant aux êtres de papiers de multiplier les incarnations ou de passer de l’une à l’autre tout en fondant une procédure d’anaphorisation invitant le destinataire du récit à reconnaître que c’est le même être manifesté dans cette multitude d’incarnation. Le compromis est, donc, tenu, à la fois, dans l’énoncé-énoncé et l’énonciation-énoncée.

Notes
538.

Tous ces termes sont issus du répertoire élaboré à partir de notre corpus.

539.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1987, ‘ op. cit., ’ p. 295-353.

540.

Cf. Chap. III.3.2.1.

541.

Tous ces termes sont issus du répertoire élaboré à partir de notre corpus.

542.

MOLINO, J., « Le nom propre dans la langue », Langages, 16-66, 1982, p. 14.

543.

VSD ’ 1528

544.

KANTOROWICZ, E., Les deux corps du roi [ed. originale 1957], Paris : Gallimard, 1989, p. 314.

545.

Ibid. p. 21.

546.

Ibid ’. p. 313.

547.

Ibid ’. p. 313.

548.

CAZENAVE, J. & MARIN, L., « Imaginaire et pouvoir », LE GOFF & al. (dir.), ‘ Histoire et Imaginaire ’, Paris : Ed. Poiesis, 1986, p. 44.

549.

MARIN, L., Le portrait du roi, Paris : Ed. Minuit, 1981, p. 11.

550.

Ibid, ’p. 13.

551.

KANTOROWICZ, 1989, ‘ op. cit. ’ p. 200.

552.

Dans le précédent chapitre, cette question fut investie en profondeur, soulignant que la grandeur autopoiétique de ce monde explose par l’effacement du patronyme, le prénom étant suffisant à la renommée.

553.

Cette posture permet d’ailleurs de considérer les termes « mitterandien », « chiraquien » et « sarkozyste » comme des termes fondés sur la base classématique /monde civique/.

554.

Tous ces termes sont issus du répertoire élaboré à partir de notre corpus.