VII.1.4.1. De la rumeur au commérage et au scandale.

Cette complexité et cette diversité de la rumeur contiennent précisément un de ses principes.

‘« Il faut reconnaître la diversité des rumeurs. Phénomènes de contagion sociale, elles s'apparentent, analogiquement, aux épidémies. 1077 »’

La rumeur est « ‘ un cas particulier du ’« on dit ». »1078, c’est l’amplification de ce dernier qui va permettre l’émergence de la première : elle est de l’ordre de « ‘ l’histoire chaude  ’»1079 dont la propagation est chaotique. Parler de rumeur insiste donc sur un caractère anarchique et non contrôlé de l’information et de sa diffusion. Ce terme est celui qui émerge dès ses premières évocations dans l’espace public, et plus particulièrement dans notre corpus. Mais, il va vite faire place à d’autres : commérage, polémique, scandale, affaire, complot. Autant de termes qui tiennent en leur sein la nature de la communication et les mondes dans lesquels elle se déploie et qui vont nous permettre d’appréhender un itinéraire dans sa légitimation de diffusion.

L’adultère est un objet du monde domestique, il est issu du registre intime et de la sexualité. Jean-Noël Kapferer a identifié celle-ci comme l’un des sept thèmes récurrents de la rumeur politique1080. Selon ce même auteur, le « ‘ potin ’ » est le contenu de la rumeur. La rumeur est donc le média qui permet au potin de se propager. Dès lors, dès que la sexualité devient potin, elle perd son caractère exclusivement domestique et se déplace vers le monde de l’opinion. La rumeur doit se comprendre comme un processus de diffusion qui permet à son contenu de se propager sans qu’on ne puisse identifier la source mais qu’on peut suivre à la trace. La rumeur est un récit, nous dit Jules Gritti, mais, plus encore, elle est un récit en train de se faire, la rumeur par sa propagation se modifie et se transforme sans cesse empêchant de la saisir comme un récit clôt, « ‘ elle est récit troué, en état permanent de colmatage ’ »1081. Dans notre corpus, quand il est question de la première rumeur, celle des relations extraconjugales de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni (que nous nommerons rumeur n°1), les journaux ne se font pas narrateurs de la rumeur, ils ne discutent, ni ne commentent, ni ne décrivent son contenu : ils ne participent pas à son récit. Cette posture explique le silence de la presse française lors de l’émergence de la nouvelle dans l’espace public. Quand ils se saisissent de la rumeur, ils adoptent une posture de méta-communication : ils traitent de la rumeur comme un média. Nous trouvons, cependant, dans notre corpus de presse quotidienne nationale quelques explicitations du contenu de la rumeur n°1.

‘« Supposées liaisons extraconjugales du couple présidentiel »
« La description des déboires conjugaux présidentiels »
« Supposées histoires d'infidélités au sein du couple présidentiel »
« Supposées infidélités au sein du couple présidentiel »
« Supposées difficultés du couple présidentiel »
« Pour les rumeurs sur sa vie conjugale »
« Rumeurs de mésententes du couple présidentiel »
« Sur fond de rumeurs d’infidélités du couple présidentiel »
« Bruissent les rumeurs d’infidélités autour du couple présidentiel
« La « rumeur » sur les infidélités de couple présidentiel »
« Rumeurs sur la mésantante du couple Sarkosy1082 » 1083

Ces mises en scène sont mobilisées soit comme le produit de l’énonciation d’un autre, soit dans la suspicion de fausseté. Finalement, de façon dominante, la presse quotidienne reste vague sur la rumeur n°1 et évoque principalement des rumeurs‘ ’Dans notre corpus de presse quotidienne nationale composé de quarante-six articles, les noms de Benjamin Biolay et de Chantal Jouanno ne sont jamais énoncés, prouvant que ce n’est pas le récit comme énoncé mais le récit comme énonciation qui intéresse la presse quotidienne nationale. L’objet de leur discours n’est donc pas le récit de la rumeur mais sa diffusion.

