VII.1.4.2. Les personnages de la rumeur.

« ‘ Si la rumeur est une épidémie, elle a un agent infectieux ’ »1097 : la presse écrite française organise ses récits dans l’idée d’identifier les sources et les causes de la rumeur pour dévoiler ses conséquences. La distinction des personnages de cette rumeur se dévoile sur trois axes : celui du dommage avec les victimes et les coupables, celui de la faute avec les accusés et les accusateurs et celui de la diffusion avec les propagateurs et les silencieux.

Lors de la phase de la rumeur n°1, les accusés sont Nicolas Sarkozy et Carla Bruni. Cette phase est soumise à une investigation réduite, la presse française refusant le rôle de propagateur. Pourtant, dans notre corpus, trois récits paraissent dans ‘ Closer ’ et ‘ Voici ’ lors de cette phase. Le rôle des accusés est, sans conteste, rempli par Nicolas Sarkozy et Carla Bruni dans‘ Closer ’.

‘« Qu’apprend-on sur la toile ? Que Carla Bruni serait « désormais amoureuse » d’un chanteur ténébreux aux cheveux longs « et aurait déjà emménagé chez lui » tandis que « Nicolas Sarkozy aurait quant à lui trouvé du réconfort » auprès d’une secrétaire d’Etat. »
« Faisant état de nouvelles romances entamées de part et d’autre »
« Carla Bruni est fidèle… à sa coiffeuse »1098

La faute est donc celle des accusés qui transgressent une norme. Pour ‘ Voici ’, la faute est déplacée. Le récit n’évoque aucune relation extraconjugale, ni infidélité. La rumeur porte sur « ‘ une crise dans le couple ’ », elle le dit « ‘ au bord de la rupture  ’» et prédit « ‘ l’explosion dans le couple présidentiel français ’ ». Si la rumeur n°1 dénonce la transgression d’une norme, une faute, comme ‘ Closer ’ le souligne, ‘ Voici ’ se tait sur ce fait mais insiste sur le dommage. La faute est commise par la rumeur : Nicolas Sarkozy et Carla Bruni ont, ici, le rôle de victimes. Ces deux récits se rejoignent, cependant, sur l’attribution du rôle d’adjuvant à la diffusion de la rumeur : Internet, la presse internationale et le « ‘ Tout-Paris  ’»1099. L’incarnation des propagateurs est, par ailleurs, renforcée dans chacun de ces récits avec un encart sur l’itinéraire de la rumeur pour ‘ Closer ’ et sur la couverture médiatique de la rumeur dans la presse internationale pour ‘ Voici ’.

Les autres récits de notre corpus paraissent avec l’émergence du commérage n°2. Les journaux vont se saisir de ce fait alors pour légitimer la rupture dans leur refus de couvrir la rumeur n°1.

‘« Les médias français, qui distinguent traditionnellement la vie publique et la vie privée des hommes politiques, ont traité le sujet a minima. Mais l'affaire a rebondi pendant le week-end pascal, quand le JDD a annoncé … »
« Le journalisme est un métier parfois bien compliqué. Que faire en pareilles circonstances ? Se mettre, comme nous y incite ce conseiller du chef de l'Etat, sur la piste du complot et des mouvements financiers ? »
« Peu repris en France, les ragots sur la vie privée des époux Sarkozy s'éteignaient doucement quand l'avocat de l'Elysée les a brutalement réactivés hier sur RTL, n'hésitant pas à évoquer une "machination" (…) Fin de l'histoire ? Non, cette fois c'est l'Elysée qui remet dix balles dans le juke-box à rumeurs. »
« L'affaire aurait pu rester circonscrite si M. Charon n'avait confié qu'il soupçonnait Rachida Dati »
« La presse française prend discrètement acte du démenti, et l'affaire semble enterrée. L'affaire repart lorsque (…) Mme Dati est soupçonnée par l'entourage présidentiel d'avoir propagé la rumeur »
« On n’arrête pas une rumeur. En tout cas pas en essayant… de l’arrêter. C’est vieux comme la sagesse et comme la malfaisance. La dénoncer c’est la répandre. »
« Nicoléon a donc réclamé qu’on remue la rumeur en donnant les chiens. »1100

Les narrateurs identifient une coupure dans l’évènement. La participation des acteurs politiques à la rumeur permet de justifier leur énonciation. Trois types de victimes se croisent et s’opposent dans notre corpus : il y a Carla Bruni et Nicolas Sarkozy, sujets de la rumeur n°1, il y a Rachida Dati, sujet de la rumeur n°2, et il y a les Français et l’opinion publique.

