VII.1.4.4. De l’affaire à l’Affaire.

Mais, en laissant les personnages de la rumeur dans le monde domestique et le monde de l’opinion, la presse people ignore la transformation de la rumeur. Récapitulons une dernière fois l’itinéraire pour appréhender son mouvement pleinement.

La rumeur n°1 sur des relations extraconjugales de Carla Bruni et Nicolas Sarkozy installe une victimisation ou accusation de ces derniers dans ‘ Closer ’ et ‘ Voici. ’Mais tant que la rumeur est dans cette première phase, la presse française (ou du moins celle de notre corpus) refuse le rôle de propagateur et donc de médiatiser l’évènement, à l’exception des deux titres précédemment cités. Un commérage sur l’identité de l’instigateur de la rumeur n°1 transforme cette première rumeur en commérage n°1, mais le silence des instigateurs prétendus empêche sa transformation en scandale. A l’inverse, le commérage, ayant permis l’identification des commères n°1, ouvre la deuxième phase de l’itinéraire. A ce moment là, les accusations sont publiées dans la presse (‘ Le Monde ’, ‘ le Canard enchainé ’, ‘ le Nouvel Observateur ’) mais ne sont pas énoncés par les commères n°2 : on est donc la phase du commérage n°2. Le 4 et 6 avril, Pierre Charon et Thierry Herzog accusent publiquement dans la presse, c’est le passage du commérage n°2 au scandale n°2. Toute la presse française médiatise alors l’évènement en légitimant cette publicisation par l’émergence du scandale comme le fait des acteurs politiques eux-mêmes – la mise en accusation est publique, la publication de la mise en accusation est justifiée. Pourtant cette mise en accusation se déplace encore une fois. Si Pierre Charon et Thierry Herzog sont les accusateurs d’une faute commise par Rachida Dati, la presse va refuser la validité de cette accusation en sanctionnant négativement le « complot ».

‘« Il crie au complot après avoir monté en spectacle la vie privée du chef de l’État. La comédie continue »
« Le journalisme est un métier parfois bien compliqué. Que faire en pareilles circonstances ? Se mettre, comme nous y incite ce conseiller du chef de l'Etat, sur la piste du complot et des mouvements financiers ? Considérer qu'il s'agit-là de la nouvelle foucade d'un homme … ? »
« Oui, carrément, un complot ourdi de l'étranger... »
« La présidence de boulevard continue, (…) l'Elysée avait sorti, via le conseiller Pierre Charon et l'avocat du président Thierry Herzog, le scénario d'un complot de l'anti-France, associé à Rachida Dati (…). Et voilà qu'hier, plus rien de cela n'existait. Carla Bruni est venue tout démentir sur Europe 1. Non seulement il n'y a plus de complot - Charon et Herzog ont raconté n'importe quoi - mais en plus Dati est une "amie". Une enquête ? "Aucune." »
« Tous les conseillers et l’avocat personnel du Palais ont soupçonné, en la nommant, Rachida Dati. Ils ont évoqué un «complot». Vous avez bien lu. «Complot.» Mot grave en République, passible de la Haute Cour de Justice. » 1116

Le complot devient donc dans la presse l’objet de l’accusation, Charon et Herzog les accusés. Ce déplacement transforme alors l’accusation publique portée par Charon et Herzog en Affaire. Pour qu’une affaire se déclenche, il faut qu’elle accède « ‘ à une forme de verbalisation qui dépasse la plainte individuelle ou la rumeur, c’est-à-dire un récit qui la mette en intrigue et rende possible son déplacement dans l’espace public  ’»1117. Mais, selon Boltanski et Clavérie, elle nécessite, par ailleurs, une opération de désingularisation et de détachement des accusateurs à la cause.

‘« Doivent être estompées les relations personnelles et affectives souvent caractérisées par un mélange d’attachement et de jalousie, de proximité et d’aversion qu’entretiennent les principaux protagonistes. 1118»’

Dans notre exemple, l’attachement entre les personnages est particulièrement souligné par la presse, montrant ainsi, que la plainte (de Charon et d’Herzog) été rendue publique malgré l’échec du travail de désingularisation.

