L’institution et les porte-parole de notre corpus.

L’institution est une fiction, un être sans corps qui ne peut donc pas parler, elle a besoin d’un porte-parole, d’un être de chair, situé et intéressé et donc « condamné à la fatalité du point de vue »1241. Nous retrouvons ainsi le concept de porte-parole défini dans le deuxième chapitre de ce travail. Le porte-parole est, avons-nous dit, celui qui supporte la parole, qui condense la parole de tous ceux qu’il représente en un seul corps ; mais c’est aussi celui qui porte la parole en tant qu’il la déplace, la mène dans d’autres lieux où elle ne pourrait aller sans cet intermédiaire. En tant que porte-parole, l’énonciateur des récits travaille à traduire les langages, les problèmes, les identités ou les intérêts dans ceux des candidats à l’élection présidentielle et/ou des autres êtres engagés dans l’action décrite mais aussi à construire et déconstruire ce qu’est la peopolisation. Dans notre logique d’analyse immanente, et au prisme de la définition de Boltanski, l’institution se découvre donc dans les récits appartenant au registre métapragmatique de confirmation et poursuit une visée objective de la réalité en réprimant les critiques. Certains titres de notre corpus se situent exclusivement dans un registre dans l’ensemble des récits investigués ; d’autres peuvent ponctuellement adopter un registre différent mais une tendance de chaque titre est repérable, certains adoptant plus fréquemment une posture critique, d’autres pratique ou de confirmation.

Le journaliste est un sujet du monde de l’opinion mais extérieur à la hiérarchie de grandeur dans le monde de l’opinion : il est un « magistrat chargé de faire valoir la grandeur ». Cette extériorité lui procure une légitimité pour porter la parole des êtres de ce monde, pour porter la parole des petits et des grands de ce monde.

Dans le registre pratique, quand le journaliste raconte le mélange des mondes, il accomplit sa tâche sans questionner son activité ou sa légitimité à porter ces paroles ; celles-ci sont implicitement reconnues comme évidentes, comme normales. Dans ce registre, l’utilisation du langage est, selon Boltanski, à caractère indexical. Les catégories pour qualifier les êtres et les objets sont incorporées au langage sous la forme d’espaces « à bords flous, dont l’activation est sans cesse modalisée par la relation pratique aux objets de l’énonciation »1242, participant à l’ordinarisation de son activité.

‘« Le langage est mis en œuvre comme s’il faisait corps avec ce qu’il désigne (comme si c’était la même chose de nommer ou de montrer en désignant du doigt).1243 »’

Cette attitude est celle, majoritairement de Point de Vue, Ici-Paris, France-Dimanche, Public et Gala 1244. Nous retrouvons la presse faiblement médiatisante lors de la campagne présidentielle, qui se saisit des évènements post-campagne en racontant essentiellement ce qui s’y passe, confinant son récit au creux de l’énoncé-énoncé et dans les mondes de l’opinion et domestique. Il arrive à cette presse d’émettre des accusations, mais ce toujours depuis le monde domestique dont la préoccupation constitue avant tout un effet de fiction. C’est aussi le cas de La Croix lors des trois évènements investigués. Même si le quotidien met en scène la polémique lors de la maternité de Rachida Dati, il installe la possibilité de la critique mais reste finalement dans le registre pratique. De la même façon, autant pour le mariage que pour les rumeurs, il évite de rendre problématique le mélange des mondes et son énonciation. Mais, le choix d’éviter tout questionnement sur son activité ou sa légitimité n’est-il pas la sanction d’une réflexivité implicite qui rejoindrait le registre métapragmatique de confirmation : ‘ ça est ’ donc on en parle ?

Dans le registre métapragmatique, le porte-parole détourne sa pratique en la réfléchissant : « l’attention des participants se déplacent de la tâche à accomplir vers la question de savoir comment il convient de qualifier ce qui se passe »1245. En identifiant l’origine du mélange des mondes et l’origine de la mise en scène de ce mélange, le porte-parole qualifie différemment ce qui se passe, mobilisant différents mondes et différentes hiérarchies de grandeur pour attribuer une valeur aux êtres de papier et aux actions de narration. Les catégories de langage ne sont plus le produit d’ « ensembles flous » mais désormais sont un produit « établi par référence à des espaces sémantiques homogènes bornés par des frontières, stabilisés par des définitions et associés à des règles »1246. Ce faisant, c’est sa propre pratique et l’espace d’où il parle que le porte-parole met en scène. Ce registre peut être divisé en deux sous-registres dont les propriétés de l’un se construisent de manière symétrique et inverse à l’autre.