Les premiers sont peu mis en scène comme victimes dans notre corpus du fait du refus de la presse française à être le propagateur de la rumeur n°1. Pourtant, dans Le Figaro, la figure de la victime est incarnée par Nicolas Sarkozy et Carla Bruni mais aussi plus généralement par l’Elysée qui est une victime collatérale de la rumeur. La figure du bourreau est remplie alors par celui qui incarne le rôle de l’accusateur : la rumeur. Ce n’est qu’au travers des citations qu’émerge un coupable plus précis – Internet –, désigné au travers de la reprise du discours de Nadine Morano ou de Nicolas Sarkozy, discours qui ne sont cités dans aucun autre titre de notre corpus1101. Cette posture particulière du ‘ Figaro ’ se retrouve dans la sanction attribuée au discours de Carla Bruni sur ‘ Europe 1 ’ et sur les derniers articles de notre corpus. En effet, ‘ Le Figaro ’sanctionne positivement le discours de la première dame : « ‘ Carla Bruni tourne la page des rumeurs ’ »1102. Il est le seul journal à ne pas évoquer le démenti de la part de Bernard Squarcini sur l’existence d’une enquête, ce qui empêche de considérer une suite à la rumeur et permet au discours de Carla Bruni de disjoindre le couple présidentiel et les Français de la rumeur.

Carla Bruni (destinateur) → CB et NS ∩ Rumeur → NS U Français.

Dans les autres titres de notre corpus, la figure de la victime n’est pas incarnée par Nicolas Sarkozy et Carla Bruni mais par les Français. Ce déplacement s’opère à partir de l’interprétation du commérage n°2 qui tient du scandale par sa publicisation. Le commérage n°2 accusant Rachida Dati d’être l’instigatrice du commérage n°1 se transforme en scandale au moment où ‘ Le Canard Enchainé ’ et ‘ Le Nouvel Observateur ’ le mettent en scène et au moment des déclarations publiques de Pierre Charon et de Thierry Herzog. Si, dans le commérage, la commère est anonyme, invisible, l’accusateur devient public lors du passage du commérage au scandale. On remarque qu’avant le 28 mars, cette désignation de l’instigatrice tenait encore du commérage et constituait « ‘ en ce sens un moyen efficace pour l’accusateur de ne pas avoir à payer le coût de l’acte de langage public qui ouvrira le scandale ’ »1103. Mais, dès lors que cette accusation est rendue publique, l’accusateur se voit « ‘ devenir lui-même l’objet d’accusations ’ »1104. Nous retrouvons dans la presse quotidienne nationale1105 une dénonciation de cette pratique de mise en accusation publique.

‘« Le communicant [Pierre Charon] évoque les rumeurs qui ont circulé sur le Net à propos du couple présidentiel. Il crie au complot après avoir monté en spectacle la vie privée du chef de l’État. La comédie continue. »
« M. Charon est un client. L’une des voix autorisée de l’Elysée mais aussi une grande gueule façon Tontons Flingueurs »
« Du pouvoir puisque tout se joue autour du chef de l'Etat et de son premier cercle avec des ministres et ex-ministres (Brice Hortefeux vs Rachida Dati) s'accusant des pires turpitudes et multipliant les coups bas. Des conseillers du prince à la manœuvre (Pierre Charon, Franck Louvrier) et des avocats vedettes (Me Thierry Herzog, Me Georges Kiejman) qui lâchent des mots comme "complot", "officines", "entreprise de déstabilisation" avec des ramifications financières.»
« C’est ce qu’avait fait la presse française jusqu’à ces derniers jours. Elle avait montré qu’elle savait se tenir. Et puis, par l’effet d’une fureur toute humaine déclenchée en haut lieu, la voici comme autorisée à sortir de sa réserve. »1106

Pierre Charon et Thierry Herzog passent du rôle d’accusateurs au rôle d’accusés dans ‘ Le Monde ’, ‘ Libération ’ et ‘ L’Humanité.

PC ou TH U accusations publiques (PN d’usage) → Médias U devoir-dire → Français U Affaire médiatique.

Si Nicolas Sarkozy est une victime pour Le Figaro, il incarne le coupable dans ces trois quotidiens : il est le Destinateur des discours de Pierre Charon et Thierry Herzog comme le Destinateur du dépôt de plainte du ’ ‘ JDD ’ ‘ .

‘« Contrairement à ses habitudes en matière de diffamation, M. Sarkozy ne contre-attaque pas lui-même sur le plan judiciaire. Il laisse le soin au groupe Lagardère de déposer une plainte contre X »
« En début de semaine, l'Elysée avait sorti, via le conseiller Pierre Charon et l'avocat du président Thierry Herzog, le scénario d'un complot de l'anti-France, associé à Rachida Dati, visant à déstabiliser la présidence de la République à travers des rumeurs de mésentente du couple présidentiel »
« Pour la plupart des députés, il paraît exclu que M. Charon ait pris l'initiative de cette contre-attaque sans en référer à qui de droit. »
« Des jours de folie pure viennent de s’écouler, durant lesquels un pseudo-chef de l’État a polémiqué par conseillers interposés avec son ex-garde des Sceaux(…) Décryptage : Nicoléon a exigé, les services ont exécuté. » 1107

C’est au travers d’un autre programme narratif d’usage que Nicolas Sarkozy est désigné comme coupable de la diffusion même de la rumeur n°1. Le chef de l’Etat est désigné comme celui qui a mélangé vie privée et vie politique, ce mélange occasionnant alors un espace favorable pour le développement d’une telle rumeur.