‘« Pour les médias, la rumeur est toujours l'information de l'autre, l'information qu'on ne peut pas donner, et une information probablement fausse. 1084 »’

Dans leur couverture de la rumeur n°1, il y a donc un refus intrinsèque de la part des narrateurs à considérer, à diffuser ce qu’elle dit et à participer à son élaboration.

‘« Les journalistes désignent comme rumeurs ce qu'ils répugnent à nommer autrement (…) La qualification de rumeurs permet en effet aux journalistes de rappeler l'écart entre un corps social perméable aux rumeurs et qui les fabriquerait, et une presse qui en serait exempte et ne ferait que les relayer ou les dénoncer. 1085 »

Seuls ‘ Voici ’ et ‘ Closer ’ se saisissent de la rumeur n°1 et participent à son récit, lors de la première phase de la rumeur1086. Ils sont des « relais passifs », c’est-à-dire déclarés comme peu convaincus‘ « par la rumeur. Néanmoins, un léger doute a été instillé dans leur esprit. Ils ne militent pas contre la rumeur, ni ne se cantonnent dans un mutisme neutre : soupçonneux, ils interrogent. ’ »1087. ‘ Closer ’ énonce explicitement ses doutes sur le couple.

‘« Les gestes sont moins tendres, les attitudes plus figées »
« Autant d’éléments qui ne prouvent rien. Mais qui laissent subsister le doute »’

Voici ’, plus réticent à la rumeur n°1 a priori, construit son récit autour d’une performance : Nicolas Sarkozy est conjoint à Carla Bruni. Pourtant, l’analyse de ce récit montre un doute de la part du narrateur, sous-jacent à cette performance. Cette hésitation est incarnée par le Destinateur de la performance qui est le monde de l’opinion, et plus particulièrement la rumeur.

‘« Absurde, grotesque, impossible ? Quoiqu’il en soit, les intéressés ne pouvaient pas laissés courir de tels bruits sans contre-attaquer. Ce n’est sûrement pas un hasard s’ils se sont offert une escapade en amoureux au cap Nègre. »
« Pour tordre le cou aux rumeurs, notre « first couple » n’a pas ménagé ses efforts et ses effets »’

Le doute est débrayé subtilement : si la performance semble nier la rumeur, le Destinateur installe cette performance dans le monde de l’opinion, laissant libre les suppositions quant à l’être du couple dans le monde domestique, une sanction que l’on retrouve dans la titraille et la rhétorique du paraître : « ‘ ils semblent plus unis que jamais ’ ».

A partir de fin mars, un tournant dans la rumeur entraîne sa couverture médiatique dans les autres titres de notre corpus. Cinq dates basculent la rumeur dans la phase du commérage : le 22 mars et la démission de directeur d’opération de ‘ Newsweb ’ et de l’auteur du blog ayant publié la rumeur, le 28 mars avec la révélation du dépôt de la plainte contre X par le groupe Lagardère, le 31 mars et la révélation de soupçon autour de Rachida Dati, et enfin les déclarations de Pierre Charon et Thierry Herzog, les 4 et 6 avril. Ces dates constituent une rupture dans la rumeur, voire sa clôture, en tant qu’elle désigne et dénonce ses sources. Le commérage se distingue de la rumeur par l’existence d’une source1088. Si la rumeur est une « ‘ œuvre collective  ’»1089 dont la source n’est pas identifiable, le commérage est le (mé)fait d’un énonciateur : la commère1090. Pourtant, si le commérage est rattaché à son énonciateur, son énonciateur reste caché dans l’espace limité de son énonciation : le commérage est anonyme. Une commère est un accusateur caché ; l’accusation proférée au travers d’un commérage coûte moins à son accusateur que dans le cas d’un scandale1091. Le commérage est donc « ‘ une forme tronquée, oblique, limitée d’accusations publiques ’ »1092 tandis que le scandale est la « ‘ mise en accusation publique qui conduit, sans coup férir, au châtiment, unanimement reconnu comme légitime et souhaitable, de l’accusé  ’»1093.

