VI. 5. Les portraits de la presse quotidienne nationale

En conclusion de ce chapitre, nous proposons un détour par les portraits des candidats issus de la presse quotidienne nationale. L’intérêt est moins de dévoiler une identité médiatique de chacun des candidats dans la presse dite « sérieuse » que de sélectionner quelques récits comme des points de comparaisons pour appréhender en quoi et sur quelles caractéristiques l’identité médiatique des candidats que nous venons d’observer dans le genre people se retrouve dans la presse quotidienne nationale. Pourtant, toute comparaison doit reposer au préalable sur l’identification d’un point commun. Pour cette raison, nous limitons ce corpus à des portraits médiatiques réalisés dans La Croix, Le Monde, Le Figaro et Libération 996. Le portrait est un genre journalistique focalisé sur un individu dans une logique de « totalisation et d’unification du moi »997. Nous retrouvons, dans le portrait, les logiques du récit people – figuration individuelle, jeu avec l’anecdotique, illusion d’une cohérence biographique, attributions de traits identitaires ou psychologiques –, mais aussi celles des « immortelles de campagne », avec un détachement par rapport à l’actualité comme ce qui survient mais en lien avec l’actualité comme ce qu’il en est998.

Ces portraits effectuent un traitement comparatif (ou du moins en série) des candidats dans la même édition ou répartie sur plusieurs jours. Seul La Croix s’est attaché à proposer un portrait de chacun des douze candidats à l’élection présidentielle, Le Monde, Le Figaro et Libération se consacrent aux deux finalistes. Notons que Le Figaro propose un portrait croisé ; les deux candidats sont donc mis en scène dans le même récit999. Le résultat s’avère surprenant, déstabilisant notre hypothèse sur un traitement différencié. Nous retrouvons dans ces récits la plupart des variables observées comme fédératrices de l’identité médiatique des candidats dans le genre people. Il nous est, cependant, impossible de parler d’identité médiatique, pour les candidats du premier tour, mobilisés dans un seul récit. En effet, l’identité médiatique est le résultat de l’ensemble des identités débrayées par les procédures d’anaphorisation dans chaque énoncé appartenant à un ensemble, que nous concevons parallèlement dans les rapports que ces identités entretiennent entre elles et avec l’instance d’énonciation.

Philippe de Villiers est avant tout décrit par ses propres mots, au travers de très nombreuses citations, et en comparaison avec Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen, signant un faible savoir-dire pour le narrateur. Gérard Schivardi et Frédéric Nihous, de leur côté, sont construits à partir de l’identité d’un autre acteur politique, Daniel Gluckstein, pour le premier, et Jean Saint-Josse, pour le second. Ces candidats sont principalement définis, soit par leur petitesse, soit par un ne-pas-savoir-faire.

‘« Le petit maire de Mailhac tient son premier grand meeting »
« Debout à la tribune, il ne sait pas encore quoi faire de ses bras et se dandine d’une jambe sur l’autre » 1000

Nous repérons le même mouvement, dans le portrait de Dominique Voynet, que celui identifié plus tôt dans la presse people : la transposition de son engagement écologique issu du monde civique vers le monde domestique. La nature figure comme un lieu de ressource : « elle se réfugie dans les jardins de l’Institut d’Etudes Politiques ». Pourtant c’est sa condition de femme qui organise le discours : sa petitesse est justifiée par son apparat : « Elle récupère ses effets, enroule dans son sac la jupe qu’elle portera le soir pour son meeting à la Mutualité à Paris : « Je n’ai pas d’habilleuse comme Ségolène Royal », sourit-elle. », et son engagement est confirmé par celui de sa fille et de son époux. Arlette Laguiller est décrite de son côté comme dans le genre people, à partir de la permanence et de la persistance du combat qui devient fidélité dans ses engagements et dans le monde domestique. Ce portrait retient aussi la figure de la modestie et la thématique de la dernière campagne. Si pour Olivier Besancenot, nous retrouvons la figure du combattant, autant dans son engagement politique que dans programme narratif du petit candidat qui se bat pour s’imposer, une nouvelle figure apparaît dans ce corpus : celle de la jeunesse.

‘« Besancenot, un jeune qui sait parler aux jeunes ? »
« Olivier Besancenot, le trotskisme à visage gamin »
« Son visage poupin et son discours révolutionnaire »1001

Dans La Croix, l’identité de José Bové dépasse la confusion observée quant à son engagement politique, tout en la maintenant à partir des parcours thématiques de la diversité et du désordre. La pipe devient, d’ailleurs, une métaphore pour le désordre, une métaphore pour investir un non-respect des règles par le candidat. C’est, finalement, le portrait de Marie-George Buffet qui s’affranchit le plus de son identité médiatique dans le genre people, installant la candidate dans un historique des luttes et des candidatures du parti communiste, objets du monde civique.

