Ce qu’il en est de ce qu’elle est : la forme et la place actuelle de la peopolisation.

Les différents corpus et les variations des échelles d’observation ont montré qu’une évolution était remarquable quant à la médiatisation des personnages politiques dans la presse people, autant d’un point de vue quantitatif que dans les stratégies d’énonciations. Par ailleurs, une certaine adéquation1261 entre presse quotidienne nationale et presse people montre que les principes du récit people atteignent l’espace de la presse dite « sérieuse ». Cette banalisation des logiques peoples est renforcée par les néologismes qui inscrivent la peopolisation dans une existence sémantique. Mais c’est en 2010 que le terme de peopolisation fait son apparition dans le dictionnaire Larousse1262, même si le terme est toujours absent des autres dictionnaires, et qu’un nouveau magazine apparaît consacré à la « politique people » : Vox.

Néanmoins, il apparaît clairement, en parallèle, que ce processus est soumis aux critiques. Notre corpus montre ainsi que le phénomène connaît un mouvement de banalisation et reste, en même temps, controversé : l’accord n’est pas encore atteint.

Certaines situations sont prédisposées à la critique car elles font apparaître des êtres et des actions issus de différents mondes et dont l’incompatibilité demande un travail de déplacement et de transformation pour réaliser la figure de compromis de la peopolisation. L’analyse de l’identité médiatique de chacun des candidats soulève la particularité de certains êtres à être projetés dans des situations susceptibles d’être questionnées : c’est particulièrement le cas avec Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, alors que l’identité médiatique de François Bayrou contient un parcours dont la cohérence fonde le compromis. Le registre métapragmatique de critique sépare les mondes. Il ouvre la possibilité de les concevoir indépendamment les uns des autres et souligne que leur réunion est le résultat d’une pratique dans le monde de l’opinion ; une pratique qui peut donc être évitée.

Pourtant, les récits critiques, avons-nous vu, sont dans un déni de la propre responsabilité du porte-parole dans la performance de la peopolisation. Ces critiques s’attachent toujours à désigner un coupable qui est autre : les autres médias ou les acteurs politiques. C’est le cas de France-Dimanche qui demande aux autres médias, lors de la médiatisation de la mort de Gregory Lemarchal : « Laissez-le tranquille ! », alors qu’il est le titre people qui a consacré le plus de récits au jeune chanteur après son décès. Lors de l’accouchement de Rachida Dati, Ici-Paris accuse la rumeur sur l’identité du père de nuire au bonheur de celle-ci, mais dans ces accusations, il propage ces rumeurs en citant les opposants et leurs propos nuisibles. C’est aussi le cas de L’Humanité ou de Libération qui dénoncent, lors du mariage de Nicolas Sarkozy et de Carla Bruni, la place du mariage dans l’univers médiatique au détriment de celle du pouvoir d’achat, mais qui, ce faisant, contribuent à la médiatisation de l’évènement. Les exemples de ce déni de responsabilité dans la critique sont nombreux dans notre corpus. Ils marquent une tolérance1263 que Boltanski définit comme ce qui permet aux acteurs de ne pas trop s’attarder sur leurs contradictions et sur les contradictions entre monde et réalité1264. Dans cette incomplétude de la critique, la particularité des porte-parole et de l’objet qu’ils critiquent, portée par la mise en abîme du monde de l’opinion, interroge : Si la peopolisation est une action discursive médiatique, la mise en scène de celle-ci, autant sur le mode critique que pratique ou de confirmation, consiste à la performer, l’instituer. La plus violente des critiques et des dénonciations de ce phénomènes ne reposerait-elle pas sur le silence ? En évitant de produire des récits sur le mélange des mondes ou sur les situations qui l’obligent, la peopolisation perdrait son existence discursive. Le monde, comme alternative, où ce mélange n’existerait pas, où le monde de l’opinion ne nuirait pas au monde domestique, où le monde domestique ne nuirait pas au monde civique par l’intermédiaire du monde de l’opinion, prendrait alors le pas sur la réalité. Pourtant, sur le mode de la justification ou de la dénonciation et dans une posture tolérante face au phénomène, la presse écrite française contribue à installer la peopolisation. En la critiquant, les titres participent à son élaboration et sa construction, ils la réfléchissent, la mettent en scène, produisent des théories à son propos.

