53 Pour qu’il y ait contrat, il faut consentir, accepter, dire « oui » à l’autre. Il faut une rencontre des volontés qui n’est réalisable que si les parties en présence sont « à l’unisson». Cette osmose des volontés contractuelles suppose une égalité réciproque et immédiate entre les parties, mais aussi la faculté pour chacune d’entre elles de s’engager librement dans le lien contractuel.
Il est fait état de ce que l’on nomme classiquement la liberté contractuelle, laquelle recouvre plusieurs composantes : la liberté de contracter ou non, la liberté de choisir son cocontractant, la liberté de déterminer le contenu du contrat. Cette liberté se nourrit, dans ses différentes manifestations, de la puissance de la volonté individuelle, du vouloir comme source de lien d’obligation. Vouloir être obligé et n’être obligé que parce qu’on le veut. On y retrouve encore vives les traces de la théorie de l’autonomie de la volonté 64.Toutefois, si la liberté contractuelle65 permet aux individus de construire librement leurs accords, leurs conventions doivent néanmoins être « légalement formées » 66 et ne pas déroger « aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs » 67 .
L’ordre public apparaît comme la « barrière générale à l’ autonomie de la volonté» 68 et n’exclut pas de limiter, en tant que telle, la liberté contractuelle des parties. Le produit du libre accord de volontés que constitue le contrat, doit donc nécessairement « respecter les valeurs essentielles qu’a en charge la société » 69, de sorte que l’ordre public prend la physionomie d’une « police des contrats » 70 ou « d’un ordre public contractuel ».
Cet ordre public classique se double d’un ordre public économique71 qui ne se contente pas d’interdire, mais impose des comportements en vue d’aménager, de rééquilibrer des rapports économiques et sociaux.C’est au sein de cette figure spécifique de l’ordre public qu’a été conçu un ordre public de protectionvisant à rétablir l’équilibre du contrat au profit de la partie dite faible et destiné à protéger de tels contractants parce que l’exercice de leur volonté ne garantit plus la justice contractuelle72. Cette physionomie inégalitaire de l’ordre public est l’adaptation nécessaire empruntée par le droit en vue de protéger le contractant le plus faible, réintroduire de l’égalité concrète dans une relation juridique de pouvoir. En ce sens, l’ordre public de protection est à la fois impératif et attributif. Il génère de la contrainte pour le contractant dominant, par ailleurs détenteur du pouvoir et crée en contrepartie des garanties pour le contractant le plus faible, soumis à ce pouvoir.
54 Or, précisément, une telle configuration anime le rapport de travail73. Le consentement du salarié peut-il être à « l’unisson » de celui de l’employeur dès lors qu’une inégalité socio-économique existe entre les parties en défaveur du salarié, et que pèse le poids de la subordination salariale et du pouvoir patronal?
Un doute légitime se manifeste à cette interrogation, au point que le droit du travail a agencé, pour compenser cette inégalité et limiter le pouvoir de la partie dominante, des rapports asymétriques. Fondés sur la protection de la partie la plus faible et la contrainte de la partie dominante, ils créent un véritable contrepoids normatif constitué par un ordre public à sens unique, dans la direction exclusive du salarié. Sans doute, serait-onmême tenté de considérer que l’ordre public en droit du travail est essentiellement un ordrepublic de protection du salarié.En réalité, l’ordre public en droit du travail est à la fois plus subtil et complexe. « Le caractère supérieur des dispositions d’ordre public, l’aspect particulièrement éminent des intérêts qu’elles défendent conduisent fréquemment à une concordance d’intérêts entre les dispositions d’ordre public de la Société et les dispositions d’ordre public du droit du travail » 74 . Mais il existe bien un ordre public autonome, propre au droit du travail75dont l’objectif vise à la fois la protection du travailleur et l’aménagement structurel des rapports employeur-salarié, et qui supporte, par ailleurs, même en l’absence de précision textuelle, la dérogation favorable au salarié.