‘« Mais Charon visait aussi les ennemis ou les ex-amis du président de la République. Ainsi Rachida Dati, que le chef de l'État «  ne veut plus voir  », a confié Claude Guéant au Canard Enchaîné. »
« L'ex-garde des Sceaux se sait la cible de la garde rapprochée du président, notamment des amis historiques comme Brice Hortefeux (ministre de l'Intérieur) ou Pierre Charon (conseiller en communication), ceux qui n'ont jamais accepté que soit confié le ministère de la Justice à cette "intrigante" qui ne devait sa promotion qu'à son statut de favorite de Cécilia Sarkozy. »
« Pour des raisons autant privées que politiques, le désamour entre le chef de l'Etat et sa garde des Sceaux est pourtant réel : elle lui rappelle Cécilia, sa période bling-bling. »1119

Cet échec est amplifié dans les énoncés sur l’affaire à partir des parcours thématique de la jalousie et de la revanche insistant sur des rapports entre les personnages alors identifiés comme issus du monde domestique. Les accusateurs sont désignés « ‘ comme des «  ’anormaux‘  » », comme des «  ’fous‘  », et (…) comme des «  ’paranoïaques ‘ ». ’ »1120. Le scandale n°2 prend la forme de l’affaire, que l’on pourrait identifier comme n°3 ; elle est le produit d’un nouveau déplacement de l’objet d’accusation, cette fois-ci, les accusateurs étant les narrateurs des récits, les accusés sont les accusateurs du scandale n°2. Mais le discours de Carla Bruni sur Europe 1 opère ce même déplacement, désignant l’accusation de Charon dans « ‘ l’emportement de l’amitié ’ », ce qui fut largement repris par les narrateurs pour souligner l’attachement des personnages entre eux.

‘« Une affaire est scandaleuse quand elle dévoile en public les liens qui unissent les personnes, qu’elle « déballe » sur « la place publique », le linge sale des familles. La forme affaire se développe dans la tension entre le monde domestique et le monde civique.1121 »’

Ainsi, le retournement de l’accusation permet à l’affaire de prendre forme. Le public devient à la fois témoin et victime de l’affaire. Dans les justifications, s’affrontent alors deux mondes : le monde civique et le monde domestique. Les amitiés et les inimitiés des personnages de la rumeur s’opposent au public, qui est celui du monde civique, c’est à dire « ‘ les Français qui ’ ‘ ont tant de problèmes ’ », « ‘ les citoyens  ’» dans leur rapport à « ‘ la chose politique ’ », « ‘ dans un moment où tout se détraque, où les dépressions s’enchainent ’ », « ‘ des pans entiers de l’électorat de droite  ’» indisposés, « ‘ l’opinion qui demeure hostile à l’intrusion de la sphère privée dans le débat public ’ » et les « ‘ Français qui souhaitent à 70% qu’il ne se représente pas… ’ »1122. Le retournement de situation et la naissance de l’Affaire prennent sens dans l’indignation des petits face aux pratiques des grands.

L’itinéraire complexe de la rumeur révèle le jeu entre les mondes. La presse people ou ‘ Le Figaro ’confinent l’information et le média dans les mondes domestique et de l’opinion : la rumeur et le commérage n’atteignent jamais la phase du scandale, du complot ou de l’Affaire. Elle reste une affaire de couple (Sarkozy-Bruni) ou d’amitié (Dati-Bruni-Sarkozy ou Charon-Herzog-Sarkozy). C’est dans les autres titres de presse quotidienne nationale que la transformation s’opère au prisme d’un déplacement dans le monde civique qui tient le rôle de victime et de dénonciateur de cette rumeur. De cette identification des espaces de signification pour la transformation de la rumeur émerge un questionnement autour de l’évènement : ‘ Et si, en amont et en aval de l’information-people, il n’y avait jamais d’évènement ?

Notes
1116.

L’Humanité du 06/04/10, Le Monde du 07/04/10, Libération du 07/04/10, Libération du 08/04/10, L’Humanité du 10/04/10

1117.

BOLTANSKI, L. & CLAVERIE, E., « Du monde social en tant que scène d’un procès », BOLTANSKI, L., CLAVERIE, E., & al. (dir.) ‘ Affaires, scandale et grandes causes. De Socrate à Pinochet ’, Paris : Ed. Stock, 2007, p. 431.

1118.

Ibid. p. 433.

1119.

Le Figaro du 07/04/10, Libération du 07/04/10, Libération du 10/04/10

1120.

BOLTANSKI & CLAVERIE, 2007‘ , op. cit ’. p. 436.

1121.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 313.

1122.

Le Monde du 09/04/10, Libération du 10/04/10, Le Monde du 13/04/10, Libération du 07/04/10, L’Humanité du 09/04/10, Libération du 23/04/10