La réalité du mélange des mondes…

Une dernière mise en scène du mélange des mondes est observable dans notre corpus ; elle est celle qui confirme la réalité et propose une énonciation qui va de soi.

Lors du traitement du mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, dans la confrontation entre l’alternative à la réalité proposée par Libération et L’Humanité, qui insufflent l’idée d’un monde où monde civique et monde domestique ne serait pas confondus par l’intermédiaire du monde de l’opinion, Le Figaro transforme cette vision « que chacun peut avoir “par-devers soi” en un savoir commun »1210. La confusion des mondes ne relève pas d’une performance des journalistes ou des acteurs politiques, pour ce porte-parole, mais de la réalité – les trois mondes sont interdépendants –, une réalité présentée comme « vrai[e] pour quiconque et indépendamment des circonstances de l’énonciation »1211. Cette posture réfléchit ce qui se passe, ce qui devrait se passer et comment cela se passe en affrontant les critiques d’autres porte-paroles pour justifier le mélange des mondes et sa médiatisation.

Comme dans Libération et L’Humanité, Le Figaro éprouve, lors du mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni, une incertitude quant à ce qui se passe :

‘« Les difficultés personnelles du président depuis son divorce ont donné aux Français le sentiment qu’il ne s’occupait plus d’eux « à plein temps ». »1212

Pourtant, dans ce quotidien, cette incertitude n’est pas celle du narrateur mais des Français. L’incertitude est alors résorbée dans le schéma narratif : « le mariage » est dévoilé comme un adjuvant au pouvoir-faire de Nicolas Sarkozy, lui permettant de mettre fin à la « séquence people ».

‘« Le président va pouvoir tourner cette page. »1213

Par ailleurs, la qualification du mariage dans ce quotidien est différente de ‘ Libération ’ et de ‘ L’Humanité ’. Si, pour ces derniers, la discrétion du mariage est niée au travers d’une rhétorique ironique, elle est considérée comme vraie par ‘ Le Figaro ’. Le mariage est l’adjuvant qui permet, plus loin, à Nicolas Sarkozy, en tant que sujet, d’être conjoint à l’objet « problèmes des Français ». Le mariage signe la fin d’une instabilité dans la vie privée du chef de l’Etat. Il n’y a donc plus rien à médiatiser et plus rien qui détourne les journalistes et le chef de l’Etat d’objets issus du monde civique. Ce registre confirme la réalité, c'est-à-dire que ce qui se passe est la réalité. Cette réalité impose l’interprétation que monde domestique, monde de l’opinion et monde civique sont interdépendants.

‘« On peut voir dans un discours de ce type un moyen d’apaiser l’inquiétude sur ce qui est, et cela, particulièrement, pour faire face à la menace constante (…) que représente la critique.1214 »’

Ce même quotidien produit une confirmation du même ordre pour la maternité de Rachida Dati, rejoint, cette fois, par Closer et VSD. Ils se différencient de Gala, Point de Vue, France-Dimanche, Ici-Paris et Public, cinq hebdomadaires qui ne réfléchissent pas la relation entre les formes symboliques et les états de chose. VSD, Closer et Le Figaro, on l’a vu, adopte une posture réflexive tout comme les autres titres de la presse quotidienne nationale et Voici. Mais tandis que ces derniers produisent une dénonciation, induisant une impossibilité pour Rachida Dati à être, à la fois, mère et femme politique, VSD, Closer et Le Figaro imposent l’idée, dans un souci de justification de la reprise de travail de Rachida Dati, que ce n’est pas une question de compétence mais que c’est un état de chose : Rachida Dati est, à la fois, mère et femme politique. Ils confirment cette réalité en défendant la possibilité de combiner maternité et carrière, comme celle de pouvoir abréger son congé maternité1215. Cette position est aussi celle de Paris-Match dans l’identité médiatique de Nicolas Sarkozy. Le porte-parole défend l’idée d’une interdépendance des trois mondes dont le mélange est une réalité. Contrairement aux titres qui dénoncent une performance dans le mélange des mondes par Nicolas Sarkozy, Paris-Match installe ce mélange comme de l’ordre de la réalité, s’octroyant alors un devoir-dire. La réalité défendue du mélange des mondes devient le ferment de la légitimité de l’énonciation. Les porte-parole définissent un « ça est » en même temps qu’ils confirment leur position dans le monde de l’opinion et leur identité.

Cette réalité est éprouvée parallèlement par les néologismes, qui constituent un exercice sémantique de durcissement de la réalité, puisqu’ils donnent à ce mélange des mondes une réalité sémantique. Intéressons-nous quelques instants au néologisme « ‘ omniprésident ’ » et à sa mobilisation dans la presse quotidienne nationale française. La première apparition de ce terme date du 4 juillet 2007 dans ‘ Le Figaro ’, mais ce, dans le cadre de citation directe. Par la suite, s’il est repris dans le discours même du journaliste, le terme est toujours placé entre guillemets. ‘ Le Monde ’ retire les guillemets le 23 décembre 2007 dans le cadre d’une description de la caricature des Guignols. C’est ‘ Libération ’, le 24 août 2008, qui est le premier à retirer les guillemets dans le propos même du narrateur et donc, par là même, la distance prise par rapport à ce terme. Les quarante-six autres utilisations de ce néologisme par ce journal seront alors toujours sans guillemets. De la même manière, ‘ L’Humanité ’ retire définitivement, le 26 décembre 2008, les guillemets. ‘ Le Figaro ’ les retire le 8 janvier 2009 et le place dans le titre même si c’est précisément dans un article qui raconte le discours du président qui s’assume en «‘  omniprésident ’ ». Par la suite, ce journal oscillera entre l’utilisation ou non des guillemets. ‘ La Croix ’ a toujours utilisé les guillemets, à l’exception de sa dernière apparition, le 11 décembre 2009. A travers cette très rapide présentation de l’évolution typographique du terme, nous comprenons que nous sommes passés d’un extrait de citation à la reprise à son compte par les journaux qui maintiennent cependant, dans leurs premières évocations, le terme entre guillemets. Puis les guillemets disparaissent, plus tôt chez les journaux dits « de gauche », de manière plus aléatoire dans ‘ Le Figaro ’ et ‘ Le Monde, ’et enfin, très récemment dans ‘ La Croix ’. L’emploi et l’utilisation de ce néologisme évolue en même temps que l’installation de la peopolisation dans l’imaginaire français et sa légitimation. Les enjeux politiques et idéologiques de l’emploi d’un tel terme obligeaient certains journaux à ne l’utiliser au début que dans le cadre de citation. Or la citation permet au journal non seulement d’autoriser une telle énonciation mais par ailleurs de se distancer de ce terme tout en l’authentifiant. Désormais, le terme est intégré au discours du journal qui le reprend à son compte. Cette répétition et cette évolution dans son utilisation semble donc fixer la réalité du mélange des mondes. Ainsi, les néologismes stabilisent l’intrication du politique, du médiatique et du domestique.

Notes
1210.

BOLTANSKI, 2009, op. cit. p. 115.

1211.

Ibid. p. 114.

1212.

Le Figaro du 04/05/07

1213.

Le Figaro du 04/05/07

1214.

BOLTANSKI, 2009, op. cit. p. 114.

1215.

Cf. Chap. VII. 1. 3. 2.