V.2.1.2. Le poids du passé et de l’enfance.

‘« Parler d'histoire de vie, c'est présupposer au moins, et ce n'est pas rien, que la vie est une histoire et qu'une vie est inséparablement l'ensemble des événements d'une existence individuelle conçue comme une histoire et le récit de cette histoire. C'est bien ce que dit le sens commun, c'est-à-dire le langage ordinaire, qui décrit la vie comme un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours (Hercule entre le vice et la vertu), ou comme un cheminement, c'est-à-dire un trajet, une course, un cursus, un passage, un voyage, un parcours orienté, un déplacement linéaire, unidirectionnel (la « mobilité » ), comportant un commencement (« un début dans la vie »), des étapes, et une fin, au double sens, de terme et de but (« il fera son chemin » signifie il réussira, il fera une belle carrière), une fin de l'histoire.627»’

La presse people peut se faire psychologue, par ailleurs, au travers d’un passé et de témoignages sur des histoires individuelles qui permettent l’émergence de récits biographiques. La presse people choisit de reconstruire le contexte, la « surface sociale » sur laquelle agit l'individu pour finalement lui attribuer certains traits psychologiques. Plusieurs articles de notre corpus se consacrent au passé des candidats :

VSD ’ 1526 « Ségolène Royal : L’enfance d’un chef »
VSD ’1543 « Le berceau des candidats »
VSD ’ 1548 « Ségo/Sarko : Deux destins forgés par leurs fractures de jeunesse 
Paris-Match ’3008 « Nicolas Sarkozy, blessures secrètes »
Paris-Match ’3011 « Une baby-sitter nommée Marie-Ségolène »
Paris-Match ’3015 « Bayrou, Royal, Sarkozy, ils marchent vers leur destin. Retour aux sources. »
Paris-Match 3017 «  ’Et maintenant s’ouvre le temps des prétendants »
Paris-Match ’3024 « Tout a commencé comme ça »
Paris-Match 3025 « Nicolas Sarkozy : l’heure de la victoire »
Closer ’91 « Quand j’ai vu Ségolène Royal à la télé, j’ai réalisé que je l’avais eu comme jeune fille au pair »
Gala ’ 722 « Mon père, mon drame… »

Ces récits proposent un portrait d’un ou de plusieurs candidats628 à partir de données et de témoignages sur le passé des candidats. Ces récits sont investis à partir d’une période précise629, d’un lieu630, d’une relation particulière631 ou relèvent, plus généralement, de la période antérieure à la candidature632. Par l’attribution de traits psychologiques relatifs à des évènements du passé, un double mouvement est opéré : le passé explique le présent, le présent dénoue le passé. En ce sens, ces récits sont les lieux de construction de «‘  l’illusion biographique ’ », c'est-à-dire comme si la vie constituait « ‘ un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une «  ’intention ‘ » subjective et objective d’un projet. »633. ’ Ces récits manifestent à de nombreuses reprises l’illusion biographique par des phrases qui combinent passé, présent et futur.

‘« Un petit entrainement facile, sans doute, sur ces petites proies faciles, avant de s’attaquer, plus tard, aux éléphants du parti… »
« Il n’est pas encore à l’Elysée mais sur le trottoir d’en face. Il lui reste à traverser la rue »
« L’actuel compagnon de celle-ci ne l’était pas encore en 1978 »
« Gros plan sur l’itinéraire d’une gamine des Vosges, aujourd’hui prétendante à l’Elysée »
« Elle a 34 ans et déjà une envie féroce d’affronter le suffrage populaire »
« Trente-six ans plus tard, la sage adolescente a fait du chemin. En mai prochain, elle sera peut-être appelée aux plus hautes fonctions de l’Etat français. »634

Ces énoncés sont construits sur la dichotomie avant/après et installent, sur l’axe syntagmatique, une logique de consécution, alors qu’ils reposent précisément sur un principe de présupposition. C’est le présent qui justifie l’énonciation du passé, mais, au niveau sémio-narratif, c’est le passé qui justifie le présent. Le premier mouvement signe la présence d’une isotopie du souvenir ou de la mémoire avec une déclinaison des verbes : ‘ se rappeler ’  et  ‘ se souvenir, ’et de leurs variantes (56 occurrences635). Il permet d’établir certains évènements comme significatifs a posteriori. Chaque évènement cité considère un trait psychologique du candidat dans son fondement ou sa persistance. L’exemple de l’entrée de Ségolène Royal, en 1968, au lycée privé d’Epinal, est mobilisé dans quatre récits. Cet évènement permet alors la conjonction entre Ségolène Royal et son avenir.