NS (Destinateur) → Politique U Vie privée (Programme narratif d’usage) → Français U Rumeur (PN de base)
‘« Le public, habitué, en redemande-t-il ? Pas forcément. Mais il n'a pas vraiment le choix : le show qui lui est imposé depuis le sommet de l'Etat par tous ceux qui n'en finissent pas de l'alimenter et de le relancer constitue l'essence même du sarkozysme. Où l'on met en scène sa vie privée à des fins politiques pour fustiger ensuite les dérives de la pipolitisation »
« La suite ? Demain, après-demain et le jour d'après, tant que Nicolas Sarkozy sera président de la République. »
« Au risque de heurter un peu plus une opinion publique qui reproche déjà au président d'avoir désacralisé la fonction. »
« Pipolisation. Confrontés quotidiennement au dilemme (assez peu à L’Humanité, comme vous le savez), beaucoup de journalistes considèrent que le maintien de la frontière entre vie privée et vie publique était carrément devenu irréaliste… car outrepassé depuis des années par Nicoléon lui-même! Qui a osé l’exposition vulgaire de Disney avec des plumitifs consentants ? Qui a utilisé, sur les conseils d’un certain Richard Attias, la mise en scène poujadiste du petit Louis s’écriant «Bonne chance, mon papa!» dans un film de l’UMP ? Qui a joué avec sa propre pipolisation pour se construire un destin papier glacé ? Qui a piétiné le prestige d’une fonction qui n’avait pas besoin de ça pour se désacraliser un peu plus, affectant non seulement la politique mais l’intime lui-même, dévalué d’être ainsi donné à voir ? » 1108

Cette attribution des rôles remplis par Nicolas Sarkozy est augmentée d’une sanction opposée à celle du ‘ Figaro ’ quant à l’intervention de Carla Bruni sur ‘ Europe 1 ’. En effet, si pour ‘ Le Figaro ’ce discours permet la disjonction avec la rumeur, ce n’est pas le cas pour ‘ Libération ’, ‘ Le Monde, La Croix ’ et ‘ L’Humanité ’ : cette disjonction est en posture d’échec avec une sémantique de la tentative.

‘« Carla tente d’éteindre l’incendie »
« Nicolas Sarkozy et son épouse tentent de clore « l’affaire » des rumeurs. »
« Carla Bruni-Sarkozy qui essaie de dégonfler l’affaire »
« L’Elysée essaie de tourner la page des rumeurs » 1109

C’est donc une tentative ratée, selon ces quotidiens, mise en exergue par le démenti de Bernard Squarcini, opposant et Destinateur-judicateur à la performance de Carla Bruni. ‘ L’Humanité ’ poursuit sa sanction et dévoile cette performance comme relevant d’une manipulation.

‘« L’essentiel pour le couple présidentiel est de dégonfler suffisamment la baudruche pour l’empêcher de dégénérer en affaire d’état… tout en continuant de lui donner une visibilité suffisante pour occuper l’espace médiatique »
« On nous joue maintenant le couple outragé – c’est vendeur, non? – victime de la Toile et des gratte-papier qui n’épargnent guère ces temps-ci le petit-homme-de-Neuilly… après deux années de lèche-talonnettes indécentes. La bonne blague. »1110

Pour résumer, ‘ Le Figaro ’affronte les autres titres de la presse quotidienne nationale dans sa définition et sanction de la rumeur, au travers de l’attribution des rôles aux différents personnages de la rumeur. Mais qu’en est-il de la presse people ?

Notes
1097.

PAILLARD, 1990, op. cit. p. 130.

1098.

Closer ’ 248 (x2), ‘ Closer ’ 249.

1099.

Voici ’1166 (x2), ‘ Closer ’ 248 (x3)

1100.

Le Figaro du 07/04/10, Le Monde du 07/04/10, Libération du 07/04/10, Le Monde du 08/04/10, Le Monde du 10/04/10, La Croix du 10/04/10, L’Humanité du 10/04/10.

1101.

Le Figaro du 08/04/10, Le Figaro du 09/04/10

1102.

Le Figaro du 08/04/10

1103.

LEMIEUX, 2007, ‘ op. cit. ’ p. 389.

1104.

LEMIEUX, 2007, ‘ op. cit. ’ p. 390.

1105.

A l’exception du journal ‘ Le Figaro ’.

1106.

L’Humanité du 06/04/10, Le Monde du 06/04/10, Libération du 07/04/10, La Croix du 10/04/10

1107.

Libération du 07/04/10, Le Monde du 08/04/10, Libération du 08/04/10, Le Monde du 09/04/10, L’Humanité 10/04/10.

1108.

Libération du 07/04/10, Le Monde du 08/04/10, L’Humanité du 10/04/10

1109.

Libération du 08/04/10, Le Monde du 09/04/10, Libération du 09/04/10

1110.

L’Humanité du 09/04/10, L’Humanité du 10/04/10.