‘« La tolérance à l’égard de certaines transgressions – ce que Goffman appelle le tact – est une attitude appelée non seulement par le sens des responsabilités envers autrui mais encore par la crainte d’être soi-même accusé d’abuser de la situation.1265 »’

Cette tolérance quant au phénomène de peopolisation est donc tenue dans la responsabilité du porte-parole à faire ce qu’il critique. L’accusation tolérante est une forme tronquée, oblique et limitée des accusations. Les deux types de presse analysés jonglent, nous l’avons vu, avec cette tolérance par rapport au mélange des mondes en déplaçant leur propre parole vers la réalité – ça est – ou vers d’autres mondes, leur permettant de se soustraire de leur responsabilités. Pourtant, en évitant de mettre en scène leurs énonciations comme celles de corps situés et intéressés ou comme celles de journalistes, en s’associant alors aux citoyens, aux fans, aux personnes privées, les porte-parole empêchent la scandalisation1266 de leurs propos qui semblent réduits au commérage ; commérage défini, par Lemieux, précisément, comme étant une accusation tolérante1267. Or cette notion résonne particulièrement dans notre recherche.

La tolérance signe ainsi la figure du compromis que la peopolisation porte au moment de clore cette recherche. Boltanski et Thévenot définissent le compromis comme une configuration complexe, une forme hybride où l’on peut identifier la présence d’objets hétérogènes1268.

‘« Le compromis est le résultat précaire d’une pratique dans un ici et un maintenant singulier. Il est la marque d’une cohérence sociale, politique, capable de se réinventer dans des contextes nouveaux. 1269»’

Ainsi, face à l’hypothèse empirique qui a fondé notre investigation, il apparaît que la campagne présidentielle et sa clôture, avec l’élection de Nicolas Sarkozy dont la narratogénie participe au phénomène, ont contribué à une banalisation de la peopolisation mais n’ont pas achevé son installation, la laissant, au contraire, dans la fragilité que le compromis suppose. Le phénomène, dans sa critique et dans ses stratégies de résorption de l’hétérogénéité, nous invite alors à ne pas le quitter des yeux et à observer ses déploiements futurs.

Dans cette thèse, nous espérons avoir pu rendre compte de récits sur des êtres privés, médiatiques et politiques et du phénomène de peopolisation en train de se faire, défini par ses propres acteurs. Ce travail constitue, aspirons-nous, le point de départ d’une recherche sur la peopolisation, dont l’épreuve scientifique émerge dans l’espace universitaire français. Les deux ouvrages de Dakhlia sont les premiers à avoir ouvert la voie d’une réflexion sur le phénomène. Mais plus encore, c’est tout un horizon théorique et empirique qui est en pleine expansion1270 en France, à propos de la culture de la célébrité et de la presse people. La confrontation entre sémiotique narrative et sociologie pragmatique semble avoir éprouvé sa pertinence dans l’analyse de notre objet à la fois narratif et social, un objet particulier mais non unique. Cette approche appelle alors à s’attarder sur des objets d’existence discursive mais dont les réalités peuvent être très variées, ouvrant les perspectives de recherches à d’autres mondes, d’autres hybridations, d’autres dénonciations et d’autres compromis. Si la société de communication tend de plus en plus à envisager les relations sociales au prisme du monde de l’opinion, la confusion des mondes ne demande plus qu’à être démêlée dans l’observation des discours des acteurs à partir de la sémiotique du discontinu de Greimas et réinvestie dans la sociologie pragmatique ; une approche dont la pertinence demande à être confirmée ou infirmée dans l’étude d’autres phénomènes.

Notes
1261.

Nous avons cependant souligné, tout au long de cet écrit que des distinctions se maintiennent.

1262.

Le Petit Larousse 2010.

1263.

Une tolérance que l’on peut dénoncer comme de l’hypocrisie, selon Boltanski (2009, op. cit, p. 103)

1264.

BOLTANSKI, 2009, ‘ op. cit. ’p. 103.

1265.

LEMIEUX, 2007, op. cit. p. 376.

1266.

Cf. Chap. VII. 1. 4. 1. pour les définitions du scandale et du commérage et le passage de l’un à l’autre.

1267.

LEMIEUX, 2007, op. cit. p. 376.

1268.

BOLTANSKI & THEVENOT, 1991, op. cit. p. 340.

1269.

ABEL, O.,  Paul Ricœur : La promesse et la règle, Paris : Michalon, 1996, p. 106.

1270.

Des auteurs comme Morin ou Debord, dans les années 60-70, en France, ont déjà posé les premières pierres pour une telle réflexion.