‘« Ses proches perçoivent que « c’est à partir de son entrée à Notre-Dame que Ségolène a pris son destin en main » »
« C’est à partir de son entrée à l’institution Notre-Dame, à Epinal, que Ségolène a pris son destin en main »
« L’enfant voit vite dans l’école un moyen d’échapper à l’austérité de la vie familiale. Ce sera le cas en 1968 où elle intègre l’Institution Notre-Dame d’Epinal »
« Très vite, elle comprend que la seule issue possible est l'école. En 1968, à 15 ans, elle entre à l'institution Notre-Dame, à Épinal (88). »
« Ses proches racontent que c'est à partir de son arrivée dans ce lycée privé pour filles, tenu par des religieuses, « qu'elle a pris son destin en main » 636

Cet exemple montre que des évènements choisis par les narrateurs servent de points de rupture dans l’existence narrative d’un personnage afin d’épaissir son identité. Chaque nouvelle position marque une coupure, créé de la discontinuité et, à ce titre, instaure du changement. Or, comme nous l’avons dit plus tôt, c’est dans la rupture et dans la discontinuité que le mouvement retrouve son dynamisme. Ici réside l’enjeu de ces évènements définis par les narrateurs comme significatifs : ils marquent l’articulation entre deux positions pour leur donner une cohérence et les insérer dans une dynamique, dans une trajectoire de vie. Les évènements permettent de conjoindre le candidat avec un objet, cet objet est lui-même investi d’une valeur, cette valeur sert alors de point de liaison et d’explication d’une identité unifiée et cohérente. Les évènements et les valeurs peuvent varier selon les énoncés, mais permettent finalement de dessiner un portrait psychologique des candidats. Le parcours thématique de la souffrance, commun aux quatre candidats principaux, rend compte de ce principe.

‘« Nicolas Sarkozy. Ses blessures secrètes. On a du mal à l’imaginer en petit garçon mélancolique et délaissé, qui souffre du divorce de ses parents et de l’incompréhension des autres. »
« Le petit Nicolas a beaucoup souffert de la séparation et du divorce de ses parents. A la fois affectivement et socialement, Il a souffert de l’absence de son père à la maison. »
« Selon un proche de la famille, Ségolène, ses frères et sœurs souffrent »
« Ses souvenirs douloureux d’ « orphelin de la guerre ». »
« Il souffre de grandir sans son père »
« II y a d’abord ceux qui, très jeunes, ont perdu leur père et en ont conçu une détresse absolue. »637

Le divorce de ses parents (pour Nicolas Sarkozy) ou le décès de leur père (pour François Bayrou et Jean-Marie Le Pen) sont autant d’évènements qui créent une rupture et opèrent une conjonction entre le candidat et la souffrance. Cette souffrance est alors investie par les narrateurs, différemment selon les candidats, et permet l’attribution de nombreux traits psychologiques.

[Tableau 7 : Extrait du tableau « Traits psychologiques des candidats]
[Tableau 7 : Extrait du tableau « Traits psychologiques des candidats]

Pour François Bayrou et Jean-Marie Le Pen, la souffrance est causée par le décès du père : leur mort est une absence non-négociable et involontaire, cette absence est alors le foyer de la douleur mais surtout de la force et de l’hommage638. Ici, le passé sert à expliquer l’attachement aux racines, aux origines. Parallèlement, le présent dénoue le passé, en constituant une « ‘ revanche sur la vie ’ », un baume sur la douleur. Le rapport de Nicolas Sarkozy à son passé est différent et lui octroie la figure d’un homme blessé et torturé de manière plus forte que ses adversaires. Nicolas Sarkozy n’est pas seulement conjoint de tristesse ou souffrance mais aussi d’humiliations, de solitudes : l’absence du père n’étant pas involontaire mais de l’ordre de l’abandon. De cela, la figure d’un homme dépendant de ses proches avec un fort besoin d’être entouré et d’être aimé se dessine, une figure qui se retrouve dans l’analyse graphologique de ‘ Gala ’ et astrologique de ‘ Paris-Match639. Sa souffrance passée n’est donc pas transformée en force comme pour François Bayrou et Jean-Marie Le Pen : elle constitue ses faiblesses et nie certaines compétences, contrairement à Ségolène Royal. Aucun évènement précis ne conjoint la candidate socialiste à la souffrance : cet état est posé en postulat sans être amené par un programme narratif d’usage comme c’est le cas pour les autres candidats. Les évènements, points de rupture dans la trajectoire de Ségolène Royal, sont des coupures avec cet ordre établi, opérant alors une disjonction entre celle-ci et la souffrance. Les événements signifiés par les narrateurs octroient à la candidate des traits psychologiques qui confrontent et nient sa position de victime : ce sont la détermination, l’indépendance, l’individualisme et l’autorité.