Le premier sous-registre métapragmatique, celui de la critique, construit une attitude critique face au mélange des mondes ou de sa mise en scène ; il identifie un mouvement néfaste, ses Destinateurs et ses Destinataires, c’est-à-dire les coupables de cette nuisance et ses victimes. Dans cette qualification des états de choses, le porte-parole perd son caractère de sujet extérieur à la hiérarchie des grandeurs du monde de l’opinion en s’associant aux victimes, pour parler en leur nom, porter leurs langages, problèmes, identités ou intérêts. Il condense la parole de ces victimes identifiées dans son propre corps et fait ainsi corps avec elles. Les victimes peuvent être les grands du monde de l’opinion ou les petits, c’est-à-dire les destinataires du récit. Pourtant, selon le récit et le mélange dont il rend compte, le porte-parole peut procéder d’un déplacement de l’identité de ces êtres dans un autre monde afin de pouvoir parler en leurs noms. C’est le cas de Libération, L’Humanité et Le Monde, lors des rumeurs d’infidélités, qui installent le public, non seulement comme le destinataire de la médiatisation des rumeurs (sujet du monde de l’opinion) mais aussi comme un ensemble de citoyens qui souffrent (sujet du monde civique). Ce déplacement leur permet ainsi de s’associer aux groupes des victimes en se déplaçant eux-mêmes du monde de l’opinion où ils ont une position particulière vers le monde civique où les porte-parole sont aussi des citoyens1247. Dans le récit de l’accouchement de Rachida Dati, Ici-Paris installe celle-ci comme la victime de l’hyper-médiatisation de sa maternité. Le porte-parole déplace alors Rachida Dati, comme grand du monde de l’opinion, vers le monde domestique où elle est une mère ; un déplacement qui permet une fois encore au porte-parole de s’associer à la victime en se définissant lui-même comme une mère qui comprend et qui plaint1248. Voici confine, en revanche, ces sujets et sa propre identité dans le monde de l’opinion. Par une rhétorique humoristique et moqueuse, il établit une connivence avec les destinataires de ses récits qui lui permet de s’associer à eux dans un groupe où l’on rit et où l’on raille les grands du monde de l’opinion1249. Ces différents exemples insistent sur l’activité du porte-parole et, donc, sur la définition des êtres au nom de qui il parle et de l’espace d’où il parle. Mais en s’associant ainsi aux victimes dont il porte la parole, le porte-parole se désolidarise, dans un parcours parallèle, des Destinateurs du mélange et de la médiatisation. Le processus de qualification, sur lequel se porte l’attention du porte-parole, est, alors, d’un même mouvement, descriptif et normatif. En désignant et en s’associant aux victimes, le porte-parole se désigne lui-même comme un être situé et intéressé, pris dans le point de vue. Ce registre critique est plus particulièrement investi par Voici, Closer, VSD et Gala 1250, tant lors de la campagne présidentielle, que par la suite lors des évènements observés. Ce registre critique est aussi celui de Libération, L’Humanité et Le Monde, pour la presse quotidienne nationale, qui attribuent très largement l’origine du phénomène aux hommes politiques.

Le second sous-registre métapragmatique, celui de la confirmation, s’établit dans une relation dialogique au précédent1251. Les porte-parole rendent compte des inquiétudes, de l’incertitude, voire des critiques, pour pouvoir les apaiser et stabiliser les interprétations. Ils participent ainsi à confirmer ce qu’il en est de ce qu’il est, à fixer la réalité et des propriétés aux états de chose. Cette attitude de confirmation de la réalité investit deux mouvements.

Le premier est la confirmation du mélange des mondes comme une propriété permanente attachée aux hommes politiques : il répond à la question « qu’est-ce qui se passe ? » par la réponse : « la réalité! ». Dans ce registre, il n’y a ni coupable, ni victime, ni nuisance. Le mélange des mondes ne relève pas d’une performance mais de la réalité ; sa mise en scène est donc une activité normale, logique, allant de soi. Dans ce registre, nous trouvons, dans ces récits, de nombreuses formules1252, énoncées sans sujet d’énonciation1253, installant le mélange des mondes :

‘« L’homme derrière le candidat »
« Ce n’est plus l’homme politique qui parle mais l’homme tout entier »1254

Le second mouvement est la conformation par le porte-parole de sa propre pratique. En confirmant la réalité du mélange des mondes, le porte-parole retrouve sa position extérieure du monde de l’opinion, refusant un engagement personnel et renvoyant le porte-parole critique à une position subjective construite sur le point de vue et l’émotion. Le registre métapragmatique de confirmation s’attache ainsi à fixer la réalité et à conformer les pratiques des porte-paroles dont le rôle est de faire-voir la norme, de manière objective et détachée du point de vue. Cette réalité est plus spécifiquement portée par Le Figaro et Paris-Match. Ce dernier, pourtant, a été silencieux lors des rumeurs d’infidélités et lors de la maternité. Or ce silence n’apparaît pas comme une critique mais comme un refus du commérage puisque, à la suite de ces évènements, le journal publie des interviews des concernés privilégiant une forme de peopolisation consentie, confirmant sa réalité et le devoir-faire objectif du journaliste.

L’institution est une instance de confirmation qui construit la réalité. En observant les récits produits dans le registre métapragmatique de confirmation, nous pouvons donc considérer sa réalité au travers de la parole de Paris-Match et du journal Le Figaro, qui s’attachent à confirmer que le mélange des mondes est la réalité et que leurs propres pratiques de mise en scène se déploient dans une visée objective.

Notes
1241.

Ibid.p. 130.

1242.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’p. 104.

1243.

Ibid. ’p. 104.

1244.

Ce dernier titre oscille entre registre pratique et registre critique. Cf. Chap. VI. 4. 3. 2.

1245.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’p. 107.

1246.

BOLTANSKI, 2009, op. cit. p. 112.

1247.

Cf. Chap. VII. 1. 4. 4.

1248.

Cf. Chap. VII. 1. 3. 1.

1249.

Cf. Chap. V. 3. 2. 1.

1250.

Toujours dans une ligne éditoriale paradoxale pour ce dernier qui le place parallèlement dans le registre pratique.

1251.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’p. 99.

1252.

Boltanski définit le registre métapragmatique de la confirmation par « une préférence pour le genre de la formule » (BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’p. 158).

1253.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’p. 158.

1254.

Paris-Match 3020, Paris-Match 3009