Une fiction de l’institution, l’institution comme fiction…

L’isotopie de l’incarnation a révélé, lors du chapitre III, une double incarnation du corps de l’homme politique. Dans le monde civique pur, les êtres ne sont que la représentation d’un collectif, les corps sont abstraits. L’incarnation de l’homme politique ne peut se faire idéellement qu’à partir d’une description définie ou d’un désignateur accidentel. Cette incarnation n’est donc pas rigide1229, elle se construit dans la permanence d’une fonction et dans l’éphémérité des personnes qui incarnent cette fonction1230. Pourtant, Kantorowicz pose l’idée de deux corps indissociables, un mortel et un autre immortel, que Marin réunit à partir du corps sacramentel1231. L’approche de Marin répond à notre analyse et à notre tripartition des espaces de signification, installant la fiction du corps du roi dans une mise en abîme de l’image.

‘« Est-il possible de décrire le roi autrement qu’en son image ? Est-il possible de la tracer autrement qu’en le re-traçant dans la représentation, qu’en le re-tirant de son portrait ? Le roi est-il autre que son image ? Ou, inversement, l’image du roi, une et multiple, singulière et diversement reproduite, n’est-elle point le tout du roi ?1232 »’

Le roi est une image, ou plutôt la réunion de deux images, l’image d’un corps naturel et l’image d’un corps politique. La mise en abîme de l’image retrouve la mise en abîme du monde de l’opinion de notre étude ; elle est à, à la fois, le support « opérant l’échange sans reste (ou tentant d’en éliminer tout reste) entre le corps historique et le corps politique »1233 et une incarnation à part entière.

La désolidarisation du corps propre de Rachida Dati, comme si sa part politique et sa part intime constituaient deux personnages distincts du récit, a rendu compte d’une dissociation d’espaces dans laquelle le mouvement de traduction pouvait alors se mouvoir. Le « corps sacramentel sémiotique », le portrait, permettait alors l’échange entre sa part intime et sa part politique, entre son être mère et son être ministre. Les variations identitaires de Rachida Dati explorent, dans les récits envisagés, différents êtres qui agissent comme différents espaces d’engagement et installent un corps naturel, physique, historique, un corps politique et une image, un corps fabriqué, un corps-spectacle. Ce dernier corps, nous l’avons vu, ne trouvait pas seulement prise comme support du récit mais était, par ailleurs, une incarnation « visible » dont le porte-parole rendait compte.

Le corps sacramentel, comme incarnation visible du pouvoir du roi ou de la grandeur de l’être, s’empare de la place du corps-spectacle dans la presse people ; un corps, rappelons, particulièrement célébré dans Gala 1234 et pour Ségolène Royal1235. Il est conçu comme une parure qui sert le caractère extraordinaire, la grandeur dans le monde de l’opinion.

‘« La beauté archétype de la star retrouve le hiératisme du masque ; mais ce masque est parfaitement adhérent, il s’est identifié au visage, confondu avec lui.1236 »’

Le monde de l’opinion est glorifié comme une incarnation de l’extraordinarité des personnages dans laquelle se tient une matérialisation de l’écart entre séduction et manipulation. Se rendre séduisante n’équivaut pas à séduire dans le genre people, disions-nous lors du chapitre VI. Le corps-spectacle, dans le genre people, contient ainsi l’image d’un corps physique et naturel, l’image d’un corps politique et constitue ainsi « la fiction symbolique »1237 du personnage. L’institution de la grandeur, son fondement, se fait à partir de l’image, qui agit comme un véritable moyen de modalisation de la grandeur.

Mais la fiction symbolique du personnage est aussi celle de l’institution. En la définissant comme une instance de confirmation dont le rôle est de dire ce qu’il en est de ce qu’il est, dans une visée objective et totalisatrice, l’institution, nécessairement détachée du point de vue, doit être considérée, selon Boltanski, comme un être sans corps.

‘« Seul un être sans corps peut cesser de « considérer les objets en se plaçant parmi eux » pour les « voir sub specie aeternitatis » et les « considérer de l’extérieur », pour reprendre une formulation utilisée par Wittengenstein1238.1239 »’

En tant qu’être sans corps, elle a besoin d’un porte-parole pour se réaliser et perdurer. L’identité du porte-parole est alors fondée sur cette ambivalence entre le corps naturel de celui qui incarne le porte-parole et le corps immortel de l’institution qui est incarnée. L’institution est elle-même une fiction.

‘« On soupçonne que ces institutions ne sont que des fictions et que seuls sont réels les êtres humains qui les composent, qui parle en leur nom et qui, étant doté d’un corps, de désirs, de pulsions, etc. ne possèdent aucune qualité particulière qui permettrait de leur faire confiance.1240 »’

Le mélange des trois mondes constitue, ainsi, à la fois, la réalité produite par l’institution comme la réalité de l’institution. C’est donc, dans les discours appartenant au registre métapragmatique de confirmation, que l’institution trouve sa réalité et que la réalité qu’elle défend se trouve traduite.

Notes
1229.

Cf. Chap. III-3-2-1.

1230.

Cette considération retrouve par ailleurs notre définition et considération de l’information immortelle, justifiant son appellation. Cf. Chap. III. 2. 5. 2 et Chap. V. 1. 2.

1231.

Cf. Chap. IV-2-1.

1232.

MARIN, 1981, ‘ op. cit ’. p. 251.

1233.

Ibid.p. 21.

1234.

Cf. Chap. V. 3. 3.

1235.

Cf. Chap. VI. 3. 2. 2.

1236.

MORIN, 1984, op.cit.p. 57.

1237.

MARIN, 1981, op.cit.p. 19.

1238.

WITTGENSTEIN, L., Carnets 1914-1916, Paris : Gallimard, 1971, p. 154-155.

1239.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’p. 117.

1240.

BOLTANSKI, 2009, op. cit. p. 28.