Ces portraits focalisés sur l’enfance ou le passé des candidats sont exemplaires. Il y a une nature transitive de ces portraits permettant à l’individu d’incarner des valeurs susceptibles de séduire les (é)lecteurs et de construire une certaine compétence à la fonction de chef de l’Etat. Les traits psychologiques déploient alors des imaginaires collectifs, celui de la République, de la gauche, de la droite, etc. Ces imaginaires sont renforcés par de nombreuses références à la mémoire collective, permettant de placer la trajectoire individuelle du candidat dans une trajectoire collective : celle de la France. Le candidat, dans son parcours individuel s’intègre dans ce « ‘ quelque chose qui est quelque chose de plus et quelque chose d’autre que la réunion d’une multitude d’individus isolée ’ » : « ‘ la société  ’»640. Par ailleurs, cette trajectoire collective invite les lecteurs à se reconnaître dans les parcours individuels.

‘« Le portrait nous regarde et nous suit des yeux : il nous renvoie notre regard, et parfois notre reflet.641 »’

La définition de la reconnaissance par Ricœur se saisit à partir de trois phases : la visibilité, se reconnaître soi-même et reconnaître l’autre642. La médiatisation du passé des candidats permet la première étape, la deuxième passe dans la reconnaissance du lecteur dans le parcours du candidat pour enfin que le lecteur reconnaisse le candidat.

‘« Mai-68 avait fait souffler un vent de liberté, la pilule est arrivée. Pour la génération de Nicolas Sarkozy, les choses sont devenues plus faciles et il en a beaucoup profité. »
« Ce premier job lui a surtout fait découvrir le goût de la liberté et de l’indépendance. Pour elle comme pour la France, 1971 annonça de profonds changements : cette année-là, 343 femmes célèbres ont signé un manifeste en faveur de l’avortement, la destruction des Halles de Paris a commencé, dans quelques mois, 6000 personnes iront à Millau manifester contre l’extension du camp du Larzac… »
« 1978-1980. Années «Voltaire»... Cabrel chante « Je l'aime à mourir » et Renaud, « Dans mon H.L.M. ». L’U.R.S.S. a envahi l'Afghanistan, Giscard règne, Mitterrand n'a pas encore pris le pouvoir -qui y croirait après la déconfiture de la gauche aux législatives de 1978? »
« Elle y écrit sa devise: « La blouse en lambeaux, elle se destine à Sciences Po », y inscrit son expression favorite: « C’est génial! », et sa chanson fétiche, les Gypsie Girls. »
« Cette réflexion approfondie dans le monde des idées n’empêche pas ce lecteur assidu de Claudel, de Péguy et de Gandhi de se saisir de la révolte de 1968 pour faire ses premiers pas politiques. » 643

Quand la presse people se fait psychologue au travers d’un récit rétrospectif sur le parcours individuel du candidat, elle propose un récit de vie mais parallèlement construit une identité des candidats qui intègre une série de valeurs, permettant ainsi aux lecteurs de reconnaître le candidat dans sa compétence à gouverner et à le représenter.

Notes
627.

BOURDIEU, 1986, op. cit. p. 69.

628.

Notons que ces récits ne concernent que cinq candidats : Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François Bayrou, Jean-Marie Le Pen et José Bové.

629.

Paris-Match ’3011, ‘ Paris-Match ’3015, ‘ Closer ’ 91.

630.

VSD ’1543 

631.

Gala ’ 722 

632.

VSD ’ 1526, ‘ VSD ’ 1548, ‘ Paris-Match ’3008, Paris-Match 3017, ‘ Paris-Match ’3024, Paris-Match 3025.

633.

Bourdieu, 1986, op. cit. p. 69.

634.

Paris-Match ’3008, ‘ Paris-Match ’3011,‘ Paris-Match ’3015,‘ VSD ’1526,‘ VSD ’1543, Closer 91.

635.

Cf. Annexes. E. 2. « Concordances »

636.

VSD 1526 (x3), VSD 1548 (x2)

637.

Paris-Match 3008, VSD 1526, VSD 1543, VSD 1548, Gala 722

638.

Nous reviendrons sur ces parcours dans l’identité médiatique de ces deux candidats.

639.

Ces traits psychologiques seront réinvestis dans les identités médiatiques des candidats au chapitre prochain. L’objectif, ici, est moins de saisir comment le passé participe à l’identité médiatique de Nicolas Sarkozy ou d’un autre candidat, que le fonctionnement de l’« immortelle de campagne » focalisée sur le passé et l’enfance.

640.

ELIAS, N., ‘ La Société des Individus ’, [1ère ed. 1939], Paris : Fayard, 1991, p. 41.

641.

WRONA, A., « Usages médiatiques du portrait », ‘ Communication et langages ’, 152, 2007, p. 35.

642.

Cf. Chap. III-1-2. Note de bas de page n°302.

643.

Paris-Match 3008, Paris-Match 3011, Paris-Match 3015, VSD 1526, VSD 1543