8 Si la volonté est une « aptitude à »12, une disposition naturelle de l’homme, elle est aussi une capacité garantie et sanctionnée par l’ordre juridique. Cependant, le droit ne peut se contenter d’une volonté pure, facteur d’insécurité, « il l’a rend impuissante, en lui refusant sa propre puissance »13.
Evidemment, la volonté abstraite fait partie de la figuration de la personne humaine. Tous les êtres humains ont ainsi la personnalité juridique, c’est à dire « l’aptitude à être titulaire de droits subjectifs (ester en justice, être créancier ou débiteur) et débiteur d’obligations (exécuter le contrat conclu, réparer le préjudice causé), et plus généralement l’aptitude à être acteur dans la vie juridique»14. Avoir la personnalité juridique, c’est être sujet de droit, donc « sujet à l’application du droit objectif qui fixe les prérogatives et les charges individuelles et réglemente les situations juridiques». En conséquence, toute personne est apte à exercer elle-même les droits dont elle est titulaire, en déclenchant sa volonté.
9 Mais cette volonté n’est pas n’importe quel acte volontaire. N’a en effet de valeur juridique que l’acte de volonté du sujet par lequel il entend mettre en œuvre les prérogatives relatives à ses droits subjectifs. La volonté doit en conséquence être caractérisée par son intentionnalité juridique 15 et sa capacité à engendrer des effets juridiques. Pour cela, il est nécessaire qu’elle se soit manifestée, exprimée, extériorisée. Ainsi, la définition la plus classique de l’acte juridique consiste-t-elle à y voir une manifestation de volonté en vue de réaliser certains effets de droit.
10 Le droit ne retient donc pas une définition descriptive de la nature de la volonté, mais impose une définition par la finalité qu’il lui reconnaît. La volonté individuelle est indispensable à la formation de l’acte juridique ou du contrat, en tant que manifestation initiale. Détermine-t-elle aussi la portée, les effets juridiques, en particulier la force obligatoire de l’acte juridique ou du contrat ? Cette question, qui a alimenté la pensée juridique, a permis la construction des fondements de la théorie générale du droit des contrats.
Le rôle de la volonté individuelle dans le contrat et son régime ont ainsi subi des évolutions majeures dont il convient ici de rappeler brièvement les principales étapes.
* La théorie de l’autonomie de la volonté
11 A partir de la seconde moitié du 19ème siècle, la théorie de l’autonomie de la volonté affirme que la volonté est la source des droits subjectifs, qu’elle est « l’organe créateur du droit » 16, « la cause première du droit ». Cette théorie est issue de la philosophie individualiste des Lumières mais surtout de la conception Kantienne de la volonté, fondée17 sur les idées de morale et de devoir. La volonté est « le principe suprême de la moralité », non pas une détermination rationnelle mais une obligation, entendue comme une contrainte dans l’expérience humaine du devoir18.
Ainsi, l’autonomie de la volonté désignerait le pouvoir qu’a la volonté de se donner sa propre loi, elle serait à la fois l’élément essentiel du contrat et la justification de sa force obligatoire parce que conforme au bien universel.
12 Le libéralisme économique a largement contribué à fortifier cette théorie, en prônant que le libre jeu des volontés individuelles assure l’équilibre économique et la prospérité générale, ce que A.Fouillée traduisait par la formule « Qui dit contractuel, dit juste » 19 . La liberté contractuelle et la sécurité procurées par une force obligatoire entendue de manière absolue fournissent alors les axes du droit des contrats. On est dans l’exaltation du « volontarisme juridique » 20.
Sous la forme qui vient d’être décrite, cette théorie est en déclin constant21. Elle a été progressivement mise à l’écart pour des raisons tenant essentiellement à des facteurs économiques et sociaux. Que signifie, en effet, l’autonomie de la volonté face à l’inégalité des cocontractants ? Une illusion dangereuse, vide de sens. A l’opposée de la formule de Fouillée, s’est imposée celle de Lacordaire « Entre le fort et le faible,…, c’est la liberté qui asservit, la loi qui affranchit » 22 . L’orientation de l’économie, le dirigisme économique, se sont construits aux dépens de l’autonomie de la volonté. L’Etat devient le garant d’une certaine vision de l’utilité sociale visant à limiter l’initiative individuelle privée économique. On parle ainsi d’ordre public de direction. Cette transformation est marquée par l’accroissement considérable des lois impératives destinées à compenser l’inégalité et à protéger le contractant le plus faible. C’est l’ordre public de protection que l’on désigne alors.
L’évolution du droit a conduit peu à peu à la prise en compte de l’autre, au souci de ses intérêts. Ainsi, progressivement, allait se dégager une autre perception et analyse du droit des contrats.
