Si, au début de ce travail de recherche, le terme de peopolisation envahissait l’espace public français, aucune définition n’existait. Il désignait alors de nombreux mouvements pris dans différents espaces. La confusion de l’hétérogénéité marquait alors notre considération de ce phénomène comme processus en train de se faire. Les deux pôles théoriques présents dans notre recherche nous ont amenés à partir d’une incertitude quant à ‘ ce qu’il en est de ce qu’il est ’ pour observer les acteurs sociaux lui donner une consistance et une forme. La forme discursive de la peopolisation a, alors, opéré un dédoublement de l’énonciateur pour concevoir celle-ci comme un récit et comme une action :
‘ Si le journaliste est un narrateur qui joue le rôle de traducteur et de porte-parole des êtres de papier qu’il met en scène, en installant et sanctionnant les actions décrites dans des rapports de grandeurs particuliers et produisant alors l’identité médiatique des candidats à l’élection présidentielle de 2007, il est aussi un acteur qui construit le phénomène de peopolisation, chaque récit devenant une réponse résolvant (ou dénonçant) les tensions induites par l’hétérogénéité des êtres en présence et justifiant ce phénomène. ’En diffusant son savoir et son croire sur une action peopolisante, le producteur du discours est aussi acteur de la peopolisation. Il performe la peopolisation, lui donne une forme et une consistance, propose sa propre théorie sur celle-ci et dévoile une de ses formes d’existence et ses effets, tout en s’engageant dans la critique d’autres formes et d’autres théories.
‘« Le récit a un rôle décisif. Certes, il « décrit ». Mais toute description est plus qu’une fixation, c’est un « acte culturellement créateur ». Elle a même pouvoir distributif et force performative.1186 »’L’étude du mouvement de traduction s’inscrit dans une volonté de suivre des acteurs au moment « ‘ où ils se frayent un chemin à travers les choses qu’ils ont dû ajouter aux compétences sociales de base afin de rendre plus durable des interactions constamment fluctuantes ’ »1187. Chaque récit est une coupure dans le mouvement de la traduction. Mais, l’ensemble de ces récits envisage le mouvement de la traduction dans son dynamisme et sa continuité et saisit l’énonciation comme une action à partir des différentes distributions et définitions du phénomène de peopolisation.
En 2009, dans l’ouvrage De la Critique, Boltanski revient sur sa pensée et son évolution, avec le projet d’articuler sociologie critique bourdieusienne et sociologie pragmatique1188. Cet ouvrage participe, pour une large part, à notre réflexion conclusive sur la peopolisation comme action et à notre volonté de définir et de saisir ‘ ce qu’il en est de ce qu’il est ’. Cet ouvrage est, à la fois, théorique et politique. L’approche politique se tient essentiellement dans les deux derniers chapitres qui réfléchissent les pratiques de l’émancipation et ouvrent la voie à une sociologie militante dont l’enjeu est de dépasser par la gauche la sociologie critique bourdieusienne, en permettant de « rendre au mot de communisme – devenu imprononçable – une orientation émancipatrice que lui ont fait perdre des décennies de capitalisme d'Etat et de violence révolutionnaire »1189. Nous ne rendons que très peu compte de cette approche ici et concentrons notre attention sur l’approche et le cadre théorique que Boltanski propose.
Considérons une première distinction, que le sociologue opère, entre réalité et monde, qui constitue « l’armature conceptuelle »1190 de ses analyses.Il définit la réalité comme la construction sociale d’un ordre sémantique et normatif, qui peut être remis en cause par le monde, représentant le possible d’une autre réalité, « ce en quoi chacun se trouve pris en tant qu’il est plongé dans le flux de la vie »1191. La réalité est donc ce qui nous apparait comme allant de soi, le « normal », mais que Boltanski dévoile comme étant précisément un leurre de normalité en l’opposant au monde comme « ‘ tout ce qui arrive ’ », comme « ‘ l’objet de changements incessants ’ »1192. En refusant de considérer la réalité comme allant de soi, Boltanski repart de l’incertitude sur ce qu’il en est de ce qu’il est afin de ne pas tomber dans l’illusion d’institutions1193 déterminantes et de logiques de domination qui, en fait, ont des pieds d’argile et pourraient être autres. Une conséquence majeure de cette réflexion remet alors en cause le déterminisme bourdieusien fondé sur l’illusion d’un sens commun.
Partir de l’incertitude de notre objet d’étude permet ainsi de refuser de forcer la réalité du phénomène et d’ouvrir notre regard à la possibilité que les définitions soient multiples entre les différents porte-parole, selon que ceux-ci se réfèrent à la réalité ou à une alternative. Les analyses du mouvement de la narration, dans les récits de notre corpus, ont découvert la matérialisation du mélange des mondes dans des règles de construction et d’organisation spécifique des récits médiatiques. Ces règles peuvent être considérées à partir du rapport que le narrateur entretient avec la mise en scène de l’agencement composite des êtres, des objets et des actions narrativisés. Un dernier changement de focale permet ainsi de projeter nos analyses hors du récit tout en restant confiné en son sein, afin de dépasser l’horizon indépassable du texte.
DE CERTEAU, 1990, op. cit. p. 181.
LATOUR, 2007, op. cit. p. 99.
BOLTANSKI, 2009, op. cit.
Ibid. p.235.
Ibid. p.13.
Ibid. p.94.
Ibid. p.94.
Nous reviendrons sur la question de l’institution dans les prochaines pages.