55 Ainsi, à partir du constat d’une réalité factuelle dont le droit ne peut s’affranchir, la loi a encadré, voire même évincé, la volonté du salarié, pour permettre l’application concrète de la règle de droit qui s’impose aux parties et au contrat de travail. Pour autant, l’exigence d’un échange du consentement qui préside à la formation du contrat de travail, demeure essentielle, et constitue la préservation d’une volonté, certes restreinte, mais existante. Somme toute, il ne s’agit pas de donner à la volonté du salarié plus de liberté, mais plus de sécurité et d’égalité, singulièrement au cours de la phase de formation du contrat de travail, à une période où le déséquilibre entre les parties apparaît manifeste.
En conséquence, la liberté contractuelle des parties au contrat de travail se trouve notablement encadrée par la norme légale. Choisir son cocontractant, décider de contracter (A) et fixer à son gré le contenu du contrat de travail (B) sont des actes volontaires qui ne sont pas, en droit du travail, laissés à l’entière disposition des parties et apparaissent dès lors enfermés dans d’étroites limites.
Supra introduction générale.
Sur la position du Conseil Constitutionnel concernant la liberté contractuelle : v.DC n°2000-437 du 19/12/2000, RTD civ. 2001, p 229, note N.Molfessis. V.aussi dernièrement DC n° 2008-568 du 07/08/08 sur la loi portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail « Le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit pas justifiée par un motif général suffisant pour méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, ainsi que s’agissant de la participation des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions de travail, du 8 ème alinéa du Préambule de 1946 ». Précédemment, après une période où le Conseil Constitutionnel considérait qu’aucune norme constitutionnelle ne garantissait le principe de liberté contractuelle ( v. DC.03/08/94, JCP 1995, II, 22404, note Brouselle), il avait ensuite apporté un tempérament en considérant que le législateur ne saurait porter à l’économie des conventions en cours légalement conclues, des atteintes d’une gravité propre à méconnaître manifestement l’art 4 de la Déclaration de l’homme et du citoyen de 1789 - qui sert d’ailleurs de fondement à la protection constitutionnelle de la liberté d’entreprendre (DC n°98-401 , RTD civ . 1998, p 796, note N.Molfessis, loi sur les 35 heures).
V. art.1134 alinéa 1 du code civil. Dans cette barrière légale, on rencontre bien évidemment la loi, mais aussi une large réglementation (décrets, arrêtés, circulaires,…), la Constitution fournissant principes directeurs et fondateurs progressivement distingués par le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’Etat, sans oublier l’œuvre de la jurisprudence dont résulte une part du droit positif, mais aussi les conventions internationales de l’Organisation internationale du travail et du Conseil de l’Europe, le droit européen dont l’action normative est en pleine expansion,…
V. art. 6 du code civil.
Ph.Malaurie, « L’ordre public et le contrat », ed. Matot-Braine, 1953.
F.Terré, Ph.Simler, Y.Lequette,op. préc. p 344 et suiv.
J.Carbonnier, « Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur », LGDJ 1988, 6ème ed.
L’ordre public économique peut être défini comme « l’ensemble des règles obligatoires dans les rapports contractuels relatives à l’organisation économique, aux rapports sociaux et à l’économie interne du contrat » (G.Farjat, « L’ordre public économique », LGDJ 1963 n°30). Dans cet ordre public, la doctrine s’est attachée à distinguer l’ordre public de direction visant la protection de l’intérêt général et l’ordre public de protection tendant à rétablir l’équilibre du contrat au profit de la partie faible.
Infra Section 2 du présent Chapitre.
Au surplus, l’ordre public en droit du travail peut revêtir une autre forme, celle d’ordre public dérogeable par voie de convention ou d’accords collectifs du travail (v.infra §2B).
L. Rozes, « Remarques sur l’ordre public en droit du travail », Dr. Soc. sept -oct 1977 p 311. Pour mémoire, on rappelera ici qu’entrent dans cette catégorie d’ordre public « concordant », les libertés civiles, largement consacrées en droit du travail.
V. F.Canut, « L’ordre public en droit du travail », Thèse 2004, Université de Paris 1 Sorbonne.