Dans le cas des relations extraconjugales de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, nous sommes face à une rumeur, à un « ‘ son audible ’ » qui s’élève de la multiplicité. La rumeur devient un commérage au moment où sont identifiés, à juste titre ou non, ses accusateurs. Mais l’itinéraire est complexe, ce passage vers le commérage est le produit d’un commérage second. Le commérage est un exercice de tolérance : « ‘ il sépare la faute de sa sanction ’ »1094. En effet, selon Lemieux, l’accusation proférée dans le commérage, par son espace restreint et limité, reste au stade d’une accusation flottante et tolérante : « ‘ la confrontation publique n’a ’ ‘ jamais lieu  ’»1095. Pourtant, dans la deuxième phase de notre objet d’étude, ce ne sont pas Nicolas Sarkozy et Carla Bruni qui sont mis en accusation mais Rachida Dati. La rumeur n°1 devient commérage n°1 au travers de la parole de Pierre Charon, Thierry Herzog et Claude Guéant. En identifiant un auteur de la rumeur, il la transforme en commérage. Mais ce commérage reste incertain et n’atteint jamais la phase du scandale car il n’est jamais rendu public par ses propres énonciateurs. L’objet de l’accusation est déplacé. L’accusateur prétendu (Rachida Dati) dans le commérage n°1 devient l’accusé dans le commérage n°2. La publicisation du commérage n°2 le bascule alors dans la phase du scandale n°2 1096.

Notes
1077.

PAILLARD B., « L'écho de la rumeur. », Communications, n°52, 1990, p. 130.

1078.

Ibid. p. 131.

1079.

BARTHES R., « L'écriture de l'événement », Communications, n°12, 1968, p. 108.

1080.

KAPFERER J-N., Rumeurs. Le plus vieux média du monde, [1ère éd. 1987] Paris : Le Seuil, 1990, p. 251.

1081.

GRITTI, J., ‘ Elle court, elle court la rumeur ’, Ottawa : Ed. Internationales Alain Stanké Ltée, 1978, p. 88-89.

1082.

Notons que les fautes d’orthographes sont apparues comme telles dans Libération.

1083.

Le Figaro du 07/04/10, Libération du 07/04/10, Le Monde du 08/04/10, Le Figaro du 08/04/10, Le Monde du 08/04/10, Libération du 08/04/10, Le Monde du 09/04/10 (x2), L’Humanité du 09/04/10, Libération du 09/04/10

1084.

TAIEB, E., « Rumeurs politiques et régime médiatique : la mort d'Arafat », Quaderni, 58, 2005, p. 5.

1085.

Ibid. p. 5.

1086.

Voici ’1166, ‘ Closer ’ 248.

1087.

KAPFERER, 1987, op. cit. p. 114.

1088.

KAPFERER, 1987,op. cit. p. 28.

1089.

Ibid. p. 112.

1090.

Le terme est féminin et révèle une association entre femme et commérage très répandue dans l’imaginaire collectif. Le terme de « ‘ commérage  ’» vient du latin  « ‘ commater  ’» qui désigne la marraine. Kapferer indique que le sens en lien avec la femme a été maintenu par l’idée que, dans les sociétés patriarcales, « ‘ privées de la vie publique, les femmes rendaient publique la vie privée ’ » (Kapferer, 1987, ‘ op. cit. ’ p. 116). Notons que cette même association existe dans la langue anglaise puisque que « ‘ gossip ’ » vient de « ‘ god-sib ’ », c'est-à-dire « ‘ la marraine ’ ».

1091.

LEMIEUX, C., « L’accusation tolérante. Remarques sur les rapports entre commérage, scandale et affaire. », Boltanski, L., Claverie, E., & al. (dir.) ‘ Affaires, scandale et grandes causes. De Socrate à Pinochet ’, Paris : Ed. Stock, 2007, p. 389.

1092.

Ibid. p. 378.

1093.

Ibid. p. 367.

1094.

LEMIEUX, 2007, ‘ op. cit. ’ p. 377.

1095.

Ibid. p. 381.

1096.

Ainsi, dans notre étude il n’y a qu’un scandale. Le commérage n°1 n’ayant jamais été transformé en scandale n°1. Dans un souci de clarté, nous nommerons le scandale observé : « scandale n°2 », même si le n°1 n’existe pas, pour insister sur le fait qu’il est le produit du commérage n°2 et non du n°1.