* La loi, source du pouvoir de la volonté
13 La volonté individuelle n’est plus perçue, en elle-même, comme créatrice de droit. L’article 1134 du code civil23, longtemps tenu pour une affirmation de la théorie de l’autonomie de la volonté, exprime uniquement, en vérité, que le pouvoir reconnu aux volontés individuelles n’est pas originaire de celles-ci mais dérivé. Autrement dit, la force obligatoire des conventions légalement formées est issue d’une norme extérieure supérieure, la loi, seule capable de leur conférer le caractère obligatoire et de déterminer leurs effets.
14 Hans Kelsen a ainsi montré que l’autonomie de la volonté ne pouvait constituer une explication suffisante de la force obligatoire du contrat. Elle n’explique pas pourquoi c’est la volonté passée, volonté morte, qui devrait prévaloir sur la volonté présente, volonté vivante, de celui qui refuse d’exécuter le contrat. Pour expliquer ce phénomène, il faut faire intervenir une norme supérieure à la volonté, source véritable des effets produits.
L’idée est donc aujourd’hui largement admise que le contrat tire sa force obligatoire non pas de la volonté, mais du droit objectif qui la lui confère. «Contracter, ce n’est pas seulement vouloir, c’est aussi employer un instrument forgé par le droit » 24 .
15 La question que posent alors les auteurs contemporains est de savoir pourquoi le droit confère cette force obligatoire au contrat. Partant, ils ne se contentent pas d’invoquer la règle de droit qui l’affirme, en l’occurrence l’article 1134 du code civil, mais tentent de rechercher et de définir les valeurs supérieures qui la justifient.
Pour le professeur J. Ghestin, il s’est opéré « une substitution de l’utile et du juste au dogme de l’autonomie de la volonté » 25 . Cela ne signifie pas que la volonté n’a plus de rôle à jouer dans le contrat. Son expression et sa qualité sont toujours essentielles, notamment pour la formation de l’acte ou comme élément d’interprétation. Mais elle devient, en quelque sorte, un « instrument » au service d’un droit contractuel animé de valeurs supérieures. L’utilité et la justice contractuelle participent ainsi de celles-ci.
D’autres valeurs peuvent également être invoquées, dont on ne saurait faire ici un inventaire exhaustif. L’entreprise serait nécessairement imparfaite au regard des apports d’éminents auteurs 26, mais aussi inopportune dans une recherche dont l’objet n’est pas de rendre compte des divers aspects de l’évolution du droit des contrats27. En conséquence, notre approche s’arrêtera plus particulièrement sur certaines valeurs objectives nouvelles, latentes dans le droit positif, afin de les confronter à la volonté.
* Les valeurs objectives et la volonté.
16 Les valeurs d’égalité, d’équilibre et de solidarité contractuels semblent émerger tout particulièrement du droit positif et innerver l’ensemble des rapports contractuels. La volonté des contractants, dans ses manifestations et ses effets, est donc nécessairement irriguée par celles-ci.
L’égalité contractuelle transparaît à travers la recherche d’une compensation entre cocontractants ou pré-contractants, précisément en cas d’absence d’égalité entre les parties ou lorsque l’un des cocontractants est investi d’un pouvoir unilatéral. Ainsi, l’égalité contractuelle se découvre-t-elle, dans ses manifestations en droit positif, à travers les devoirs ou obligations d’information, de renseignements (éclairer, rendre « transparent ») qui pèsent sur le contractant dominant et font en sorte de restaurer l’égalité dans le contrat et la connaissance réciproque des parties, indispensable à l’expression des volontés et à l’exécution des obligations consenties.
17 L’équilibre contractuel est, quant à lui, d’une autre nature. Il cherche à agir, non sur la personne des contractants ou pré-contractants, mais sur le contenu du contrat et sur les clauses qui confèrent à l’une des parties un avantage sans contrepartie, n’ayant d’autre justification qu’un rapport de force inégalitaire28. En ce sens, il participe grandement à l’idée de justice contractuelle. La volonté du contractant dépendant ne peut tout accepter et celle du contractant en situation de force ne peut tout imposer et doit faire preuve de « décence» 29 . En découlent les notions de proportionnalité et de justification qui constituent aujourd’hui des valeurs de juste mesure, de raisonnable dans la formation et l’exécution du contrat, en particulier dans l’exercice des prérogatives que le contractant dominant s’est octroyé, qui plus est lorsque celui-ci détient par ailleurs un pouvoir unilatéral reconnu par l’ordre juridique. Le risque existe alors d’une dénaturation du contrat par le pouvoir.
18 Le respect d’un équilibre contractuel peut être renforcé par une exigence, à la fois réciproque et proportionnée, de solidarité contractuelle 30 - terme sans doute plus approprié que celui de fraternité contractuelle- et ce, en vue de pérenniser le contrat. Les obligations de loyauté31, de coopération, de collaboration32, même si elles sont loin d’imprégner l’ensemble de la réalité contractuelle, se déploient dans le droit des contrats « grâce aux auteurs et aux juges, en un souci d’altérité et de générosité apte à rendre l’humain vraiment humain » 33 . Ainsi,les exigences de solidarité contractuelle vont-elles se renforçant et se diversifiant (exigence de bonne foi, obligation de renseigner ou de se renseigner, devoir de conseil, obligation d’adaptation, délai de réflexion avant toute décision,…).