L’identité de Jean-Marie Le Pen procède, dans La Croix, des mêmes attributs identitaires, déplacements et compétences repérés dans la presse people. Il est un homme fatigué et agressif, trahi par son corps et son âge qui le laisse dans une impossibilité d’action dans le monde civique : telle est la position initiale du portrait. Mais, survient alors un vouloir-faire dans le monde de l’opinion pour donner une image « assagie », « adoucie »1002, un parcours déjà présent dans les récits de notre corpus principal. Pourtant, ce programme narratif subit la même sanction du narrateur par un ne-pas-pouvoir-faire : « mais cela n’a pas suffit », installant cette performance dans le monde de l’opinion en posture d’échec et renvoyant le candidat à la position initiale du portrait.

L’identité de François Bayrou relève, dans La Croix, d’un récit contradictoire, pris dans les thématiques relevées dans son identité médiatique issue du genre people. Dans la première partie du récit, le narrateur nie ce que la presse people démontre tout au long des énoncés : la sincérité et l’incompétence dans le monde de l’opinion.

‘« Chaque fois, c’est le même scénario »
« Contrairement aux apparences, rien n’est laissé au hasard »
« Le président de l’UDF, rompu à trente ans de vie politique, est un pro de la communication »
« Il connaît la force de l’image et s’en sert comme d’une arme dans cette campagne »
« Il sait se mettre dans la lumière, choisir l’arrière-fond qui donne du sens et se prête complaisamment aux séances photos »1003

François Bayrou est décrit par un savoir-faire dans le monde de l’opinion qui dément l’identité médiatique de celui-ci dans le genre people fondée sur la simplicité, la sincérité et la « vie politique rêvée ». Le narrateur de La Croix rejette, dans cette même logique, la figure du rebelle en l’installant dans l’ordre du paraître. Pourtant, dans la seconde partie du récit, le narrateur lui reconnaît la simplicité, l’accessibilité et une spontanéité qui contraste avec la figure du calculateur.

‘« Il cache mal sa mauvais humeur »
« Il improvise comme toujours sans note »
« Il sait prendre le temps de l’écoute »
« Il peut décider au pied levé d’aller visiter une usine (…) ou de s’entretenir dans le train pendant plus d’une demi-heure avec une jeune femme qui a arrêté de travailler pour élever sa fille handicapée »1004

Dans cette contradiction, se tient un paradoxe entre l’être et le paraître, entre la sincérité et la manipulation. L’homme « vrai » de la presse people est déstabilisé mais n’est pas désavoué pour autant.

Du côté de Ségolène Royal, et comme dans la presse people, les figures de l’isolement et de l’indépendance tiennent les récits de la presse quotidienne nationale sur la candidate. Ces figures se retrouvent sur l’axe individu-collectif du monde civique, dans son affranchissement du parti socialiste.

‘« Même si elle porte les couleurs du deuxième parti de France, Ségolène Royal semble ainsi battre la campagne avec seulement une poignée de fidèle »
« Méfiante vis-à-vis du PS qui le lui rend bien »
« Mme Royal a démontré sa capacité à encaisser les coups, qu’ils viennent de son adversaire, Nicolas Sarkozy, ou de son propre camp »
« Le chef, c’est elle »
« Partie seule à la conquête du pouvoir, sans courant, sans soutien de poids au début »
« Méfiance des éléphants et de la cuisine socialisto-socialiste »1005

Nous retrouvons, par ailleurs, une tension entre cette indépendance et sa condition féminine, ce, particulièrement, dans Le Figaro.

‘« Ségolène Royal n’est pas socialiste mais féministe »
« La Sainte Vierge – Ségolène Royal était encore en blanc immaculé dimanche soir – qui est pour les catholiques la mère du Christ, incarne pour les psychanalystes la mère castratrice »1006

Pourtant, la concordance entre ces portraits et la presse people poursuit son chemin jusque dans les mondes domestique et de l’opinion. Dans ce dernier, la description du corps spectacle est très présente.

‘« On entend le bruit très bref d’un sèche-cheveux. Le coiffeur s’éclipse. Pimpante »
« Toujours tirée à quatre épingles »1007

Au travers de ces deux citations, c’est moins une beauté naturelle qu’une beauté construite, relative au corps spectacle qui est décrite. Le Monde produit un parcours particulier de ce corps-spectacle de Ségolène Royal par la mise en scène de transformation vestimentaire « liée aux efforts de Ségolène Royal pour apparaître en phase avec son projet politique »1008. Il déplace des objets du monde de l’opinion pour incarner des objets du monde civique.

‘« Les vêtements portés par la candidate ont sensiblement évolué. A la phase « proche des gens » des tenues simples, féminines – jamais de pantalon-, toujours adaptées (…) Dans une deuxième phase, Mme Royal a changé de style : tailleur sobre, noir et blanc. Présidentielle. »’

Ici, se tient une des particularités de la presse dite sérieuse : la presse people laissait confinée la question de l’apparat au monde de l’opinion comme un investissement incontournable pour la grandeur de ce monde, sanctionné positivement pour la candidate PS. Le Monde déplace, ici, l’investissement pour la grandeur du monde de l’opinion vers le monde civique.

Enfin, un dernier monde est mobilisé dans les portraits de Ségolène Royal, le monde domestique. Nous retrouvons les mêmes figures et les mêmes parcours que dans le genre people. Libération met en scène le couple et le fils de la candidate. Le narrateur installe la figure du couple, de manière identique, c’est-à-dire sur l’axe des subcontraires comme non-séparé et non-uni, et François Hollande dans le rôle de l’anti-sujet.

‘« Il n’a pas vu décoller la popularité de sa compagne, rencontrée à l’ENA et mère de leurs quatre enfants (…) Si elle est vaincue, il songe déjà aux moyens de reprendre les rênes du parti »1009

Par ailleurs, le personnage de Thomas Hollande augmente cette analogie comme celui qui incarne le rôle de premier-homme, déserté par François Hollande. Mais l’incompétence de ce dernier à avoir un rôle dans la campagne de sa compagne est amplifiée par la présence de Julien Dray qui tient le rôle de premier conseiller, ce qui suscite, selon le narrateur, « le ressentiment » du premier secrétaire. Libération construit, en outre, un programme narratif inédit dans les hebdomadaires de presse people, le rôle de Thomas Hollande étant présenté comme le résultat d’une stratégie de la candidate pour justement les détourner du couple.

‘« Entre Ségolène et François, il y a Thomas, 21 ans (…) Le voilà sous les projecteurs (…) façon de détourner l’appétit des médias people pour le couple Royal-Hollande »1010

Enfin, émergent, des portraits de la presse quotidienne nationale, des récits sur l’enfance de la candidate, objet de ressemblance entre les genres de presse inattendu. Toutes les figures et les parcours thématiques y sont : la figure du père, « lieutenant colonel (…) la tête rasée, avec un monocle » 1011, comme cette utilisation de l’enfance dans la recherche de la cohérence et de l’unification du moi.

‘« Les années d’enfance forgent le caractère »
« Leurs complexes d’hier, leurs faiblesse de jadis sont devenues des forces »1012

L’illusion biographique est également maintenue dans les portraits sur Nicolas Sarkozy, et, ce, à l’instar de la presse people, à partir de l’attribut psychologique d’une soumission à la dépendance et au besoin d’être aime et entouré, une variable présente dans les quatre journaux investigués.

‘« Il ne cesse de prendre revanche sur l’enfant déclassé de divorcé qu’il fut, résidait à Neuilly mais regardait avec envies ses copains emmener les filles dans la voiture de sport de papa »1013
« Il cherche les marques d’une affection jamais assez grande à ses yeux »
« Tel qu’il est… Plus fragile qu’il n’y paraît ? »
« Qu’on ne s’y trompe pas : lui aussi, aime que beaucoup de gens l’aiment »’

La figure de l’homme aux multiples entourages se construit, par ailleurs, aussi dans la presse sérieuse.

‘« Nicolas Sarkozy, 52 ans, tisse sa toile sans relâche »
« Ainsi, le candidat de l’UMP, excelle-t-il à gérer des cercles nombreux et variés dans leur degré d’importance, des égo sensibles et flattés par ses cajoleries. »
« Christian clavier, c’est l’ami de quinze ans »
« Arnaud Lagardère est « son frère », Martin Bouygues, son ami. » 1014

L’identité médiatique de Cécilia Sarkozy tend, de plus, ici aussi, à participer à l’identité médiatique de son époux. La question de l’absence et de la présence de celle-ci lors de la campagne organise les énoncés à son propos, insistant sur son influence sur des objets du monde civique.