Parce que la volonté détient son pouvoir de la loi, elle ne peut s’abstraire ni des limites définies par le droit ni des valeurs objectives qui animent celui-ci. Ces valeurs s’imposent donc à la volonté, en même temps qu’elles imprègnent ses conditions de manifestation et ses effets. Se faisant, elles visent aussi à « moraliser » le lien contractuel.
19 A l’aune de ces quelques observations, une première définition du concept juridique de volonté se dessine. Celui-ci peut s’entendre comme l’aptitude à décider ou agir reconnue par le droit, conformément à certaines valeurs objectives, à toute personne physique, sujet de droit, en vue de produire des effets juridiques. Cette définition devra être affinée et précisée, car la volonté n’est pas seulement complexe, elle présente aussi des formes diverses qu’il convient maintenant d’appréhender.
L’ « aptitude à » doit être distinguée de la « faculté de ». Cette dernière, d’origine légale, renferme une prérogative, certes de libre exercice, mais enserrée dans un réseau de conditions.
M-A Frison-Roche, « Volonté et obligations », Archives de philosophie du droit « L’obligation »- D.2000 p 129 à 151.
H. Roland -L. Boyer, “Introduction au droit”, Litec 2002, p 385.
N. Dumas, « La volonté dans la formation de l’acte juridique en droit du travail », Thèse 2001,Université de Nancy 2, reprenant ici l’analyse de G.Wicker, « Les fictions juridiques, contribution à l’analyse de l’acte juridique ».
Gounot, « Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé », Thèse Paris 1912 p 3.
E. Kant, « Critiques de la raison pratique », GF Flammarion 2003.
La conception kantienne de la volonté se détache de celle de Descartes (v. « Méditations métaphysiques », 4ème méditation, GF 1992 ), pour qui la volonté « consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose ou ne pas la faire (c’est à dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir) », ce que l’entendement nous propose. Descartes dégage ici un concept de volonté solidaire fondée sur la réflexion et la raison.
A. Fouillée, « La science sociale contemporaine », Paris 1880.
V. Renouil, «L’autonomie de la volonté : naissance et évolution d’un concept », PUF 1980.
Le Conseil constitutionnel a considéré,dans une décision du 20 mars 1997, que ni l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, ni aucune norme de valeur constitutionnelle, ne fondait un principe constitutionnel dit de l’autonomie de la volonté (JCP 97,I,4039,n°1et 2 obs. M .Fabre-Magnan). On notera que le Conseil d’Etat avait jugé auparavant que la liberté contractuelle est un principe fondamental au sens de l’article 34 de la Constitution ( décision du 5 mai 1967,Rec.CE p 348 ).
J.B.H Lacordaire , 52ème conférence de Notre Dame, 1848.
« Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi ».
F.Terré , Ph. Simler, Y. Lequette, «Droit civil : Les obligations», Dalloz 9ème Ed. 2005,p 32 (citation Ancel et Lequette,Grands arrêts de la jurisprudence française de droit international privé, 3ème éd. 1997, p 174 et suiv) .
J. Ghestin, « L’utile et le juste dans les contrats », Recueil Dalloz,Sirey 1982, 1er cahier, Chr. p 1-10.
V.notamment, J.Ghestin, chr.préc. « L’utile et le juste dans les contrats » ; C.Thierbierge-Guelfucci, «Libres propos sur la transformation du droit des contrats », RDT civ. Avril-juin 1997, p 375 ; L. Cadiet « Interrogations sur le droit contemporain des contrats » in le Droit contemporain des contrats, 1987 p 7 et suiv.
Il importe de rappeler ici qu’une importante réforme du droit des contrats est en cours d’oeuvre. V. notamment les observations de J. Ghestin, p 5-32 et celles de X.Lagarde, p74-80, in « Observations sur le projet de réforme du droit des contrats », sous la direction de J. Ghestin, Petites Affiches 12/02/2009, n° 31 (numéro spécial).
F.X Testu, «Le juge et le contrat d’adhésion», JCP 1993 I 3676, spé n° 9.
D. Mazeaud, « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? » in Les Obligations ; Mélanges Terré, éd.Dalloz 1999, p 603.
R. Demogue, «Le contrat est respectable en fonction de la solidarité humaine », RTD civ. 1907.246. Y. Picod, « L’obligation de coopération dans l’exécution du contrat », JCP 1988.I.3318.
Y. Picod, « Le devoir de loyauté dans l’exécution du contrat », thèse LGDJ 1989. V. aussi D. Mazeaud, art. préc. « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? »p 603.
J. Mestre, « D’une exigence de bonne foi à un esprit de collaboration », RTD civ. 1986, p 101 et suiv.
A propos de R. Demogue, mentionné par C. Thiebierge-Guelfucci, comme un des précurseurs isolés, d’une certaine aspiration fraternelle, v.art. préc. «Libres propos sur la transformation du droit des contrats », p 384.