‘« L’épouse du candidat, 49 ans, n’a, semble t-il, rien perdu de son pouvoir, mais l’exerce en parallèle »
« Pour apaiser son épouse, Sarkozy a donc fait mine de mettre en retrait des conseillers comme Brice Hortefeux ou des « peoples » comme Didier Barbelivien »
« Nicolas Sarkozy a laissé son épouse, Cécilia, recomposer en partie ses équipes. Placer auprès de lui ses fidèles (…) et mener une guerre sourde aux « copains de toujours »1015

Pourtant, il y a déplacement dans l’incarnation du Destinateur. Si dans VSD et Gala, Cécilia Sarkozy est à la fois sujet de faire et Destinateur-manipulateur, dans la presse quotidienne nationale, la figure d’un candidat sous influence est nuancée. Nicolas Sarkozy est celui qui laisse-faire. Ainsi, en le débrayant comme un non-opposant, Libération et Le Monde lui octroient une compétence de pouvoir-faire. Enfin, notons un parcours thématique très peu saisi dans la presse people et qui tient les récits de La Croix et du Monde : celui du changement. Seul Paris-Match se saisit de ce thème pour le sanctionner positivement et en rendre compte, permettant alors au narrateur de conjoindre le candidat à l’humilité et à la sérénité. A l’inverse de Paris-Match, les deux quotidiens sanctionnent négativement ce changement en démontrant que la nervosité, l’empressement, l’inquiétude se maintiennent et en identifiant, dans cette logique, que le changement n’est que de l’ordre de paraître et du monde de l’opinion, rejoignant alors la dénonciation d’une figure du manipulateur construite dans les autres titres de presse people.

De cette rapide comparaison, il apparaît que les ingrédients identitaires mobilisés, par la presse people, pour chacun des candidats à l’élection présidentielle, sont présents dans la presse quotidienne nationale : les mondes de l’opinion et domestique y figurent à la fois comme des objets qui seront déplacés vers le monde civique mais qui sont manifestés par ailleurs, en leur sein. Ces portraits sont des récits sur des individualités, pris dans une logique de « totalisation et d’unification du moi » qui s’organisent à la croisée des mondes, rendant compte d’une certaine adéquation avec le genre people. Mais, contrairement à ce dernier, le portrait n’est qu’un récit particulier et occasionnel de la presse quotidienne nationale. C’est dans le prochain chapitre, dans une comparaison entre ces deux types de presse, à propos du traitement d’évènements plus spécifiques qu’apparaitra plus nettement leur distinction.

Notes
996.

L’Humanité figure comme l’un de journaux sur lequel portent nos investigations : il sera mobilisé dans le prochain chapitre. Cependant, il n’a publié aucun portrait, nous empêchant de le considérer ici.

997.

BOURDIEU, 1986, op. cit. p. 70.

998.

Nous retrouvons ici la distinction entre deux mises en scène de la campagne présidentielle. La campagne comme contexte est mobilisée à partir des faits et discours qui prennent place en son sein : c’est ce qui survient. La campagne comme période construit l’actualité en constituant une configuration qui fait l’actualité, peu importe le moment dans la période : c’est ce qu’il en est. Cf. Chap. V. 1. 2.

999.

Les récits sélectionnés sont listés à la fin de cet écrit.

1000.

La Croix du 07/04/2007, La Croixdu 04/04/2007.

1001.

La Croixdu 10/04/2007 (x3)

1002.

La Croixdu 11/04/2007.

1003.

La Croix du 17/04/2007 (x5)

1004.

La Croix du 17/04/2007 (x4)

1005.

La Croixdu 18/04/2007 (x2), Le Monde du 26/04/2007 (x3), Libération du 02/05/2007.

1006.

Le Figaro du 24/04/2007 (x2)

1007.

Le Monde du 26/04/2007, Libération du 02/05/2007

1008.

GARCIN-MARROU, I., « Ségolène Royal ou le difficile accès au panthéon politique », Mots, les langages du politique, 90, 2007, p. 19.

1009.

Libération du 02/05/2007

1010.

Libération du 02/05/2007

1011.

La Croixdu 18/04/2007.

1012.

La Croixdu 18/04/2007, Le Figaro du 24/04/2007.

1013.

Le Figaro du 24/04/2007, Le Mondedu 27/04/2007, La Croixdu 06/04/2007, Libération du 02/05/2007

1014.

Libération du 02/05/2007 (x2), Le Figaro du 24/04/2007.

1015.

Libération du 02/05/2007, Le Mondedu 27/04/2007